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Dorothée Myriam Kellou

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Billet de blog 13 février 2024

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Le coup de massue

« Ne pas s'enfermer, travailler cette histoire pour s'en libérer et mieux se situer politiquement, pouvoir dire sans sourciller, en pleine guerre à Gaza, territoire sous occupation militaire : j'appartiens à une géographie qui n'a pas de frontières ».  Entre la France et l'Algérie, notre travail de mémoire, en miroir, les uns des autres.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il faudra un jour que je note tous ces récits qui se cachent derrière un évènement dont je ne partage souvent que la date et le lieu. Comme le 7 février 2024, à l'Alliance française de Strasbourg, aux semaines algériennes, organisées par Dénia Bahadir, en présence de la psychologue Hanna Zapico-Bari. J’y ai projeté mon film « A Mansourah tu nous as séparés », sur la mémoire intime des regroupements de populations organisés par l’armée française pendant la guerre d’indépendance en Algérie (1954-1962), puis lu et dédicacé mon livre "Nancy-Kabylie" (publié chezGrasset), un essai personnel sur la possibilité de transmettre malgré les fils rompus par l’exil et la guerre.

Il est 7 heures du matin. La soirée s'est terminée tard. L'intensité des échanges me maintient éveillée. Une émotion logée au cœur de mon ventre, forte, précieuse aussi. Je suis consciente de la richesse et beauté rares de ces échanges. Mon esprit passe d'un récit à l'autre, tente de les assimiler, de leur donner une forme, cohérence imparfaite, à archiver, quelque part. Aujourd'hui, je prends note. J'en fait un récit, brut, pour garder trace de ce qui me/nous traverse. 

Cet homme d'abord, aux yeux très bleus, ému aux larmes. A côté de lui, sa fille, bouleversée par ce père qui semble vaciller. Il est "un quart kabyle", dit-il. Il a vécu en Algérie, en 1958. Les paysages qu'il a connus ressurgissent. Il ne connaissait pas cette histoire, les regroupements, les camps, ce déracinement en masse, que j'ai documenté à Mansourah, village de naissance de mon père, Malek. Plus de 2 millions de paysans déplacés de force par l’armée française, pour les couper du Front de Libération Nationale (FLN). Villages d'origine détruits. Paysages ruraux dévastés. Il veut acheter Nancy-Kabylie, un seul exemplaire. Il pourrait en acheter plus, mais tient à le faire passer de mains en mains, à faire de ce livre un objet de transmission. 

Un diplomate hongrois prend ensuite la parole. Il est le fils d'un coopérant en Algérie, parti aider à reconstruire le pays, dévasté par la colonisation et la guerre. Lorsque les coopérants français ont quitté l'Algérie, ils ont été remplacés par des coopérants des pays de l'Est, raconte t-il. Il a vécu dans les années 80 en Kabylie. C'est en Algérie qu'il a appris ce français qu'il parle magnifiquement. Ensuite, il a fait ses études à Nancy. Il pourrait écrire Kabylie-Nancy, confie t-il en souriant. 

Puis vient le récit d'un cousin par alliance. Il craignait de ne pas aimer Nancy-Kabylie, de ne pas oser me le dire. Mais iI a aimé, il a dévoré le livre. Il a découvert la part algérienne de mon histoire, a réfléchi à la sienne. Son père avait fait la guerre d'Algérie, soldat appelé. Il n'en parlait jamais. Il s'arrête, poursuit. "Sais-tu qu'un de tes oncles par alliance est un parent éloigné du Général Massu ?", lance t-il. Je reste bouche bée. Me voilà liée par des jeux d'alliance à la figure de la « grande répression d’Alger », appelée plus communément « la bataille d’Alger », qui opposa en 1957 l’armée française aux indépendantistes algériens du FLN. Mais le mot "bataille" ne dit pas le déséquilibre des forces, entre occupants et occupés. 

Je réfléchis, gênée. Au moins le général Massu a exprimé ses regrets sur l'utilisation de la torture. C'était dans une interview publiée dans le Monde, en juin 2000. S'ouvrent alors d'autres questions sur mon histoire, à la croisée des chemins. Moi qui me croyais d'un seul côté, le « bon », préservée, je me retrouve, par un jeu d'alliance familiale, proche d'une figure de l'histoire vénérée par certains, honnie par tant d'autres. "Un coup de massue?", me demande mon ami, qui a l'art de la boutade. Non, j’ai appris à aimer ces zones d'ambiguïté, qui nous obligent à penser nos histoires dans l'inconfort. 

Se poursuit le temps des dédicaces. Cette femme qui me demande de dédier Nancy-Kabylie à sa tribu en Algérie, une autre à sa mère, poétesse, qui porte le même nom que Oum El Kheir, poétesse regroupée à Mansourah, qui a donné le titre à mon film, « A Mansourah tu nous as séparés ». « Grâce à Mansourah, nous sommes réunies», me dit-elle. Elle aussi joue avec les mots.

Puis vient me saluer un jeune étudiant de 20 ans, qui a participé à l'enquête que mon père a réalisée sur son fantôme, le sergent Blandan, héros de la conquête coloniale, initialement érigé à Boufarik, «rapatrié » à Nancy, où sa statue trône désormais. Il me remercie pour mon travail. Grâce à moi, à d'autres qui soulèvent ces questions publiquement, il s'autorise à les ouvrir. Il a besoin de cette inspiration pour creuser son histoire marocaine, comprendre sa place, dans cette société française, avec ces copains, gosses d’immigrés, qui partagent les mêmes questions que lui, la même sensibilité au monde. Ils se comprennent.

Viendront ensuite les derniers récits autour d'un verre. Cet homme de 75 ans, dont la mère alsacienne s'est mariée avec un algérien, soldat pendant la Deuxième Guerre mondiale, cette roumaine*suédoise qui elle aussi refuse cette injonction à choisir, "es-tu plus roumaine ou plus suédoise?". Elle veut avoir la liberté de naviguer entre deux eaux, partir en mer. Refuser les catégories, renchérit Hanna, la psychologue, "français de souche", expression passée dans le langage courant, à  l'origine créée par l'extrême-droite, "français de branche" j'aime ajouter pour dire qu'on a le même tronc, le même socle, à nous de ne pas l'atrophier. (Re)lire Amin Maalouf, « les identités meurtrières », invite Hanna.

Ne pas s'enfermer, travailler cette histoire pour s'en libérer et mieux se situer politiquement, pouvoir dire sans sourciller, en pleine guerre à Gaza, territoire sous occupation militaire : j'appartiens à une géographie qui n'a pas de frontières, qui est intérieure, à la géographie des peuples colonisés, opprimés dont les voix sont silenciées. J'essaie à ma manière de faire entendre leur histoire, leur lutte pour la liberté et la dignité. Rendre leur voix plus audibles, permettre à des récits pluriels d'exister. Idéal démocratique dont on a été biberonné à l'école de la République qui semble s'étioler un peu plus chaque jour. Mais nous sommes là nombreux, capables d'écouter l'autre qui est aussi soi, profondément. L'espoir renaît.

Je me lève pour rencontrer Salah Oudahar, poète et universitaire kabyle, qui a connu les regroupements pendant la guerre. « A une virgule près, l’histoire que vous racontez dans votre film, dans votre livre, est la mienne », me dit-il, autour d’un chocolat que nous dégustons près de la cathédrale de Strasbourg. Il a beaucoup travaillé sur l’histoire de la colonisation en Alsace. Il s'intéresse aussi à la poésie de la ruine, de Rimbaud à Kateb Yacine. La ruine comme paysage intérieur. Il m’offre son dernier livre, « les témoins du temps et autres traces » (Editions à plus d’un titre), un recueil de poèmes et de photographies. Dedans, je tombe sur une photo de lui, enfant, en haillon. Je regarde l’homme élégant, en pull noir, qui se tient devant moi. Il a survécu à l’histoire. Sa photo en est la preuve. Je lis sa dédicace. 

« Ces témoins en partage 

Traversée mémorielle

Quête de nouveaux rivages »

Cette dédicace-poème m’accompagnera dans le train pour Nancy, où nous fêterons les 79 ans de mon père, Malek. Tel un phénix, il renait de ses cendres depuis que nous menons ce travail de mémoire ensemble. La semaine prochaine, le 21 février, nous participerons à une discussion en public avec la romancière Alice Zeniter. La rencontre organisée par les Bistrots de l’histoire à la médiathèque de Ploufragan sera animée par la psychologue et politiste Mounira Chariet. De ce moment naîtra sans doute un autre texte… 

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