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Billet de blog 20 octobre 2023

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« On monte, on allume, on avance et on appuie sur l’accélérateur »

« Je baisse, j’éteins, je décale et je lève le pied », Agnès Pannier-Runacher. Le gouvernement relance son appel à la mobilisation générale pour la sobriété. En parallèle, il continue pourtant de s'opposer aux propositions visant à réguler les modes de vie les plus superflus et à ralentir la machine productiviste.La sobriété est-elle seulement possible dans un système capitaliste ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   « Je baisse, j’éteins, je décale et je lève le pied », Agnès Pannier-Runacher, jeudi 12 octobre 2023. Quelques jours après la présentation de la feuille de route gouvernementale de la planification écologique, la ministre de la transition énergétique vient donc actualiser la liste des « gestes qui comptent » quitte à abandonner son triptyque devenu célèbre.

Emmanuel Macron, en ouverture du conseil des ministres du mercredi 24 août 2022, annonçait déjà, qu’au regard des événements climatiques extrêmes survenus au cours de l’été mais aussi des tendances observées ces dernières années, il semblerait que nous vivions « un grand bouleversement », « la fin de ce qui pouvait apparaître comme une abondance (…) de produits, de technologies qui semblaient perpétuellement disponibles ». 

S’en étaient suivies des prises de parole du camp présidentiel appelant à une mobilisation générale pour la sobriété. Certains (peu nombreux certes) avaient alors cru à une prise de conscience de la part de nos dirigeant.es sur l’incapacité de notre système de croissance continue à faire face aux crises climatiques et énergétiques. Ces crises étant, en effet, le revers de la médaille d’un système d’accroissement sans fin dans un monde fini :

  • entre les années 80 et aujourd’hui, le volume du commerce mondial a été multiplié par 7,8, le volume du PIB mondial par  4,11 et la consommation mondiale d'énergie primaire a été multipliée par 2 2.
  • 90 milliards de tonnes de matériaux sont produits par an
  • l’humanité a consommé dès le 2 août 2023 l’ensemble des ressources que la Terre peut reconstituer sur l’année3 (contre fin décembre en 1972)
  • si tous les êtres humains vivaient comme des français.es, nous aurions besoin de 2,9 planètes pour régénérer ce que l’humanité consommerait4.

Le président de la République déclarait alors, avec gravité, que nos vies, jusque-là « insouciantes », seraient bouleversées. Pourtant, un an plus tard, alors qu’il présente sa feuille de route de la planification écologique, le mot « sobriété », seul, disparaît pour être remplacé par la formule prudente « sobriété mesurée » et ainsi mieux revenir aux premières amours du capitalisme moderne : les nouvelles technologies. 

Pour comprendre l’incapacité (ou l’absence de volonté) de nos dirigeant.es à réduire l’impact de nos sociétés sur la biosphère et le climat dont nos conditions de vie dépendent, il convient d’étudier l’incompatibilité fondamentale du capitalisme avec un projet collectif de sobriété et d’analyser les stratégies employées par les capitalistes pour s’approprier ce concept afin d’en détourner le sens.


Début de la sobriété, fin du capitalisme ?

Le principal débat concerne la compatibilité de la sobriété avec le capitalisme. La majorité des formations politiques, du centre à l’extrême droite mais également certains partis de gauche, défendent la poursuite du système capitaliste coûte que coûte.

Que recouvre le concept de sobriété ? Utilisée depuis l’Antiquité, la notion de sobriété revient en grâce au XXe siècle, d’abord sous la plume de Richard Gregg qui la définit, en 1936, comme la « simplicité volontaire » avant d’être complétée par des courants critiques du consumérisme et de la croissance économique consacrés dans le rapport « Les limites à la croissance » commandé par le Club de Rome et rédigé par Dennis Meadows en 19725. L’épuisement des ressources naturelles sous la pression humaine conduit  l’écologie politique à critiquer le système capitaliste et la croissance économique qui le caractérise. De Diogène à Pierre Rabhi, de Saint François d’Assise à Jacques Attali, la sobriété fait l’objet d’innombrables ouvrages, conférences, récits etc… Elle est à la fois l’un des objets de discussion les plus consensuels au sein de la population en cela qu’il prête et emprunte à la spiritualité, ainsi qu'une source d’introspection et de déconstructions infinies qui peuvent conduire à des conflits intérieurs en cela qu’elle questionne autant la satisfaction de nos besoins personnels que la jouissance égoïste de plaisirs individuels. Elle devient particulièrement conflictuelle lorsqu’elle interroge l’organisation de nos sociétés et les rapports sociaux en présence.

A l’inverse, l’abondance signifie une « grande quantité, (…) supérieure aux besoins »6. Il apparait donc un lien naturel avec le capitalisme mais surtout une incompatibilité fondamentale avec le concept de sobriété, rattachée traditionnellement aux notions de frugalité ou de modération.

Il semble donc évident que l’abondance est le contraire de la sobriété en cela que cette dernière recouvre un système organisé et des comportements individuels qui tendent à limiter la consommation de biens et de services aux besoins humains et aux capacités de la Terre. La sobriété aurait également pour bénéfice de nous reconnecter à notre humanité contrairement à l’abondance qui nous éloignerait de l’ordre naturel en nous déconnectant de nos capacités physiques et cognitives, de notre position au sein des écosystèmes naturels et de nos propres conditions de survie ; certain.es (les Colibris) parlent ainsi de « sobriété heureuse ».7

Malgré son discours appelant à la sobriété, Emmanuel Macron, son gouvernement et ses parlementaires ont continué de défendre, en parallèle, la nécessité de croître économiquement dans les discours (Elisabeth Borne « nous sommes en train de construire un nouveau modèle de croissance », 21/10/22) comme dans les actes (investissements massifs dans l’avion « bas-carbone » : 300 millions d’euros par an jusqu’en 20308). Sacré défi que celui de concilier la sobriété avec l’augmentation continue de la production et la consommation de biens et services supérieures aux besoins. 

Ce double discours repose sur un mythe : celui du découplage possible entre la croissance économique et notre impact environnemental (c’est-à-dire la consommation de toutes les ressources épuisables et de tous les dommages environnementaux9). L’OCDE résume le découplage comme le fait de « briser le lien entre les maux environnementaux et les biens économiques »10. Il y a découplage dès lors que la pression sur l’environnement demeure stable ou décroît tandis que le PIB réel en volume augmente. Prenons le cas des émissions de gaz à effet de serre au titre des dommages environnementaux. Klaus Hubacek co-écrit dans l’article scientifique « Evidence of decoupling consumption-based CO emissions from economic growth » les mots suivants : 

« le découplage absolu (…) est insuffisant pour éviter de consommer le budget d’émissions de CO2 restant pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5°C ou même à 2°C et pour éviter un effondrement potentiel du climat. Des efforts considérables sont nécessaires pour réduire les émissions mondiales conformément aux objectifs de l’Accord de Paris, et il semble de plus en plus évident que même un découplage absolu généralisé et rapide pourrait ne pas suffire à atteindre ces objectifs sans une certaine forme de décroissance économique. […] Même si certains pays ont atteint un découplage absolu, ils continuent à ajouter des émissions dans l’atmosphère montrant ainsi les limites de la ‘croissance verte’ et du paradigme de la croissance. »

Comme le souligne une publication du Programme des Nations unies pour l’Environnement de 2020 11, malgré les efforts faits pour essayer d’atteindre un découplage, l'inverse est observé : on constate une intensité matérielle croissante, c’est-à-dire que plus le temps avance, plus on a besoin de ressources pour créer un point de croissance économique (soit exactement l’inverse de ce qui était souhaité). La même publication ajoute que la croissance de la production minière va même plus vite que la croissance économique (en lien avec une intensité matérielle croissante). 

La littérature scientifique nous rappelle donc qu’il est impossible de construire une société sobre dans un contexte de stimulation de la croissance économique. D’accord, mais le capitalisme peut-il survivre sans croissance économique ? Le capitalisme repose sur la régulation de l'activité économique par le marché et l'objectif d'un profit individuel pour les propriétaires du capital. Or, le marché ne peut s’auto-réguler pour réduire son impact environnemental dès lors que les décisions sont motivées par la recherche du profit individuel des propriétaires de capital. « Le capitalisme a pour objectif l’accumulation du capital. » décrit Timothée Parrique 12. L’accumulation de capital implique donc la recherche infinie de nouveaux débouchés de production et de consommation  de biens et de services (lourde tâche des départements R&D, marketing et publicité). Guillaume Borel, dans Le travail, histoire d’une idéologie 13, explique que « dans toutes les sociétés traditionnelles, la consommation répond à un besoin identifié et débouche sur sa satisfaction » et qu’ainsi « toute l’entreprise du conditionnement publicitaire va consister à créer une insatisfaction chronique ».

En conclusion, tant que le président de la République et les fervents disciples de la croissance économique continueront d’alimenter la machine du capitalisme, la sobriété ne pourra être pensée et organisée à l’échelle de notre société. Puisque les élites ne semblent pas prêtes à tourner la page du capitalisme, pourquoi ainsi promouvoir la sobriété ? Pour en travestir le concept ? Pour mieux se l’approprier ?


La sobriété, la caution capitaliste ?

Les écologistes essuient, depuis plusieurs décennies, moqueries, mépris et répression de la part des élites capitalistes, pour avoir révélé leur supercherie et les dangers qu’ils nous font encourir : la sobriété est nécessaire si l’on souhaite préserver les ressources vitales et un climat stable de sorte à maintenir notre écosystème global dans un état qui lui permette de satisfaire nos besoins de façon durable. 

Le discours du président de la République prononcé à l’été 2022, semble acter que cette réalité s’est finalement imposée comme une évidence à toutes et tous. Emmanuel Macron, lui-même, fervent détracteur des « khmers verts » 14, ou autres amishs 15 qui voudraient nous éclairer « à la bougie », en vient à siffler la fin de l’abondance et le début de la sobriété. Quelle victoire ! Face à la multiplication et l’intensification des désastres causés par le dérèglement climatique, face aux difficultés grandissantes d’approvisionnement énergétique, face aux inégalités croissantes, face à l’accaparement des ressources par les plus riches, le président de la République a enfin vu la lumière et trouvé la raison… Malheureusement rien de tout cela. Alors pourquoi parler de sobriété ? De fin de l’abondance ? S’il n’en pense pas un mot.

La pression croissante des mobilisations citoyennes portées par les jeunes et par les organisations écologistes, les thèses portées sur le devant de la scène publique et médiatique par les nouveaux.elles élu.es et candidat.es écologistes (cf. Delphine Batho qui a porté le thème de la décroissance dans la primaire des écologistes), la précarité énergétique et financière vécue par de plus en plus de français.es et les difficultés d’approvisionnement énergétique ont contraint Emmanuel Macron à prendre la parole sur le sujet.

Il fallait s’emparer du sujet pour ne pas que s’installe l’image d’un gouvernement passif voire complice d’une situation subie par le plus grand nombre mais surtout pour s’assurer de réorienter le concept de sobriété selon les intérêts capitalistes : en clair, ne surtout pas laisser le monopole de cette thématique aux « écolos » qui risqueraient de convaincre la population de la nécessité et des bienfaits de la sobriété (voire de la décroissance). 


La sobriété, un concept qui s’accommode du capitalisme ?

Emmanuel Macron, suivi de Elisabeth Borne et des différents membres du gouvernement diffusent partout, à toute occasion, le précepte suivant (et faux) : nous sommes toutes et tous dans le même bateau et nous devons toutes et tous faire les mêmes efforts de sobriété.

Cette stratégie poursuit un objectif clair : invisibiliser la responsabilité différenciée des individus selon leur niveau de revenu pour ainsi sauvegarder le système capitaliste en faisant accepter à la population des petits changements à la marge misant sur les comportements individuels de toutes et tous sans aucune distinction. 

Ils taisent ainsi l’identité de ceux qui sont à la fois acteurs, promoteurs et bénéficiaires de cette abondance : les plus riches d’entre nous. En effet, le jour même où Emmanuel Macron s’est exprimé en conseil des ministres, Challenges annonçait un niveau record de dividendes versés aux actionnaires des entreprises françaises au deuxième trimestre 2022 : 44,3 milliards d’euros, soit une augmentation de 32,7% par rapport au trimestre précédent 16. Ce record s’inscrit dans une tendance longue et solide d’enrichissement des plus riches de notre pays : grâce à la pandémie du Covid-19, les grandes fortunes françaises se sont enrichies de 236 milliards d’euros 17 (soit une augmentation de 86%) et les ventes de yachts 18, voitures de luxe 19 et jets privés 20 ont explosé. Difficile, dès lors, de s’imaginer être dans le même bateau que ces ultra-riches. 

La fin de l’abondance, c’est-à-dire la fin du superflu, de ce qui dépasse les besoins, devrait donc viser celles et ceux qui vivent dans le superflu, qui accumulent des biens polluants dont ils n’ont pas besoin pour survivre et non pas les ménages dont le revenu leur permet simplement de répondre à leurs besoins essentiels et au mieux d’avoir quelques loisirs. Or, Emmanuel Macron tente de dissimuler la réalité suivante : une minorité de français.es accumule une richesse de plus en plus grande (la France est le 3e pays au monde qui compte le plus de millionnaires 21, la fortune des milliardaires français a augmenté de 439% en 10 ans 22 - seule la Chine fait mieux ou pire) et pollue donc dans des proportions qu’il serait suicidaire de généraliser (par exemple, le jet privé de Bernard Arnault a émis autant de CO2 en un mois qu’un.e français.e moyen.ne qui répondrait à tous ces besoins en 17 ans 23). 

Dans un contexte de crise énergétique et de sobriété, il apparaitrait donc raisonnable que la fin de l’abondance rime avec la fin des consommations énergétiques superflues pour ainsi de réduire notre empreinte écologique collective et ainsi partager l’énergie disponible. Dès lors que les plus riches polluent dans des proportions largement supérieures au reste de la population et que cette pollution n’est pas due à la satisfaction de leurs besoins essentiels, la sobriété, comme projet de société, devrait imposer prioritairement une réduction du confort de vie des plus fortuné.es et donc de leur pouvoir de nuisance.

Pourtant, le président de la République s’oppose avec fermeté et constance à toutes les propositions de régulation du mode de vie des plus riches : l’interdiction puis la taxation des jets privés balayées d’un revers de main par le gouvernement 24 ou la création d’un ISF climatique ignorée par une vaste alliance des macronistes au Rassemblement National. Même l’interdiction de la publicité lumineuse dans l’espace public a suscité une levée de boucliers de la macronie, de la droite et de l’extrême droite qui ont dénoncé un risque de « décivilisation de notre pays » 25

La conclusion apparait limpide : la sobriété oui, à condition qu’elle ne vise pas les consommations démesurées des plus privilégié.es et qu’elle n’affecte pas les revenus des publicitaires et des grands groupes capitalistes. Le choix est donc fait d’appeler toutes et tous à réduire le chauffage à 19°C (alors que la France compte 5,2 millions de passoires énergétiques 26), de raccourcir les douches et de couper le wifi la nuit. Si ces consommations sont superflues que dire des jets privés, des résidences secondaires et tertiaires, des SUVs collectionnés dans les garages, des piscines privées et des parties de golf en pleine sécheresse ou encore des millions d’euros de côté investis en bourse pour soutenir les activités fossiles ?

Pour les élites capitalistes, la sobriété peut donc se résumer ainsi : les abondants restent dans l’abondance et les sobres (ou précaires) restent contraints d’être sobres (ou précaires).


La sobriété au service du capitalisme vert ?

Face à la montée, à la fois, de l’inquiétude au sein de la population qui s’explique par les conséquences de plus en plus tangibles des crises climatique et énergétique et, dans le même temps, du thème de la sobriété porté par les écologistes au sens large, le discours de la fin de l’abondance s’inscrit donc dans une volonté calculée pour les capitalistes de s’approprier ce concept et ainsi en donner une définition qui serve leurs intérêts. En parallèle des petits gestes, la fin de l’abondance signifie donc pour eux l’efficacité énergétique (c’est-à-dire la réduction de la consommation d’énergie pour un même service rendu) et la transition énergétique (qui n’est en réalité qu’une superposition énergétique dès lors que la consommation globale des énergies fossiles ne diminue pas). Comment réaliser ces deux chantiers ? L’innovation technologique apparaît miraculeusement comme l’un des principaux leviers de la sobriété. 

Le mythe de l’innovation technologique salvatrice, dépeint avec justesse de manière absurde et dangereuse dans le film Don’t Look Up, a pourtant très bonne réputation dans les sphères économique, politique et médiatique. Comme il est montré dans ce film, le principal danger réside dans le fait que ce mythe retarde la prise de conscience collective sur la nécessité de changer urgemment de modèle de société et de miser sur une sobriété réelle. Le renoncement à notre confort de vie (en particulier celui des plus riches) est d’autant plus difficile que nous sont présentées, dans le même temps, des fausses solutions technologiques qui véhiculent l’idée qu’aucun renoncement individuel ou collectif ne serait à l’ordre du jour à condition d’investir massivement dans ces solutions qui amélioreraient l’efficacité énergétique et accéléreraient la transition énergétique.

La croyance collective dans ce mythe nous fait donc perdre un temps que nous n’avons pas dans nos changements de comportement.

Ne renoncez pas à l’avion, l’avion vert arrive ! 

La promesse de l’avion bas carbone faite par les industriels de l’aviation et soutenue politiquement et financièrement par le gouvernement français illustre parfaitement ce propos. L’idée étant que l’innovation technologique devrait nous permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre générées par l’aviation et qu’ainsi nous n’aurions pas à réduire nos déplacements en avion. Pourtant, le directeur de Lufthansa, premier transporteur aérien européen, reconnait lui-même que la conversion de sa flotte aux carburants de synthèse (ex: hydrogène) va nécessiter l’équivalent de la moitié de l’électricité produite en Allemagne 27. Alors que l’Europe fait face à des difficultés croissantes d’approvisionnement en électricité, l’appropriation de la moitié de l’électricité disponible par le seul secteur de l’aviation semble difficile à défendre politiquement. 

Le secteur aérien soutient qu’une croissance continue du trafic dans les prochaines années s’accompagnera d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre grâce aux innovations technologiques de décarbonation. Le Shift Project a révélé cette supercherie dans un rapport qui démontre l’impossibilité de réduire les émissions de gaz à effet de serre de manière suffisante tout en accroissant le traffic. Selon les projections raisonnables qui admettent un renouvellement de la flotte d’ici 25 ans et 50% de la production mondiale de carburants alternatifs réservé à l’aviation, il est indispensable de réduire le traffic aérien (de 1,75% par an dès 2025) afin que celui-ci ne menace pas les Accords de Paris et n’empêche de limiter l’augmentation de la température globale à 2°C 28.

Le deuxième danger réside dans le fait que ces solutions sont contre-productives et qu’au lieu de résoudre le problème à la racine, elles ne font que panser une plaie pour en ouvrir une autre. Les dirigeants exploitent et alimentent ici le manque de compréhension systémique de la population. Nous sommes collectivement informés, du moins superficiellement, de l’enjeu climatique qui monopolise les débats sur l’environnement. Ainsi, toute décision allant dans le sens d’une réduction des émissions de CO2 bénéficiera d’un appui populaire plus important sans même regarder les conséquences désastreuses qu’elle aurait ailleurs.

Le pétrole c’est mal ? Facile, y’a qu’à remplacer par de l’électricité ! 

La transition du secteur des transports ou des mobilités pensée par nos dirigeants consiste principalement à remplacer les véhicules roulant aux carburants fossiles par des véhicules fonctionnant à l’électricité. Cette politique soulève de nombreuses questions en termes de disponibilité des métaux, de quantité d’électricité à produire et de dommages causés aux écosystèmes. Concernant les métaux par exemple, cette transition repose sur des ressources non renouvelables exploitées par un petit nombre d’acteurs souvent organisés dans une logique oligopolistique. Le scénario qui nous permettrait de réduire suffisamment nos émissions de gaz à effet de serre s’accompagnerait d’une augmentation considérable de la demande métallique (multipliée par 21 pour le lithium et par 4 pour le cobalt). Cela représenterait un surplus pour la transition énergétique de 80 millions de tonnes. Dans ce scénario, les voitures électriques participeraient à hauteur de 50-60% de l’augmentation de la demande en métaux à l’horizon 2050 29. La quantité à produire dans les 35 prochaines années serait ainsi équivalente à la quantité totale de métaux produite depuis l’Antiquité 30. Guillaume Pitron, auteur de La Guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, explique que « l'extraction et le raffinage de ces métaux nécessitent l'emploi d'énormément d'eau et de produits chimiques. La pollution est ainsi déplacée dans les pays pauvres. » 31

Ainsi, notre refus de renoncer à la croissance infinie nous enferme dans une conscience très étroite de notre impact individuel et collectif sur notre environnement. La résolution d’un problème global impose une conscience systémique dont nous sommes en majorité incapables à cause de notre croyance aveugle dans le mythe capitaliste. Nous misons ainsi sur des solutions court-termistes qui ne font que déplacer les dommages que nous causons.

Promouvoir et financer des « fausses solutions » est, là encore, une stratégie de renouvellement du capitalisme qui refuse de mourir malgré sa responsabilité dans les effondrements à venir et les catastrophes humanitaires qu’il produit. Un rapide retour en arrière nous enseigne que la transition énergétique actuelle n’est pas motivée par des raisons écologiques mais bien par une volonté de sécuriser de nouvelles ressources énergétiques et ainsi poursuivre l’entreprise capitaliste. Alors que la situation des forêts européennes devient très critique au XIXe siècle en raison d’une exploitation capitaliste du bois débutée au XVIe siècle (les grands propriétaires cherchant à maximiser la rentabilité de l’exploitation forestière), les européens se tournent massivement vers le charbon de terre pour répondre à leurs besoins énergétiques. En parallèle du développement de l’industrie charbonnière, les occidentaux ont ensuite industrialisé massivement l’extraction pétrolière pour en commercialiser le produit au début du XXe siècle. Un deuxième combustible fossile très polluant s’est ainsi superposé au charbon sans jamais le remplacer. Nos sociétés capitalistes savent superposer mais pas transitionner.

L'apparition d’une nouvelle énergie n’entraine historiquement pas sa substitution à une autre mais une addition à celle-ci 32. C’est le cas des énergies renouvelables aujourd’hui : l’augmentation de leur production mondiale « n’a pas suffi face à l’augmentation de la consommation d’énergie et à une nouvelle hausse de l’utilisation des combustibles fossiles » 33.

La logique exponentielle est le propre du capitalisme : créer sans cesse de nouveaux besoins et y répondre en produisant de nouveaux biens et services grâce à une exploitation exponentielle des ressources énergétiques. 


Une sobriété forcée à l’horizon ?

Malgré le refus des dirigeant.es capitalistes d’abandonner la course à la croissance économique infinie et ainsi réduire les dommages causés par nos sociétés sur notre environnement, certaines voix se lèvent pour annoncer l’imminence d’une descente énergétique et matérielle qui s’imposera à nos sociétés. 

Jean-Marc Jancovici, d’abord, explique que la décroissance est « inexorable que cela nous plaise ou non » en raison d’une réduction des ressources énergétiques disponibles « qu’elle soit due à des raisons écologiques ou géologiques » 34

Arthur Keller 35, spécialiste des risques systémiques, montre que notre empreinte écologique 36 a dépassé depuis plusieurs décennies celle de la biocapacité 37 de la Terre, c’est-à-dire que l’humanité prend plus à la Terre que ce que celle-ci est en capacité de lui donner. Or, il explique, qu’au regard de la dynamique des systèmes, cet écart qui ne cesse d'augmenter ne pourra se creuser indéfiniment dès lors qu’à mesure que l’empreinte écologique augmente, la biocapacité de la Terre diminue. « Nous ne pouvons prélever plus de ressources que la Terre peut durablement renouveler ». 

Enfin, Timothée Parrique, économiste de la post-croissance, démontre d’abord que le PIB est un indicateur qui ne permet en rien de rendre compte du bien-être d’une population en cela qu’il s’agit d’un indicateur quantitatif et non qualitatif qui ne mesure que la création de valeur économique (la destruction d’une forêt primaire pour y construire un parking constitue une augmentation du PIB). Il apparait alors impossible de penser une sobriété organisée (qui viserait précisément à s’assurer du bien-être de chaque individu) à l’aune de la stimulation infinie d’un indicateur quantitatif. Il énonce alors les 5 éléments constitutifs de la décroissance : une réduction de la consommation (1) et de la production et un allégement de l’empreinte écologique (2) qui soient décidés démocratiquement  (3) afin qu’elle se fasse dans un esprit de justice sociale (4) et pour améliorer le bien-être de la population (5) 38


Ainsi, le défi qui se présente à nous est bien celui d’être en capacité de résoudre davantage de problèmes avec moins de ressources. Il est, pour se faire, urgent d’anticiper et d’organiser démocratiquement cette descente énergétique et matérielle afin de partager les ressources disponibles dans un esprit de justice sociale. Les apôtres du capitalisme, dont Emmanuel Macron est le premier porte-parole en France, ont donc une lourde responsabilité lorsqu’ils entretiennent coûte que coûte le mythe de la croissance économique infinie. Ils retardent, en effet, la prise de conscience des populations tout en aggravant les pressions exercées par nos sociétés sur le climat et les écosystèmes naturels, précipitant ainsi les effondrements et les chocs causés par les dépassements successifs des limites planétaires.


Sources

  1. FMI, World Economic Outlook, 2023
  2. AIE, 2021

  3.  WWF, 2 août 2023 - Jour du dépassement de la Terre : alerte rouge pour la planète bleue, Août 2023. https://www.wwf.fr/jour-du-depassement

  4. Ibid

  5. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jørgen Randers et William W. Behrens, The Limits to Growth, Universe Books, 1972

  6. Le Robert, https://dictionnaire.lerobert.com/definition/abondance

  7. Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Actes Sud, 2010

  8. News Tank Mobilités, « PLF 2024 : 13,3 Md€ pour les transports (+13 %) - Priorité au ferroviaire et aux transports en commun », 28/09/2023

  9. Carbone 4, Découplage et croissance verte, septembre 2021 https://www.carbone4.com/publication-decouplage

  10. Laurent, Éloi. « Faut-il décourager le découplage ? », Revue de l'OFCE, vol. 120, no. 1, 2012, pp. 235-257.

  11. PNUE, Les entreprises du secteur des minéraux et des métaux peuvent contribuer à atteindre le programme de développement durable à l’horizon 2030, 19 fev. 2020 https://www.unep.org/fr/actualites-et-recits/recit/les-entreprises-du-secteur-des-mineraux-et-des-metaux-peuvent-contribuer

  12. Timothée Parrique, Entretien à Reporterre, 25 avril 2023, https://reporterre.net/Timothee-Parrique-La-decroissance-est-incompatible-avec-le-capitalisme

  13. Guillaume Borel, Le travail, histoire d'une idéologie, Utopia, 2015.

  14. https://www.telerama.fr/ecrans/yves-calvi-declare-la-guerre-aux-khmers-verts-de-la-convention-pour-le-climat-6659339.php

  15.  https://www.youtube.com/watch?v=IPf5wfjSn9A

  16. Challenges, https://www.challenges.fr/patrimoine/placements/les-dividendes-verses-par-les-entreprises-a-des-niveaux-record-notamment-en-france_825179

  17. Oxfam, Les inégalités tuent, janvier 2022. https://www.oxfamfrance.org/wp-content/uploads/2022/01/Rapport_Oxfam_Inegalites_mondiales_Davos_170122.pdf

  18. Le Point, Les ventes de yachts de luxe explosent malgré la crise sanitaire, 08/11/21. https://www.lepoint.fr/economie/les-ventes-de-yachts-de-luxe-explosent-malgre-la-crise-sanitaire-08-11-2021-2451153_28.php

  19. https://fr.euronews.com/2023/01/13/2022-annee-historique-pour-le-luxe-automobile

  20. Capital, Le marché des jets privés va atteindre des records en 2023, 03/05/2023. https://www.capital.fr/entreprises-marches/le-marche-des-jets-prives-va-atteindre-des-records-en-2023-1467427

  21. Le Figaro, La France devient le 3e pays qui compte le plus de millionnaires, 16/08/2023. https://www.lefigaro.fr/conjoncture/la-france-devient-le-troisieme-pays-au-monde-qui-compte-le-plus-de-millionnaires-20230816

  22. Marianne, En 10 ans la fortune des milliardaires français a augmenté de 439%, 08/10/2020. https://www.marianne.net/en-dix-ans-la-fortune-des-milliardaires-francais-a-augmente-de-439

  23. Huffington Post, Voici le bilan carbone du jet privé de Bernard Arnault (mais ce n'est pas le pire), 09/06/22 https://www.huffingtonpost.fr/environnement/video/voici-le-bilan-carbone-du-jet-prive-de-bernard-arnault-mais-ce-n-est-pas-le-pire_197484.html

  24. https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/budget-2023-le-senat-et-le-gouvernement-refusent-de-taxer-les-yachts-et-le

  25. https://www.lejdd.fr/politique/publicite-lumineuse-100-petitions-nont-pas-suffi-faire-pencher-les-deputes-du-rn-lr-et-renaissance-134465

  26. ONRE, Le parc de logements par classe de performance énergétique au 1er janvier 2022, juillet 2022. https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/le-parc-de-logements-par-classe-de-performance-energetique-au-1er-janvier-2022-0

  27. https://www.novethic.fr/actualite/energie/mobilite-durable/isr-rse/lufthansa-estime-qu-il-devra-consommer-la-moitie-de-l-electricite-allemande-pour-voler-vert-151783.html
  28. The Shift Project, Pouvoir voler en 2050, quelle aviation dans un monde contraint ?, 3 mars 2021. https://theshiftproject.org/wp-content/uploads/2021/03/Pouvoir-voler-en-2050_Shift-Project_Synthese.pdf
  29. SystExt, Rapport de synthèse, entretien Thinkerview du 26 février 2023, mai 2023, p.10. https://www.systext.org/sites/default/files/RP_SystExt_Thinkerview-2-Sources-Complements_Mai2023.pdf
  30. Ibid., p.11
  31. https://www.francetvinfo.fr/economie/automobile/diesel/pourquoi-la-voiture-electrique-pollue-plus-que-ce-que-vous-pensez_3030669.html
  32. François Jarrive, Alexis Vrignon, Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, La Découverte, Paris, 2020.
  33. REN21, Renewable energy data in perspective, 2022. https://reporterre.net/IMG/pdf/ren21_gsr2022_key_messages.pdf
  34. https://www.youtube.com/watch?v=Fjb72jZ3SpA
  35. https://www.youtube.com/watch?v=FoCN8vFPMz4&t=1139s 13min30
  36. empreinte écologique : indicateur et mode d'évaluation environnementale qui comptabilise la pression exercée par les humains envers les ressources naturelles et les « services écologiques » fournis par la nature
  37. biocapacité : capacité à produire une offre continue en ressources renouvelables et à absorber les déchets découlant de leur consommation
  38. Timothée Parrique, Ralentir ou périr, L’économie de la décroissance, Seuil, 2022.

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