Dominique- FOULON 1951

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Billet de blog 12 décembre 2023

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Critique du livre Marseille, la Provence et l’Indochine d'Alain Ruscio

Critique de l'ouvrage d'Alain Ruscio, Marseille, la Provence et l’Indochine Une histoire humaine à l’époque coloniale, Les Indes Savantes, 2023, pubiée dans le n°126 de Perspectives septembre 2023 qui est le trimestriel de l'Association d'Amitiés Franco-Vietnamienne.

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Marseille, la Provence et l’Indochine

Une histoire humaine à l’époque coloniale

Par Alain Ruscio

Les Indes Savantes, 2023, 168 p.

Au cours du XIXe siècle, Marseille prend le pas sur les grands ports de l’Atlantique dans les rapports entre la France et son Empire. L’ouverture du canal de Suez en 1869 couronnera définitivement Marseille comme « porte du Sud » selon l’expression, plus tardive, d’Albert Londres.

Si la colonisation fut une entreprise de rapine, elle fut aussi l’occasion de rencontres, certes déséquilibrées, mais diverses entre des mondes dissemblables. Marseille a donc été le lieu où s’épanouirent diverses sociétés savantes comme la société de géographie et le premier institut colonial de France. Entreprises à caractère scientifique, mais qui, à l’aube du 20e siècle, prirent une dimension commerciale et économique. Ouverte sur l’Afrique avant l’Asie Marseille fut aussi la ville phare de la médecine coloniale qui, avant de soigner les indigènes, veillait à éviter que les pathologies exotiques ne déciment les troupes envoyées conquérir ces territoires.

Ce sont surtout les expositions coloniales qui, en 1906 et 1922, associèrent définitivement la ville aux colonies. Organisées à la suite des expositions universelles, ces exhibitions du domaine colonial connurent un immense succès. Après Lyon, Rouen et Rochefort, Marseille organisa sa première exposition en 1906. Conjointement, le développement de la presse et de la publicité à l’ensemble du territoire français, donnèrent à l’évènement un caractère national. (1) Le peintre Dellepianne, délaissant les santons, réalisa les deux affiches. Celle de 1906, est reproduite sur la couverture de l’ouvrage, il convient de noter, que contrairement à beaucoup d’autres, cette illustration ne relevait d’aucun chauvinisme, paternalisme ou patriotisme outrancier. Il n’empêche que la présence au pavillon de l’Indochine des trois régies qui recueillaient les taxes au profit du budget général (régie du sel, de l’alcool et de l’opium) interrogeait, à une époque où la presse française dénonçait les ravages de ce fléau et où la gabelle (l’impôt sur le sel) n’existait plus depuis 1790.

Mais dans l’ensemble bien peu de voix s’élevèrent à l’époque aussi bien sur le spectacle offert à cette occasion que sur le bien-fondé de l’empire colonial.

Alain Ruscio offre ensuite une série de portraits d’hommes de Provence ayant eu un lien plus ou moins proche avec l’Indochine. Maitre d’œuvre de l’Encyclopédie de la colonisation française (aux éditions Les Indes Savantes) on imagine qu’il a puisé dans les multiples contributions recueillies pour donner un inventaire, proche de l’érudition, très intéressant.

Dès lors c’est avec affliction que l’on ressort des chapitres consacrés aux Indochinois en Provence. La recherche cède le pas à l’hagiographie, à l’histoire officielle, voire au parti pris militant.

Il est maladroit et abusif de faire tourner l’histoire de la diaspora indochinoise autour de la figure mythique Hồ Chí Minh tout en laissant dans l’ombre des personnages dont l’envergure politique, à l’époque, était bien plus importante, même si leur postérité a été moindre. En effet comment évoquer Phan Châu Trinh, arraché au bagne de Poulo Condor par une campagne de la Ligue des Droits de l’Homme en 1910 et ignorer l’avocat Phan Văn Trương fondateur de la première « association d’Indo-Chinois , la Fraternité » en 1912. Les deux Phan furent inculpés dans un prétendu complot contre la sureté de l’Etat en septembre 1914, et libérés en juillet 1915. Cette aventure fut relatée dans le journal de Nguyễn An Ninh La Cloche Fêlée à Saigon en 1923.(2) Par la suite Phan Văn Trương fut interprète à l’arsenal de Toulon auprès des travailleurs et soldats indochinois, une localisation qui aurait permis qu’il trouve sa place dans cet ouvrage. En effet son rôle est essentiel par la suite dans les activités qui conduisirent à la rédaction des Revendications du peuple annamite présenté à la conférence de Versailles sous le pseudonyme collectif de Nguyễn Ái Quốc. C’est encore Phan Văn Trương qui traduisait et corrigeait les premiers articles de Nguyễn Tất Thành (futur Hô Chi Minh) pour La Voix ouvrière et L’Humanité. Ce dernier « s’appropria la signature de Nguyễn Ái Quốc qui était une signature collective ». (3) De même, comment évoquer « l’agitation » au début des années 20 à Marseille, sans rappeler Nguyễn Thế Truyền co-fondateur de l’Union Intercoloniale, rédacteur en chef du journal Le Paria et présenté comme un des principaux rédacteurs du Procès de la colonisation publié en 1924 (et non 1926) aux éditions La librairie du Travail sous le pseudonyme cité précédemment. Membre de la commission colonial du Parti Communiste (sfic) il crée en 1927 le Parti Annamite de l’Indépendance. Il intervient à Marseille en février 1927 au procès de deux marins et d’un étudiant annamites coupables d’avoir distribué des tracts à leurs compatriotes sous l’uniforme. (p116 du livre) pourquoi ne pas le nommer ?

Pour parler des travailleurs indochinois, requis à l’aube de la seconde guerre mondiale et parqués au camp de Mazargues pourquoi privilégier l’anecdote à l’étude de ce mouvement unique dans l’histoire de l’immigration ? Les Cong Binh n’avaient pas attendu que Raymond Aubrac signe la révocation d’anciens administrateurs vichystes pour s’organiser, y compris sous l’occupation, et mettre en place des structures démocratiques avec des représentants élus. On est bien en peine de trouver dans l’ouvrage l’évocation de ce que fut l’émergence d’un véritable front unique de toutes les tendances politiques de la diaspora et le soin apporté à ce que les travailleurs requis aient des responsabilités au sein de la Délégation Générale des Indochinois crée au mois de décembre 1944 à Avignon. Il s’agissait en particulier d’éviter que la masse des Cong Binh ne soit représenté par quelques « intellectuels » éloquents et instruits, très loin des préoccupations de la majorité de leurs compatriotes auxquels ils s’étaient peu intéressés. Ce sont pourtant ceux là qui sont cités dans l’ouvrage (p 132). La Délégation fut dissoute par le gouvernement de la France nouvelle le 19 octobre 1945. On cherchera en vain une évocation des cours d’alphabétisation et ceux de formation technique de base, la diffusion d’une presse en quốc ngữ…  un rappel qui relate leffervescence culturel au sens large et politique en lien avec celle de l’époque.

Affirmer l’unanimité autour de la personne de l’oncle Hô est bien loin des réalités de l’époque (1945/46). Quand il arrive en France il est accueilli par les Cong Binh dont les banderoles réclament l’indépendance totale c’est-à-dire hors de l’Union Française. Les accords de mars qui ont permis de faire entrer les troupes de Leclerc à Hanoi sont dénoncés comme un subterfuge et un piège afin de faire gagner du temps à l’armée française pour se renforcer et terminer la reconquête.  En relatant la visite d’Hô Chi Minh au camp de Mazargues, le 18 septembre 1946, l’auteur cite Jean Sainteny, mais s’abstient de mentionner l’extrait suivant qui ne correspond pas à sa thèse « plusieurs milliers de Vietnamiens sont massés, les mots Viet Gian [Traitre à la Patrie] comme à Montélimar, ne sont pas complètement couverts par les acclamations…/..Ces acclamations vont d’ailleurs beaucoup moins au vieux leader qu’au nouveau Viêt-Nam ». (4) Absent aussi le silence qui accueillit le conseil, prodigué par l’oncle Hô, à des hommes qui depuis six ans subissaient privations et répression, de se consacrer à la formation professionnelle sans se préoccuper de politique. Alors même qu’ils luttaient physiquement chaque jour pour que le drapeau à étoile d’or flotte au mât du camp. (5)

Il est assez peu probable que la nouvelle établissant qu’Hồ Chí Minh n’était autre que Nguyễn Ái Quốc ait pu « provoquer l’enthousiasme » parmi les travailleurs requis dans la mesure où l’intéressé de 1923 à 1945 avait utilisé près d’une quarantaine de pseudonymes dans ses diverses missions pour le Komintern et restait inconnu en dehors de petits cercles d’initiés. Il avait même été déclaré mort par L’Humanité et La Vérité en août 1932. Par contre les noms de Nguyễn An Ninh, Tạ Thu Thâu ou Nguyễn Văn Tạo étaient connus pour leurs activités politiques en particulier pour les originaires de Cochinchine, mais on les cherchera en vain

La manière dont Alain Ruscio présente la lutte entre trotskistes et communistes (comprendre staliniens) est faussée et partisane.

Quant aux évènements sanglants de la nuit du 15 mai 1948 qui firent six morts et une soixantaine de blessés ils méritaient une autre approche que deux extraits de presse aussi stupides l’un que l’autre et qui n’expliquent rien. L’auteur ne fait même pas référence au procès de huit inculpés à la cour d’Assises d’Aix en Provence le 6 mai 1952 qui prononça des relaxes et des peines qui couvraient les périodes de préventive.

La période durant laquelle Hồ Chí Minh vécu en France est assez dense, riche et caractéristique des bouleversements et des engagements politiques de l’époque pour ne pas avoir à en faire une légende dorée ou un discours convenu. Il convient de ne pas oublier les nombreux autres participants à l’aventure de l’époque et le contexte général de ces années. La vie d’Hồ Chí Minh mérite autre chose qu’une légende dorée et dogmatique qui contient en elle-même les ingrédients pour les futures légendes noires.

L’ouvrage se termine avec un chapitre, un peu court, sur la Provence anticolonialiste. On peut regretter l’absence d’index des noms, des lieux et s’étonner que les noms propres vietnamiens ne soient pas en quốc ngữ.

Dominique Foulon

1/ L’Affiche. Regards croisés sur les coexistences coloniales
https://www.youtube.com/watch?v=VhJi_7KtQRk&t=167s

2/Voir la réédition :  Une histoire de conspirateurs annamites à Paris : Ou la vérité sur l'Indochine de Phan Văn Trương Introduction de Ngo Van ‎ L'Insomniaque, 1er édition 2003

3/ Voir l’article dans la revue Moussons de Pierre Brocheux Phan Văn Trương 1876-1933. Acteur d’une histoire partagée.
https://journals.openedition.org/moussons/3013

4/ Jean Sainteny, Histoire d’une paix manquée Paris Amiot-Dumont1953 p 210/211

5/ Voir les témoignages dans le film de Lam Lê, Cong Binh La longue nuit Indochinoise 2012 ainsi que le documentaire de Dzù Lê-Liêu Les hommes des trois Ky 1996

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