minimoiKS (avatar)

minimoiKS

Abonné·e de Mediapart

280 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 février 2016

minimoiKS (avatar)

minimoiKS

Abonné·e de Mediapart

L'état d'urgence et l'inévitable risque du tout répressif

minimoiKS (avatar)

minimoiKS

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Source : L’état d’urgence de 2015-2016 : Un idéal-type du recours à l’exception sous la Ve République (Mouvements)


Autre dérive des états d’exception, celle de l’extension progressive et inéluctable des cibles visées par les textes de loi. En effet, les développements du recours à l’exception sous la Ve République, de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle aux récentes législations antiterroristes, témoignent des conséquences concrètes de l’instauration de régimes répressifs aggravés qui touchent de plus en plus d’individus aux profils et aux revendications différenciés. Cette extension du champ d’application des mesures voulues par l’exécutif est permise par deux mécanismes propres à l’utilisation de l’exception sous la Ve République : les textes eux-mêmes, rédigés avec des termes extrêmement flous, vagues, élastiques qui autorisent toutes sortes d’arrangements avec le droit et la loi ; et la pérennisation des dispositions votées qui favorisent leur remobilisation ultérieure contre de nouvelles cibles désignées.

La justice d’exception, incarnée jusqu’en 1981 par la Cour de sûreté de l’État, est exemplaire de ce point de vue. Officiellement instaurée pour parachever la répression de l’Organisation armée secrète (OAS) mais en réalité voulue par le général de Gaulle par « précaution nationale », c’est-à-dire pour réprimer tout ennemi intérieur futur, celle-ci naît par deux lois votées par le Parlement et le Sénat en février 1963. Sa spécificité, contrairement aux autres juridictions d’exception qui l’ont précédées depuis au moins la Révolution, est donc de durer dans le temps et de pouvoir s’institutionnaliser. Créée dans l’urgence et pendant l’état d’urgence, la Cour de sûreté de l’État réussit ainsi à survivre à trois présidences et treize gouvernements, jugeant d’abord l’extrême droite puis, très rapidement, les gauchistes de mai 68 ou les maoïstes, et surtout, dans les années soixante dix et au début des années 80, les indépendantistes corses et bretons. La juridiction gaulliste, qui va nourrir l’antiterrorisme français et laisser des « traces d’exception » dans l’appareil répressif malgré sa suppression, est donc l’exemple-type de l’extension progressive des cibles de la justice politique et antiterroriste. Cette dernière, qui se caractérise par la priorité accordée à l’enquête, à l’instruction et à la surveillance des individus dits « dangereux », ne fait en effet que poursuivre ce processus, comme l’illustre l’affaire Tarnac et l’arrestation d’activistes considérés comme des « terroristes » ou la tendance actuelle à la généralisation de la surveillance dans les démocraties occidentales.

D’autres mesures répressives en apparence plus anodines mais aux puissants effets sur les militants sont aussi révélatrices de ce phénomène d’élargissement du filet pénal, policier et juridictionnel dans lequel des « ennemis publics » peuvent être pris et, surtout, de l’utilisation ultérieure de dispositions prises des décennies auparavant contre une toute autre « population cible ». Il en va ainsi de la possibilité de dissoudre des organisations considérées comme dangereuses pour l’ordre public, prévue par la loi du 10 janvier 1936 réprimant les milices privées et les groupes de combat. Contrevenant à la loi de 1901 sur la liberté d’association mais votée pour éradiquer définitivement les ligues d’extrême droite, qui menacent la République depuis le 6 février 1934, cette législation répressive est l’objet de multiples usages sous les IVe et Ve Républiques. En témoignent la dissolution du PCF en 1939 ou du Parti communiste algérien en 1955, plongeant leurs membres dans la clandestinité, celle d’une dizaine d’organisations d’extrême gauche en 1968 (les Jeunesses communistes révolutionnaires, le Parti communiste marxiste-léniniste de France, le Mouvement du 22 mars etc.), celle de la Gauche prolétarienne en 1970, de la Ligue communiste en 1973, de toutes les organisations indépendantistes dans les années 70 ou 80 ou, encore celle d’Action Directe. Très efficace pour le pouvoir en place car transformant immédiatement des militants en délinquant et autorisant leur répression, c’est cette disposition dans une version encore plus radicale qui a été insérée dans la nouvelle loi sur l’état d’urgence votée le 19 novembre 2015 par la représentation nationale.

Les attentats du 13 novembre 2015, l’un des événements les plus meurtriers provoqués de manière inédite par des djihadistes kamikazes, constituent assurément une rupture dans la série des attaques terroristes sur le sol français. Mais leur gestion par le chef de l’État et le gouvernement Manuels Valls va aussi profondément marquer l’histoire de la répression policière, judiciaire et administrative du terrorisme. En effet, pour y faire face, les gouvernants ont dans un premier temps puisé dans la palette des dispositions d’exception disponibles et proclamé l’état d’urgence, mobilisé plus de cinq fois en soixante ans. Or, très rapidement, et inscrivant en cela leur action dans la lignée des usages de l’exception sous la Ve République, ils ont aussi modifié cette législation, c’est-à-dire produit un nouveau régime exorbitant du droit commun possiblement remobilisable ultérieurement. Le projet de constitutionnaliser l’état d’urgence dans une version encore modifiée et aggravée par l’ajout d’une « période de sortie de crise » de six mois, a priori rejetée par le Conseil d’État, participe également de ce processus de production de l’exception et de sa pérennisation. Sans parler des multiples propositions qui visent à plonger certains citoyen.n.es dans un état d’infériorité juridique comme celle de créer des camps d’internement ou de déchoir la nationalité des binationaux nés en France. En outre, les dérives de ce nouvel état d’urgence qu’ont illustré les assignations à résidence de militants écologistes ou les gardes à vue de manifestants s’inscrivent là encore dans une longue tradition de répression politique et, plus précisément, dans une stratégie de plus en plus fréquente d’assimilation du militantisme illégaliste au terrorisme.

Aussi, les réactions gouvernementales aux attentats du 13 novembre traduisent la radicalisation de trois logiques répressives à l’œuvre depuis plusieurs années : la volonté du pouvoir central de multiplier les dispositifs d’exception, notamment pour contourner l’autorité judiciaire et renforcer les pouvoirs de la police, des services de renseignement et de l’administration ; la radicalisation de la logique préventive de l’antiterrorisme, qui cherche à prévenir les attentats en réprimant les « intentions » terroristes et l’(auto)radicalisation; et la surcriminalisation des mouvements sociaux, notamment dans le cas de sommets internationaux. Tout en étant idéales-typiques du recours à l’exception, ces réactions étatiques éclairent ainsi la potentialité répressive d’une nouvelle justice d’exception, plus policière et administrative que judiciaire, plus invisibilisée et moins axée sur le moment du procès, mais qui tend à élargir progressivement son champ d’application et à restreindre de plus en plus de libertés.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.