Source : Derrière la subjectivité des journalistes (Le Monde diplomatique)
Le champ journalistique, comme beaucoup d’autres, ne peut fonctionner qu’au prix de ce qu’il faut bien appeler une forme objective d’imposture, en ce sens qu’il ne peut faire ce qu’il fait, à savoir contribuer au maintien de l’ordre symbolique, qu’en faisant comme s’il ne le faisait pas, comme s’il n’avait d’autre principe que l’utilité publique et le bien commun, la vérité et la justice. S’agit-il d’hypocrisie ou de tartuferie ? Non. Aucun système quel qu’il soit ne peut fonctionner sur le mode de l’imposture intentionnelle et permanente. Il faut que les gens croient à ce qu’ils font et qu’ils adhèrent personnellement à une idéologie socialement approuvée.
En l’occurrence, celle-ci ne peut pas consister à crier cyniquement « Vive le règne de l’argent-roi, à bas l’humanisme archaïque, enrichissons-nous et malheur aux pauvres ! » , mais elle consiste à considérer en toute bonne foi, ne serait-ce qu’implicitement, que le bonheur du genre humain exige qu’on reste au sein de l’Eglise libérale, hors de laquelle il n’est point de salut possible.
Pour que la logique économique devienne hégémonique, il faut qu’elle se transmute dans la tête et le coeur des gens en une idéologie philosophique, éthique, politique, juridique, esthétique, etc., relativement autonome, faute de quoi ils percevraient le poids de l’économie sur leur destin comme une intolérable contrainte extérieure, dépourvue de toute légitimité, un épouvantable « matérialisme » . En fait, le propre d’un système, c’est de ne pas rester extérieur aux agents mais d’entrer en eux pour les façonner de l’intérieur, sous forme d’un ensemble structuré d’inclinations personnelles. Et, finalement, sa vitalité repose beaucoup plus sur les dispositions de ses membres en matière de moeurs, de rapport au savoir, au pouvoir, au travail, au temps, et sur leurs goûts et dégoûts, en matière de pratiques culturelles, domestiques, éducatives, sportives, etc., que sur leurs options et opinions expressément politiques. Des esprits bien conditionnés sont d’abord et surtout des variantes incorporées de l’« esprit du temps » . Et celui-ci se flatte de transcender clivages politiques et consultations électorales.
Ainsi, fort heureusement pour les maîtres de l’Argent, ils peuvent peupler les médias qu’ils ont achetés de gens intelligents, habiles et sincères, personnellement conditionnés à transfigurer les lois d’airain du capitalisme en conditions permissives et en postulats indiscutables de ce qu’ils appellent la « modernité » ou, si l’on préfère, la « démocratie de marché » .