Dorothée Myriam Kellou (avatar)

Dorothée Myriam Kellou

auteure, journaliste et réalisatrice basée à Paris. Voir dmkellou.com

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 19 février 2024

Dorothée Myriam Kellou (avatar)

Dorothée Myriam Kellou

auteure, journaliste et réalisatrice basée à Paris. Voir dmkellou.com

Abonné·e de Mediapart

Bye bye Tibériade, nos effacements en miroir

« Bye Bye Tibériade »  de Lina Soualem sort mercredi 21 février en salles. L'occasion de partager, en miroir, un texte que j'avais écrit lors de ma rencontre avec ce film, en novembre dernier.

Dorothée Myriam Kellou (avatar)

Dorothée Myriam Kellou

auteure, journaliste et réalisatrice basée à Paris. Voir dmkellou.com

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Jour 2, je n'ai pas encore osé écrire. Comme si j'étais trop intimidée par le film Bye Bye Tibériade de Lina Soualem, par sa beauté, sa justesse, sa profondeur. Ou peut-être est-ce le désir de mettre en abîme nos récits, les placer à l'intérieur de cette oeuvre, à la fois contemplation et interrogation de la mémoire maternelle, familiale, collective en Palestine?

Elia Suleiman, grand réalisateur palestinien, qui était présent à l'Institut du Monde Arabe (IMA) lors de la projection le 8 novembre 2023, disait dans son dernier film It must be heaven, lui ou son double : « Tout le monde boit pour oublier. Les Palestiniens sont les seuls à boire pour se souvenir. » Je poursuis en filigrane : la mémoire est une forme de résilience, racontons-nous pour ne pas oublier qui nous sommes.

Bye bye Tibériade est un breuvage doux et amer. Nous l'avons bu collectivement pour se souvenir de la Nakba, « la catastrophe » en arabe, l'exode forcé des Palestiniens en 1948, au moment où nos êtres essayaient d'oublier. Impossible d'éluder l'actualité. Dans le public, Gaza était dans tous les esprits, dans tous les cœurs, moins sur les lèvres. Impossible d'en parler. Une forme de stupeur, de sidération.

« Je revis un trauma de guerre », a confié l'actrice Hiam Abbass, protagoniste du film,  sur scène à l'IMA, aux côté de sa fille Lina, la réalisatrice.  Elles ont très vite laissé place au film, plus à même de dire la douleur réveillée par l'actualité, approfondie par le déni et la justification des crimes, plus à même de sublimer la catastrophe vécue en 1948, blessure historique qui a fragmenté la Palestine. 

J'ai eu du mal à trouver le sommeil après la projection de Bye Bye Tibériade, un mélange d'excitation que procure le sentiment mêlé de beauté, de vérité et de stupeur. On dit qu'il faut raconter l'histoire pour qu'elle ne se répète pas. N'a t-elle pas été assez dite ? Faut-il encore la narrer ? Le poète palestinien, Refaat Al-Areer, tué le 7 décembre dernier à Gaza, me répond :

S'il était écrit que je dois mourir,

Alors que ma mort apporte l’espoir,

Que ma mort devienne une histoire.

Dans le film, c'est la douleur qui « devient une histoire ». Dans une scène marquante du film, Lina fait lire un texte à Hiam, qui retrace l'histoire de sa famille depuis la Nakba, dont son arrière grand-père ne s'est jamais remis. Il est mort de chagrin d'avoir perdu sa maison, ses terres, son bétail, son âne. Hiam, sa mère, l'actrice, lit le texte en français face caméra. Pied de nez à l'histoire, la fille lui fait jouer son propre rôle, l'invite à retrouver les habits qu'elle a laissés sur les berges du lac de Tibériade, où Lina a nagé dans les bras de sa mère, enfant.

Palestine, pays dont il était interdit de prononcer le nom à la création d'Israël. Palestine, pays effacé dans les mots mais qui résiste à l'effacement, resurgit dans les récits, la création notamment. Palestine, pays qu'Hiam a eu le désir de quitter à l'âge de 20 ans pour traverser les frontières, transgresser les interdits, culturels et politiques. Exister ailleurs, vivre libre, en exil, mais rattrapée sans cesse par la culpabilité d'être partie, par l'impression d'abandonner les siens, sa tribu, sa mère, sa terre, pour vivre ses rêves de cinéma et de théâtre. Étrange écho à ma propre histoire. Mon père, Malek Kellou, réalisateur algérien, a quitté sa tribu, sa terre, la guerre puis la dictature algérienne pour goûter à la liberté de création, enjeu si politique. Il m'a dit un jour que sa mère, ma grand-mère, en était morte de chagrin. Il est retourné en Algérie, mais il était déjà trop tard. Elle était déjà partie. Ineluctable retour, parfois trop tardif. Il faut parfois une excuse pour briser l'exil. J’ai trouvé la mienne. J'ai emmené mon père dans son village natal pour qu'il me raconte ce que recouvre l'effacement. La première fois que j'ai salué, sa, notre terre, j’avais déjà 20 ans.

Lina a connu la Palestine enfant. Elle est née en 1990. L'occasion pour Hiam d’emmener sa fille en Galilée, de la présenter à sa famille, de renouer avec elle, avec sa terre, la Palestine. De ce premier voyage, des suivants, chaque été, naîtront ces images filmées par le père de Lina, l’acteur Zinedine Soualem. Premières traces, premières archives qui enrichiront ce film né 30 ans plus tard, Bye bye Tibériade.

Qu'a quitté Hiam? Que reste t-il de la Palestine dans l'exil ?  « Un bout de langue », répond Lina, des fragments épars d'une mémoire familiale et collective dispersée. La réalisatrice s'interroge et nous questionne sur notre propre sensation de perte, souvent si présente chez nous, enfants d'exilés. 

Le film tisse ces archives personnelles avec des archives historiques de la Nakba, la catastrophe en images. Des maisons détruites, des familles sur les routes, le début de l'errance. Ces images d'archives me rappellent celles, très rares, de l'exode forcé des Algériens pendant la guerre d'indépendance, que j’ai documentées dans mon film « A Mansourah tu nous as séparés » et raconté dans mon livre « Nancy-Kabylie » (Grasset). Des images qui font aussi écho à celles de Gaza, filmées par les smartphones des populations déplacés et bombardées depuis l'attaque du 7 octobre. 

C'est ainsi que l'on fabrique les meilleurs films, en laissant l'espace au spectateur de continuer la broderie tissée à l'écran, à partir d'images qui ne sont pas les siennes, mais qu'il fait siennes. D'autres images, nos images, surgissent de nos abîmes à mesure que l'on s'immerge dans le film, comme Lina et Hiam dans l'eau du lac de Tibériade, motif récurrent du film. Des images imprimées dans nos mémoires, qui restent et nous travaillent des jours durant. Pourquoi me suis-je réveillée en pleine nuit hier avec l'image de cette scène ? Hiam assise aux côtés de sa mère, aujourd'hui disparue, immortalisée par le film. Hiam lui lit un poème qu'elle a écrit en arabe. Sa mère lui souhaite d'être un jour une grande poétesse, en langue arabe. 

Un rêve en creux. Que nous, enfants d'exilés, nous le devenions en français, notre langue, pour raconter la violence de l'effacement d'un peuple, d'une culture, d'une langue, d'une mémoire (à mettre au pluriel).

Merci aux poétesses Lina et Hiam de nous inviter à suivre ce chemin.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.