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Quelles sont les industries qui utilisent des PE et qui organisent le lobbying visant à court-circuiter le projet européen de réglementation ?
Elles sont, du fait de l’abondance du recours aux PE, très nombreuses. Au moment de faire du lobbying, les industriels se regroupent. D’abord dans le lobby de la chimie (ou CEFIC), qui est l’un des plus puissants de Bruxelles, avec 150 employés et un budget de 40 millions d’euros. Ce lobby réunit des PME mais surtout des grosses multinationales, comme BASF, Syngenta, Bayer, Dow ou DuPont [2]. Nous avons aussi le lobby des pesticides (ECPA, qui fait par ailleurs partie du CEFIC), des industries qui sont en première ligne s’il y a réglementation des PE. Il y a enfin l’industrie du plastique, et, dans une moindre mesure, Cosmetics Europe).
Parmi les manœuvres utilisées par ces lobbies pour contrer toute réglementation, retrouve-t-on la stratégie du doute et du déni, inventée par le lobby du tabac ?
Effectivement. Pour les perturbateurs endocriniens, le premier moment de ce qu’on appelle « la manufacture du doute » a lieu en 2012, suite à la sortie du Rapport sur l’état de la science sur les perturbateurs endocriniens. Commandé par la Commission européenne, c’est un état de la science réalisé par l’équipe du Professeur Andreas Kortenkamp, l’un des plus grands spécialistes mondiaux des perturbateurs endocriniens, indépendant des industriels. Ce rapport conclut que « les perturbateurs endocriniens justifient une considération à la hauteur de substances aussi préoccupantes que les cancérogènes, les mutagènes et les toxiques pour la reproduction, ainsi que les produits persistants, bioaccumulables et toxiques ».
Leur rapport a aussitôt été attaqué dans la littérature scientifique. Mais cette critique a été financée par le lobby américain de la chimie. Elle a été écrite par deux salariés d’une société de consultants spécialisés, Gradient Corp, qui travaille au seul service des industriels ; et par des scientifiques qui travaillent tous avec l’industrie de la chimie et des pesticides. Les reproches sont essentiellement méthodologiques. Les auteurs chicanent sur des omissions de référence, des choix de vocabulaire, ils ergotent sur des détails. C’est une véritable opération de « science washing » qui vise à donner l’illusion qu’il y a une controverse scientifique. C’est en effet plus présentable que d’aborder directement l’impact sur les entreprises. L’industrie des pesticides a par ailleurs essayé de décrédibiliser Andreas Kortenkamp en envoyant des mails à la Commission, suite à des propos qu’il avait tenus dans la presse britannique.
Pourquoi les décideurs sont-ils si réceptifs à ce lobbying ?
Il est très choquant de constater que les lobbies rencontrent une telle adhésion du côté des décideurs. Plusieurs facteurs l’expliquent. À Bruxelles, nous sommes dans un rapport de force où les intérêts publics sont en minorité. L’écrasante majorité des représentants d’intérêts sont ceux des intérêts commerciaux. Le dialogue avec les « parties prenantes », c’est-à-dire les industriels, remplace le débat démocratique. Il y a une proximité très importante entre le monde des décideurs politiques et le monde des affaires. En plus, Bruxelles permet une vraie proximité géographique. Tout le monde travaille au même endroit et se croise au quotidien dans la bulle bruxelloise. Il y a également un manque de formation sidérant. Les ressorts du lobbying sont maintenant connus, et très documentés. Mais les fonctionnaires et les élus européens n’y sont pas du tout formés.
Dans les institutions publiques européennes, il existe une grande confusion entre l’intérêt général et l’intérêt des grandes entreprises. Pour justifier le retard de deux ans qu’elle a pris sur son obligation de réglementation des PE, la Commission mène une étude d’impact : celle-ci mesure les effets négatifs d’une interdiction des PE sur l’économie et les entreprises, mais pas les effets positifs d’une telle interdiction sur la santé et l’environnement ! La vie des personnes est devenue moins prioritaire que la bonne santé des entreprises.