Dans son maître-ouvrage, « Le Sacré » (1917), Rudolf Otto (1869-1937), théologien allemand, subsume la puissance agissante du divin sous le concept de « numineux » et lui reconnaît, en tant que « mystère », deux caractéristiques constitutives contradictoires, le « tremendum » ou l’effroi et le « fascinans » ou le subjuguant. Sur cette base, il est alors loisible de définir le sentiment attaché au sacrilège, une forme très grave de péché puisqu’il y est question de blasphème ou de profanation comme la terreur, mêlée à la culpabilité, que suscite dans la conscience humaine la transgression, par crainte de la sanction divine. D’un point de vue profane, il va de soi que cet effroi éprouvé à l’approche de la consommation du péché fonctionne comme un piège affectivo-idéologique destiné à garantir et pérenniser l’hétéronomie de l’individu, c’est-à-dire à barrer son émancipation en le retenant d’accomplir le geste fatal.
La socialisation primaire est finalement une vaste osmose entre l’adulte et l’enfant qui façonne chez celui-ci un ensemble de manières de sentir, de penser et d’agir, en principe vouées à la convergence. Mais, consécutivement à un parcours de vie diversifié, il peut arriver, et il arrive souvent, que ces trois instances se mettent à diverger. C’est notamment ce qu’il se passe lorsqu’une conscience initialement croyante, à la suite par exemple de lectures philosophiques, nourrit à un certain moment la volonté de rompre avec les croyances qui lui ont été inculquées dans la prime enfance. C’est alors que la difficulté surgit, parce qu’il faut résoudre la contradiction entre les trois instances du sentiment, de la pensée et de l’action qu’a fait surgir la volonté d’autonomie, dans la mesure où désormais l’affectivité apparaît comme l’instance de l’aliénation et du passé, la pensée comme celle de l’émancipation et du présent et le comportement comme le lieu de la transgression et du futur.
Par rapport aux deux autres, l’instance affective possède un privilège qui consiste à structurer sur le long cours, voire pour toute la vie, la personnalité de l’individu. Plus qu’il ne les considère comme des normes, celui-ci ressent comme des normes les thèmes auxquels il a été sensibilisé dans son enfance qui finissent par devenir la substance même de sa nature. Son dessein d’émancipation alors, né dans la pensée, se heurte à la résistance de l’affect qui retient sa main dans l’ordre comportemental de peur que le ciel ne lui tombe sur la tête. L’acte transgressif, c’est-à-dire émancipateur, n’ayant pas eu lieu, tout peut alors continuer comme avant, autrement dit la domination tranquille.
La théologie distingue deux types de péché, par omission qui consiste à ne pas faire le bien que l’on devrait promouvoir, et par action qui conduit à faire le mal que l’on voudrait éviter. Nous soutenons que l’appel au front républicain veut reconstituer dans le domaine politique cet effroi et cette culpabilité devant l’acte transgressif, même minimal, c’est-à-dire par omission, que représenterait une abstention au second tour de l’élection présidentielle. Le mouvement de recul devant lui, permettrait alors au président sortant, par le vote en sa faveur, c’est-à-dire l’assomption du « Bien », de légitimer la continuation de sa politique de domination totale du capital sur le travail, voire son parachèvement. Au moment séculier de la modernité où la Divinité descend dans l’Homme et l’Homme monte dans la Divinité (1), l’on retrouve bien ici les catégories religieuses converties en catégories politiques : le « Bien » ou la défense des libertés républicaines par le vote « Macron », le péché par action ou la destruction de ces mêmes libertés par le vote « Le Pen », le péché par omission ou l’abstention qui refuse d’accomplir le « Bien » et, au final, la poursuite de la domination dans deux cas sur trois. Mais, la nouvelle religion humaniste fait bien plus que l’ancienne dans la mesure où elle fait du péché par omission, inférieur pourtant dans la hiérarchie des fautes au péché par action auquel appartient le sacrilège classique, la catégorie dont relève le sacrilège politique. L’abstention, et surtout celui qui ose s’y prêter, en refusant d’endiguer par avance les futures atteintes aux Droits de l’Homme, doit, comme le damné, attirer l’opprobre et la condamnation. Certes, puisque l’on campe ici dans un univers exclusivement humain, Dieu est absent, mais pas sa place, occupée par l’Autre qui ne manquera pas de regarder l’abstentionniste comme un « salaud ». Celui-ci, ostracisé, abreuve alors sa culpabilité à deux sources, le jugement négatif d’autrui et l’idée de sa propre connivence avec l’irréparable qui suscite l’effroi. Pour se défaire du conflit cornélien suscité par le balancement entre le vote de barrage et l’abstention, pour dissoudre l’effroi ressenti face à une abstention qui rendrait complice de l’extrême et l’assumer sereinement, il faut s’émanciper de la chausse-trape du front républicain démasqué comme un piège idéologique et promouvoir une analyse systémique plutôt que personnelle. En d’autres termes, il faut comprendre la nature véritable du capitalisme, notamment dans sa variante actuelle, néolibérale, qui nécessairement, quel qu’en soit le continuateur, culminera à la fin dans un autoritarisme sans phrases. Au demeurant, cet autoritarisme a même déjà largement commencé. L’on pense à la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme et à celle du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République , dite aussi loi contre le séparatisme, particulièrement emblématiques du quinquennat finissant. L’on peut donc augurer sans risque que, quel que soit le titulaire du pouvoir, le mouvement ne pourra que se durcir à l’avenir (2).
Nous proposons de pratiquer une certaine abstraction et de distinguer deux types de sujet, les sujets personnels que représentent la femme Le Pen et l’homme Macron, et le sujet systémique qui unifie les deux précédents sous l’égide du capital. Dans la confrontation « Macron-Le Pen », le capital est, à coup sûr, gagnant dans les deux cas, puisque les deux candidats ont une même politique socio-économique servile à son endroit (3). Mais, il s’agit pour lui surtout de dissuader ceux qui, du côté du travail ne se reconnaissant dans aucun des deux, seraient tentés par l’abstention, en créant une différence entre les deux pour grappiller des points de légitimité moins en faveur de l’un des deux candidats proprement dit que de leur politique socio-économique globalement commune. En d’autres termes, pour le capital, le vrai et seul danger est l’abstention. Bien qu’il n’y ait en France, de jure, aucune règle constitutionnelle ou organique qui délégitime une élection, c’est-à-dire impose son annulation, pour taux de participation trop faible, il n’en reste pas moins vrai que, de facto, une telle situation pourrait alimenter l’idée, chez les opposants, de contester inlassablement la politique d’un Président insuffisamment élu, et par conséquent de la contrarier. Des débats sur le niveau d’un taux d’abstention maximal auraient, paraît-il, eu lieu pour le proposer, en vain, à 70 %, à partir duquel une élection devrait être rejouée (4). Mais, il est vrai qu’entre les 26,31 % d’abstention au 1er tour de l’élection présidentielle de 2022, déjà considérés comme élevés, et les 70 % théoriques suggérés, la marge est grande pour appuyer dans les faits le combat politique de décrédibilisation. Au deuxième tour de l’élection de 2017, les bulletins en faveur de Macron et Le Pen confondus représentaient 65,97 % des inscrits, avec une abstention de 25,44 % (5). Les 65,97 % des inscrits se sont portés pour 43,61 % sur le nom d’Emmanuel Macron et pour 22,36 % sur celui de Marine Le Pen, soit une proportion de deux tiers/un tiers (5). Le sujet systémique est aveugle à la ventilation des agents du capital entre deux personnes différentes car il est toujours gagnant, mais s’il veut gagner largement, il doit s’intéresser à l’abstention globale. Moins celle-ci sera importante, plus le vainqueur sera à l’abri d’une accusation d’illégitimité de fait. En conservant la même proportion entre les candidats, si les résultats de 2017 avaient été divisés par deux et que le pourcentage des deux candidats par rapport aux inscrits était passé à une trentaine de points , Emmanuel Macron aurait été élu par seulement 20 % des inscrits. Cependant, si le sujet systémique est indifférent aux personnes, il doit tout de même feindre d’en préférer une en lui construisant une qualité différentielle, artificielle ou réelle, mais seulement de degré, sur laquelle s’appuyer pour appeler au front républicain (6). Le candidat retenu n’est alors là que comme un outil permettant au jeu de bascule abstention/vote de fonctionner. Un effet de ce choix est de rigidifier les votes pour l’autre candidate. Son réservoir de voix est déjà pratiquement déterminé à l’avance par la volonté de ses électeurs qui, quoi qu’il arrive, voteront pour elle par conviction ou par opposition farouche à Emmanuel Macron. L’hésitation abstention/vote « Le Pen », si elle existe dans la réalité, ne peut être que marginale. En revanche, elle est carrément ouverte du côté du candidat « vertueux ». Et Le pari du sujet systémique est, par cette ouverture, de faire baisser l’abstention et grimper la légitimité, bien plus que de propulser le candidat Macron proprement dit, même si celui-ci bénéficie par la force des choses du « stratagème ».
Ceux qui sont quelque peu familiarisés avec le marxisme auront sans doute reconnu dans ce sujet systémique ce dont est fait le capital lui-même, c’est-à-dire la valeur, que Marx (1818-1883) qualifie de « sujet automate » pour marquer sa mécanicité et son autonomie par delà la conscience des individus. Mais, si la logique de la valeur se déploie d’elle-même et indépendamment des consciences, il n’en reste pas moins que cette logique peut être prise en charge par l’État. C’est précisément le propre du néolibéralisme, qui n’est qu’une manière d’utiliser l’État pour sauver le système en assurant l’hégémonie du capital sur le travail dans une situation d’essoufflement global de la valeur. Pour ce faire, l’État néolibéral, donc macronien ou lepenien, contrairement aux discours, ne peut qu’accentuer la crise écologique et creuser les inégalités et, devant les protestations générées par cette politique, affirmer son autoritarisme en réprimant férocement. Puisqu’en l’occurrence il faut faire court dans ce genre d’exercice rendu difficile par la condensation qu’il exige, disons alors l’essentiel forcément coupé de son contexte de discussion et de justification.
Le coup de génie de Marx a consisté à identifier, comme spécificité du capitalisme, le double caractère du travail et de la marchandise. Si le travail concret, avec toutes ses qualités techniques, aboutit à la production de valeurs d’usage, le travail abstrait, c’est-à-dire le travail humain réduit à son état de dépense d’énergie physiologique, se traduit par le surgissement de la valeur d’échange exprimée in fine en termes monétaires. La marchandise (biens ou services), en tant que produit du travail, hérite bien entendu des deux caractéristiques de ce dernier. Elle présente donc à la fois une utilité pour assouvir un besoin et une valeur monétaire pour pouvoir être échangée avec d’autres marchandises. La contradiction majeure du capitalisme réside alors dans le découplage entre la richesse matérielle en tant qu’ensemble des valeurs d’usage et la richesse abstraite en tant que somme des valeurs d’échange des marchandises. Elle s’exprime par le fait, étonnant de prime abord, que, via l’accroissement incessant de la productivité recherché par chaque entreprise pour augmenter ses profits, la première finit par s’accroître dans des proportions gigantesques alors que la deuxième ne cesse de diminuer globalement. Macroéconomiquement, en raison de l’assèchement de la valeur, le système s’acheminerait vers sa limite interne jusqu’à son asphyxie (7). Pour contrer ce jeu mortifère, c’est-à-dire ce tarissement de la valeur et surtout du profit, issu du partage de cette valeur entre les travailleurs et les capitalistes, le système réagit au moins de quatre manières complémentaires : a) la recherche d’une croissance permanente qui saccage la nature, b) la marchandisation de la société et en particulier des services publics, c) l’aggravation du rapport d’exploitation de la force de travail qui transparaît dans le refus, de la part de l’État, d’augmenter énergiquement le SMIC (8), d) le doublement de l’ordre réel de l’économie par un ordre financier qui, à l’instar d’un groupe électrogène prenant le relais en cas de coupure de secteur, assure pour le moment la pérennité du système en engendrant un type particulier, généreux mais dangereux, de profit, un profit dit « fictif », comme le capital qui le génère, mais susceptible de capter la richesse « réelle » et de déclencher une crise inflationniste mondiale (9).
Sans une alternative de rupture assumée, l’État néolibéral, dirigé par l’extrême-droite ou un centre-droit d’étiquette, donc une droite sans fard, est condamné à accompagner ou même à devancer, ces réactions du système. En ce dimanche 10 avril 2022, les Français, sans doute terrassés par les dispositifs idéologiques et médiatiques de la grande bourgeoisie, ont préféré les ténèbres à la lumière. Ils ont refusé le rendez-vous avec l’histoire qui leur était proposé en renonçant et à bâtir une société « d’harmonie entre les hommes et avec la nature » et à achever la Révolution de 1789 par le passage, 229 ans après la tentative avortée de la Constitution du 6 messidor An I (24 juin 1793), de la souveraineté nationale à la souveraineté populaire grâce au référendum d’initiative citoyenne sous ses trois composantes, législative, abrogative et révocatoire. La suite, on l’entrevoit, et elle fait peur, parce qu’avec Macron ou Le Pen, peu importe, elle pourrait être celle d’une dystopie qui se conjoint au réel, c’est-à-dire d’une descente aux enfers, au propre comme au figuré, avec l’approfondissement respectivement du réchauffement climatique et des inégalités. Et selon le lieu occupé dans l’espace infernal, les flammes pourraient peu ou prou brûler en fonction de la fortune accumulée ou de la pauvreté assignée. Certes, il faut se ressaisir et ne pas se laisser aller au découragement. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le combat sera encore plus âpre qu’il ne l’a jamais été jusqu’à présent, même s’il faut se persuader que si nous avons pu éviter la retraite à points au cours de ce quinquennat, c’est déjà moins en raison des résistances parlementaires et des mobilisations de rue que de l’irruption inopinée du coronavirus dans la société, parce que ce moment de contre-réforme structurelle était probablement destiné à devenir le moment acméique, c’est-à-dire thatcherien, du macronisme où enfin aurait dû être actée la subsomption définitive du travail au capital (10). A côté du front classique voué aux luttes sociale, économique et écologique, pour faire face à l’urgence de la tâche parce qu’elle est devenue une tâche de survie sur tous ces plans en même temps, il faudrait donc, grâce à l’abstention de masse, en ouvrir un nouveau, politico-institutionnel cette fois-ci. Comme on l’a déjà vu, il s’agirait de rien de moins que de délégitimer, au moins verbalement, le nouvel ou la nouvelle élu(e), et par conséquent aussi sa politique, par un rappel incessant du taux d’abstention qui justifierait qu’il ou elle limite son action à l’expédition des affaires courantes, à l’exclusion de toute contre-réforme structurelle. A l’heure où l’abstention n’est plus regardée comme une indifférence au politique et une préférence pour la pêche à l’escavène dominicale, à supposer qu’elle ne l’ait jamais été, elle permettrait, si elle est massive, de renvoyer à son évidence le fait que la politique étatique a été réduite à une tyrannie et de la minorité et du capital.
Non ! Décidément non ! Nous ne ferons pas le « Bien » qu’on nous intime de faire et espérons ardemment que le front républicain se fracassera une fois pour toutes sur le récif de nos très nombreuses abstentions.
NOTES
1/ Cf. Luc Ferry, « L’Homme-Dieu ou le Sens de la vie », Grasset & Fasquelle, 1996.
2/ Voir le livre de Romaric Godin, « La guerre sociale en France », sous-titré « Aux sources é
conomiques de la démocratie autoritaire », La Découverte, 2019.
3/ Même si Vincent Bolloré a construit de toutes pièces l’homme politique Zemmour, il est évident que, du point de vue de ses intérêts capitalistes, il s’accommodera très aisément de Marine Le Pen et, en cas d’échec de celle-ci au second tour, c’est Emmanuel Macron qui fera son affaire comme cela a déjà été le cas au cours du quinquennat qui vient de s’écouler.
4/ https://www.rtl.fr/actu/politique/une-election-peut-elle-etre-annulee-en-cas-de-forte-abstention-7900047670 et https://www.lesechos.fr/2017/05/la-presidentielle-2017-peut-elle-etre-annulee-pour-cause-dabstention-167429
5/ L’abstention est la différence entre les inscrits et les votants. La participation se confond avec les votants. Ceux-ci comprennent les suffrages exprimés mais aussi les bulletins blancs et nuls. La différence entre les inscrits et les suffrages exprimés ne donnent donc pas le nombre des abstentionnistes. Pour obtenir ce nombre, il faut encore soustraire les bulletins blancs et nuls. Depuis la loi du 21 février 2014, les bulletins blancs sont décomptés désormais séparément des bulletins nuls, mais ils ne sont pas englobés dans les suffrages exprimés. S’ils l’étaient, les résultats de chaque candidat seraient moins élevés que lorsqu’ils sont référés aux seuls suffrages exprimés. Mais, par rapport à ceux calculés avec le nombre des inscrits, ils seraient tout de même plus élevés. L’utilisation des bulletins blancs peut donc apparaître comme une tentative pour masquer une légitimité plus faible. Au 2ème tour de l’élection présidentielle de 2017, on dénombrait 6,35 % de bulletins blancs et 2,24 % de bulletins nuls (par rapports aux votants).
https://mobile.interieur.gouv.fr/Archives/Archives-elections/Election-presidentielle-2017/Resultats-globaux-du-second-tour-de-l-election-du-President-de-la-Republique-2017
6/ A cet endroit, on ne peut résister à la tentation de citer la fameuse phrase de Friedrich von Hayek (1899-1992) à propos du régime chilien de Pinochet, même si, pour lui rendre tout à fait justice, il conviendrait de la contextualiser : « Personnellement, je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme ». Où l’on voit que le capital se joue non seulement des frontières mais aussi des qualités prêtées aux régimes politiques qui, pourtant, agitent la communauté des électeurs de nos pays encore démocratiques. (https://www.franceculture.fr/emissions/le-malheur-des-uns/friedrich-hayek-ou-la-dictature-de-la-liberte)
7/ Cf. Anseim Jappe, « Les aventures de la marchandise », La Découverte, 2017.
8/ En soutenant que la plus-value (ou le profit) est la différence entre la valeur totale créée par la force de travail et sa propre valeur (le salaire), la théorie marxiste classique laisse entendre que la détermination de la valeur de la force de travail précède celle de la grandeur du profit, notamment quant à la force de travail la moins qualifiée. A l’époque de Marx, la valeur de cette dernière se confondait avec un salaire de subsistance en deçà duquel ce devait être la mort. Si, dans la théorie, la plus-value relative, consécutive à l’innovation et à l’accroissement de la productivité dans les secteurs qui fournissent les marchandises nécessaires à la reproduction de la force de travail, résulte de la baisse de la valeur de ces marchandises, donc de la baisse des salaires nominaux, en termes réels, donc de pouvoir d’achat, les salaires sont maintenus. Et heureusement, parce que, au-dessous de ce salaire, c’est la mort. Or, aujourd’hui, les termes du débat ont changé compte tenu du degré de développement de la société contemporaine, ce n’est plus survie contre mort, mais vie décente contre survie. Or, malgré la fixation légale du salaire minimum (SMIC), ou plutôt à cause de la « paresse » des autorités à l’augmenter, le salaire réel (et donc la valeur du travail) des travailleurs les moins qualifiés enregistre une perte de pouvoir d’achat et ne reflète plus le niveau historique auquel il devrait se situer autorisant une vie décente, sans doute sous la pression, entre autres, des dépenses contraintes. Si le salaire peut tomber en-deça de la valeur historique de la force de travail c’est parce que la détermination de celle-ci a perdu sa préséance par rapport à celle du profit et résulte désormais d’un rapport de force assumé : le taux de profit est déterminé en premier et le salaire suit, d’où un mouvement comme celui des gilets jaunes. Puisqu’au début on évoquait les Droits humains, il faut souligner la contradiction de cette évolution avec ces Droits précisément. L’alinéa 11 du Préambule de la Constitution de 1946, intégré dans celui de la Constitution du 4 octobre 1958, lui-même, intégré dans le bloc de constitutionnalité de ladite Constitution par la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971, dite « Liberté d’association » précise : « (La Nation) garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». La proximité entre la convenabilité et la décence n’aura échappé à personne. Il s’en suit que les retraités, les handicapés, les chômeurs ont droit à des moyens permettant une vie décente. En 2015, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale a fixé à 1424€ le revenu décent pour une personne seule. Autrement dit, pour un travailleur non qualifié, le salaire décent correspondant à la valeur historique de sa force de travail devrait être plus élevé. Or, seuls Philippe Poutou et Nathalie Arthaud prévoyaient dans leur programme de 2022 une augmentation importante du SMIC, à hauteur de 1800€ pour le premier et 2000€ pour la seconde.
9/ Cf. Cédric Durand, « Le capital fictif », Les Prairies ordinaires, 2014. En 2013, le stock de capital financier s’élevait à 246 000 milliards d’euros, soit 4 fois le PIB mondial. (« Le capital fictif de M. Durand, par Henri Houben, https://gresea.be/Le-capital-fictif-de-M-Durand)
10/https://www.mediapart.fr/journal/international/080120/le-moment-thatcher-d-emmanuel-macron, Le « moment Thatcher » d’Emmanuel Macron, par Romaric Godin