Ma réponse à la réponse.
Dans le n° 126 de Perspectives (septembre 2023) j’ai chroniqué le dernier ouvrage d’Alain Ruscio : Marseille, la Provence et l’Indochine. Il était bien naturel qu’il réponde aux critiques exprimées.
Mais au lieu d’une réponse sur les points de litige, avec des arguments, l’ensemble du texte est un véritable gloubi-boulga agrémenté d’accusations d’ordre personnel dont on se demande bien en quoi elles peuvent intéresser les lecteurs/trices de Perspectives.
Au regard de cette « réponse » la mienne sera en deux parties : une sur ce qui concerne les critiques du livre et l’autre (il le faut bien) à propos de la mise sur la place publique de « révélations » à mon encontre et à la réécriture des évènements.
Un tiers de ma critique (et non « quelques mots ») concerne l’intérêt de l’ouvrage quant à l’imbrication de la Provence dans la colonisation, et dans ce cas précis, de l’Indochine. Je l’ai dit, je le redis, c’est là « un inventaire, proche de l’érudition, très intéressant ». L’auteur aurait souhaité que je m’étende davantage, certes, mais dans un espace restreint d’une revue de 24 pages il convenait d’aller à l’essentiel. Et, selon moi, l’essentiel sont les erreurs, les oublis et les approximations qui sont dans les deux derniers chapitres.
J’ai toujours eu à cœur de citer des faits précis et, de ne pas les tordre, pour justifier un récit préfabriqué.
Aussi, pour reprendre l’ordre chronologique de la « réponse » il convient de reprendre les termes exacts que j’ai employé.
-Non je n’ai pas écrit que sa « prose » serait « faussée et partisane », mais seulement « La manière dont Alain Ruscio présente la lutte entre trotskystes et communistes (comprendre staliniens) est faussée et partisane ». La nuance est de taille.
-De même ce n’est pas sa prose qui est « maladroite » mais « Il est maladroit et abusif de faire tourner l’histoire de la diaspora indochinoise autour de la figure mythique Hồ Chí Minh tout en laissant dans l’ombre des personnages dont l’envergure politique, à l’époque, était bien plus importante, même si leur postérité a été moindre. ».
-Pas plus que je ne l’ai jamais déclaré « coupable » de quoique ce soit, même si, effectivement, je persiste à penser que « La vie d’Hồ Chí Minh mérite autre chose qu’une légende dorée et dogmatique qui contient en elle-même les ingrédients pour les futures légendes noires ».
Prétendre avoir « superbement ignoré » Gabriel Péri, Louis Roubaud, Jean Pierre Chabrol, Simone Weill ou Paul Carpita, n’a aucun sens dans la mesure où je tenais effectivement, faute de place, à me concentrer sur deux chapitres qui détonnent dans l’ouvrage. Me renvoyer à un précédent ouvrage n’en n’a guère plus.
- Oui en 1945 Nguyễn Ái Quốc était oublié ou inconnu du grand public c’est un fait. Que les services de police aient été « hanté et affolé » dans leur quête pour lui mettre la main dessus est une chose, mais pour autant que l’on sache les policiers des RG ne sont pas « le grand public ».
Ensuite Alain Ruscio ne répond pas aux questions soulevées :
-pourquoi ne pas citer en entier l’extrait du livre de Jean Sainteny où il évoque la visite d’Hồ Chí Minh au camp des Cong Binh de Mazargues et qui indique qu’il ne faisait pas, pour le moins, l’unanimité ?
Ce n’est pas Foulon (qui n’était pas né) qui affirme que les cris de Việt Gian (« traitre à la patrie ») ont été lancé à Hô Chi Minh, mais Jean Sainteny qui l’accompagnait. Affirmation reprise dans le film de Lam Lê Cong Binh et (de mémoire) dans celui Dzù Lê-Liêu Les Hommes de 3 Ky en 1996.
- Où Alain Ruscio, historien sérieux, a-t-il vu des « quelques banderoles, à Mazargues » qui fustigeaient le président Hô ? C’est en effet un scoop car jamais personne n’a évoqué ces banderoles mais juste des cris, il serait donc intéressant d’avoir la source de cette affirmation voire un document photographique pour étayer cette affirmation.
Pas plus de réponse sur les autres points que je soulève :
la manière pour le moins légère avec laquelle est traitée la présence des Indochinois requis au sein de la Main d’œuvre indigène et coloniale de fin 1939 à 1952. On se demande bien pourquoi Liêm-Khê Luguern a publié un livre de 662 p. Les « Travailleurs indochinois » aux éditions Les Indes savantes en 2021 ? Et Joël Pham un site internet incontournable sur la question : http://www.travailleurs-indochinois.org/ ?
Alors oui il est possible que je sois passé un peu vite sur les aspects positifs de l’ouvrage mais la manière dont est traitée la question des travailleurs indochinois ou plutôt la manière dont elle n’est pas traitée nécessitait de s’y attarder longuement.
Une partie de mon article soulignait, en autre, l’absence totale de la prise en compte de la diversité politique au sein de l’immigration indochinoise qui existait lors de la création de Délégation Générale des Indochinois créée au mois de décembre 1944 à Avignon. Ignorance ou volonté délibérée de servir un discours officiel, je ne tranche pas, mais le fait est là.
Car visiblement, hanté par autre chose, cela n’intéresse pas Alain Ruscio qui ne répond même pas à ces questions.
Plutôt que de cerner des points précis de désaccords sur des questions historique Alain Ruscio se lance dans une attaque ad hominem et pense avoir trouvé la cause à la fois des critiques (et en même temps du marasme de l’AAFV) à savoir…. mon passé trotskyste !!
Il est comique, ou pathétique, selon, qu’en 2023 certains en soient encore là, dans une chasse aux sorcières digne d’un autre âge.
Je n’ai jamais fait mystère, pas plus que la promotion, de mon adhésion à la Ligue Communiste de 1969 à 1980, devenue entre-temps LCR, après avoir été dissoute pour antifascisme militant, en 1973. J’en garde, ce qu’Edwy Plenel appelle un « trotskysme culturel », ce qui grosso modo se traduit par l’adhésion à certaines thèses historiques qui semblent pouvoir encore expliquer le monde, sans pour autant en faire des dogmes, tout en œuvrant pour l’émancipation sociale. Penser contre soi-même, remettre en cause certaines certitudes, être curieux de tout, constitue, si on veut, ce « trotskysme culturel ». Ainsi qu’une méfiance tenace aux discours officiels, aux pouvoirs en place, aux lendemains qui vont prétendument chanter et aux bureaucrates que tout acabit. Voilà tout le viatique pour la route qui reste à faire.
Pour autant considérer que tout ce que je pourrai dire ou écrire serait marqué du sceau d’un prétendu « trotskysme » est une imbécillité. Cela a, toutefois, pour avantage de me cataloguer uniquement comme « militant » et donc, à dévaloriser, de fait, tous mes propos face à la « science » de l’historien. Et me voici même accusé d’« importer des querelles partisanes » dans l’AAFV avec mes remarques. Pour un historien qui prétend avoir « dépassé depuis 40 ans l’anti-trotskisme de ma jeunesse » on se demande bien ce qu’aurait été mon sort s’il ne l’avait pas laissé derrière lui.
Par contre ce qu’Alain Ruscio n’a pas dépassé c’est la tactique éprouvée, d’abord de prendre des libertés avec la vérité, de réécrire l’histoire et ensuite, plutôt que de répondre aux questions, de s’en prendre au questionneur, préalablement habillé pour l’hiver d’oripeaux « trotskystes ». De ce point de vue, il n’a pas démérité de ses grands anciens, mais cet ersatz de procès de Moscou n’est pas plus glorieux que l’original.
Un rappel et un point d’histoire.
A propos du congrès de Montreuil il est rigolo (ou triste), de m’entendre dire qu’à cette occasion j’aurai fait preuve « d’uchronie » que j’aurai réécrit l’histoire. Là aussi, on aurait pu penser, en 2023, que la tradition d’accuser quelqu’un des méfaits que l’on pratique soi-même ouvertement serait restée dans un musée des horreurs, hélas non.
Je serais donc un peu long mais il convient d’être précis.
Sur ce sujet précis du congrès, je déments toute intervention où j’aurais réécrit l’histoire car justement j’ai refusé de m’étendre sur un sujet qui n’avait rien à voir avec les travaux du congrès.
La question était venue sur la table quand je me suis plaint de la censure, de la part de l’ancien rédacteur en chef, d’un article à propos du livre Trần văn Thạch Une plume contre l’oppression publié aux Indes Savantes. Farouche anticolonialiste il avait, avec d’autres, écrit une des plus belles pages de l’histoire du Viêt Nam avec la création du journal La Lutte à Saigon. Ce journal « exemple unique dans l’histoire marxiste internationale » regroupait des militant/es de la 3e et 4e Internationale et d’autres affilié/es à aucune organisation. Ce front unique se brisa à la suite de pressions extérieurs. Lors de la révolution d’août 1945 Trần văn Thạch, comme tous les trotskystes, fut assassiné en septembre par le PCV alors qu’ils luttaient contre l’ordre colonial français remit en selle par les troupes britanniques. Article finalement publié dans le n° 122 de Perspectives.
Ce qui semble obséder Alain Ruscio, et qui avait été à l’origine de son intervention au congrès, puis qui est à nouveau souligné dans sa « réponse » c’est que « si on avait écouté ses camarades, les oppositionnels à Hồ Chí Minh, à l’époque (1946), le Viet Nam eût été indépendant dès ce moment. Avec quelles forces, face à la machine de guerre française, et dans l’isolement dont le pays était l’objet ? ». Au congrès il avait même affirmé que « les Trotskystes voulaient prendre le pouvoir tout seul » où se trouvent les sources de cette brillante affirmation ? On n’en saura rien. Une manière quelque peu raccourcie et cavalière de traiter un point d’Histoire important cat il détermine le début de la guerre d’Indochine.
Les faits.
On sait que les Japonais avaient en une nuit mis fin à la présence française en Indochine en mars 1945, les accords de protectorat du Tonkin et d’Annam avait été annulés, un gouvernement de nationalistes modérés mis en place sous l’autorité de l’empereur Bao Dai. La colonie de Cochinchine se retrouvait administrée directement par les Japonais. A l’annonce de la capitulation du Japon le Vietminh prend le pouvoir à Hanoi et un vaste mouvement insurrectionnel parcourt le pays. A Saigon où le PCV est faible à la suite de la répression de l’insurrection de novembre 1940 un Front National Unifié se créé avec divers groupes nationalistes, des groupes politico-religieux (Cao Đài et Hòa Hảo) et les Trotskystes. Le représentant du Vietminh Trần Văn Giàu survient plus tard et s’empare du pouvoir grâce aux Jeunesses d’Avant-Garde. Un des points qui divise alors les diverses composantes du Front Uni : quelle attitude adoptée vis-à-vis des troupes britanniques envoyées selon les accords internationaux désarmer les troupes japonaises. Un certain nombre de personnes et de partis s’opposaient au débarquement des Britanniques persuadés, à juste titre, qu’ils rétabliraient le pouvoir colonial français. Le Vietminh se présentait comme un mouvement de résistance vietnamien, soutenu par l'URSS, la Chine et l'Amérique, aux côtés de qui il a combattu Français Vichystes et Japonais. Confiant dans les rapports qu’il avait passé avec les services spéciaux américain, de qui il avait reçu de l’aide militaire, le Vietminh croyait pouvoir accueillir les troupes britanniques en « alliés ».
C’est dans cette optique que de multiples banderoles avec « Bienvenue aux Alliés » ont été déployées dans la ville. Jamais, contrairement à ce qu’affirme Alain Ruscio, il n’a été question de tactique par rapport à une infériorité militaire qui aurait nécessité un compromis, sinon, là aussi, à partir de quels textes peut-il l’affirmer ? Ce serait intéressant de le savoir.
Par contre ce qui est certain ce sont les extraits de l’ouvrage La Révolution d’août de Trường Chinh Hanoi éditions en langues étrangères 1962 (le texte original est de 1946) :
On peut lire P 16 de l’ouvrage de Trường Chinh
« Au cours de cette assemblée historique du parti communiste indochinois [Assemblée des délégués de la nation tenue à Tân Trào province de Tuyên Quang le 16 août 1945- je précise] avait défini sans ambiguïté sa politique : soulever les masses populaires pour désarmer les Japonais avant l’entrée des Alliés en Indochine, arracher le pouvoir aux Japonais et à leurs fantoches, et enfin en tant que pouvoir établi accueillir les Alliés qui viendraient désarmer les troupes nippones stationnées en Indochine ».
Il n’est nulle part question du manque d’armes, de faiblesse numérique ou je ne sais quoi. Il est question d’une ligne politique qui consistait « à accueillir les Alliés, en tant que pouvoir établi », ce n’est pas Foulon qui s’exprime mais le n°3 de PCV de l’époque. On sait ce qu’il advint, les Britanniques chassèrent le Vietminh des bâtiments officiels qu’il occupait réarmèrent les troupes françaises internées depuis le putsch des Japonais et entamèrent de concert le combat contre les Vietnamiens.
Par la suite les accords de mars 1946 entre le gouvernement du Viêt Nam et la France permettent aux troupes françaises de reprendre pied au Tonkin en échange de la reconnaissance du gouvernement et de l’état du Viêt Nam dans le cadre de l’Union Française. Ces accords furent critiqués par un certain nombre de forces politiques (et pas seulement les trotskystes) dans la mesure où ce statut quo permettait aux forces colonialistes de se renforcer massivement.
Alain Ruscio met en avant des arguments sur la faiblesse, l’isolement et l’impréparation du nouveau gouvernement vietnamien, qui étaient une réalité, pour expliquer la politique suivie par Hô Chi Minh. Mais il oublie une argumentation politique qui est centrale dans la période au lendemain de la seconde guerre mondiale et qui s’exprime dans l’ensemble du mouvement communiste : une politique d’union nationale inter-classiste. Les explications psychologisantes mises en avant à propos des Vietnamiens qui « aurait sous-estimé l’agressivité du colonialisme en 1946 » évitent juste de pointer les problèmes politiques de la période.
Ce sont ces concessions, dont on peut discuter le bien fondé, qui expliquent les cris de Viêt Gian à l’égard d’Hô Chi Minh à Mazargues. Il est à noté qu’ils font échos à d’autres critiques identiques au Viêt Nam même.
On ne peut pas réécrire l’histoire mais dans une approche historique d’une période donnée il convient cependant de restituer les faits tels qu’ils se sont produits, avec les problématiques de l’époque. Il et bien naturel de se poser la question (et elle l’a été par bien des Vietnamiens) : est-ce que la politique menée par Hô Chi Minh était la seule possible ? Alain Ruscio n’envisage pas même pas de se poser la question tant son orthodoxie est réfractaire à tout questionnement.
Enfin au terme de cette « réponse » l’affirmation que ce ne sont pas les « manifestants oppositionnels de Mazargues qui sont montés à l’assaut …/… à Điện Biên Phủ puis de Khe Shanh » démontre si besoin était, son mode de pensée schématique, sclérosante. Que sait-il du destin des Công binh dont beaucoup ont été expulsés de France dans des conditions iniques ? Beaucoup ont rejoint le combat dès qu’ils en ont eu l’occasion. Qu’est ce qui empêcherait quelqu’un qui pensait sincèrement qu’Hô Chi Minh était un traitre en 1946 de rejoindre le maquis et l’armée populaire une fois la guerre commencée ? Cette manière de concevoir les choses comme si elles étaient figées une fois pour toute, sans possibilité d’évolution ultérieure, éclaire assez bien la manière dont Alain Ruscio conçoit l’Histoire. Mais dès lors, qui parle, est-ce l’historien ou le militant ?
Il y a quelques années nous avions échangé de manière civilisée dans les n° 105 et 106 de Perpectives : Alain Ruscio avait écrit sur le Viêt Nam dans la France de 1968, j’en avais fait une critique dans le n° suivant, puis il avait fait une dernière réponse sans s’envoyer des noms d’oiseaux et des accusations diverses. Pourquoi cela n’est plus possible aujourd’hui ?
Au cours des vingt et quelques dernières années nous avons, effectivement, bu des cafés à Lyon ou à Paris, mangé des pizzas à Hanoi et bien d’autres choses… Alain Ruscio m’a même fait rencontrer le général Giap. Tout cela en bonne camaraderie, et, disons le mot, en toute amitié. Depuis ce fameux congrès de Montreuil où selon lui j’aurai « insulté les combattants du Viêtminh » malgré de nombreux échanges de mails il n’a pas été possible d’avoir des échanges normaux sur ce point.
Il semble cependant que ce soit la première fois qu’un membre de l’AAFV est dénoncé nommément pour ses opinions politiques (réelles ou supposées). Cela met à mal les grandes déclarations de principe sur la pluralité de l’association.
Je souhaiterai que certain/es fassent un effort et imaginent d’inverser les rôles. Qu’aurait-on dit si je m’étais livré à ce genre d’attaque ?
Si les accusations personnelles qui me concernent avaient été proférées contre quiconque d’autre, j’aurai tout fait, pour qu’elles disparaissent afin de ne conserver que les points essentiels. Et j’aurai été plus à l’aise pour le faire que de plaider ma propre cause dans le désert.
Il convient de clore un texte déjà trop long, mais nécessaire.
Je terminerai par ce conseil amical à mon « accusateur » :
« Fais disparaître de chez toi le joug, le geste accusateur, la parole malfaisante » Livre d’Isaïe chapitre 58 verset 9
Dominique Foulon