
Bel adage que celui-ci, mainte fois croisé sous le porche de la présidence d'une Université rennaise quand jeune étudiant j'errais entre les amphithéâtres lézardés et bondés. Je songeais, avec peine, à l'illustration pratique de cette maxime bien connue de Montaigne, cherchant vainement à saisir comment le cours de nos vies reflétait nos discours.
Samedi 21 février. La semaine de résistances à Nantes, lancée par un collectif spontané de résidents nantais et d'ailleurs, touchait à son point d'orgue. A la suite d'une semaine de rencontres et de discussions autour de la violence d’État et plus particulièrement des violences policières, économiques et sociales, des grappes de curieux-ses, d'énervé-e-s, de blessé-e-s, de meurtri-e-s, d’écœuré-e-s se rassemblèrent pour marcher et affirmer une colère qui chahute les consciences assemblées en fière procession de corps mutilés. La police mutile, touche les corps, assassine, mais à l'évidence ne peut pas faire taire le dégoût qui les rongent, la colère devient fougue et énergie nécessaire pour défiler, faire entendre les voix des blessé-e-s et des familles de victimes de la police. Car pour ces blessé-e-s le traumatisme n'est évidemment pas que physique, il touche les esprits et fabrique de la peur. Tenant fièrement une banderole sur laquelle le mot « résistances » se déclinait en plusieurs langues, comme un écho vers d'autres rives où luttent des Femmes, des Hommes qui ne peuvent plus respirer. « I can't breathe »est le cri des afro-américains face à une police raciste, qui assassine en pleine rue, « Que fais la police, ça crève les yeux », est lui l'étendard de cette assemblée des blessé-e-s qui ouvrit le cortège.
L'assemblée des blessé-e-s s'est réunie il y a peu à Montreuil (octobre 2014), ville où se dessinent depuis quelques temps déjà des collectifs présents et déterminés pour alerter sur les dérives, qui manifestement font système, de la police française et notamment dans les quartiers populaires. Associer les personnes qui ont été mutilées par les armes de la police est une nécessité pour peser dans le combat pour la reconnaissance de leur blessure comme un acte criminel exercé par un dépositaire de l'ordre public. Les procédures sont longues, décourageantes. La justice est plus prompt à relaxer les policiers, qui l’œil dans le viseur du LBD, ont mutilé sciemment un adolescent manifestant contre les réformes des retraites, des supporters de football, des militants pour le droit au logement, des enfants de moins de 10 ans. Cette lutte passe également par la rencontre avec la population, par l'alerte et l’information sur la généralisation de l'utilisation des armes à capacités meurtrières et mal nommées non-létales. Cette lutte donne de la voix aux morts sous les balles pernicieuses des hommes en uniformes. Cette lutte permet prendre conscience que quelque chose ne va pas aux pays de l'exemplaire savoir du maintien de l'ordre à la française qui s'exporte. Doctrine et armes traversent les frontières, se vendent comme des petits pains, généralisent la brutalité des États face à la répétition des mouvements sociaux contemporains. Des ouvrier-e-s polonais-e-s qui luttent contre les mesures libérales avilissantes, aux migrant-e-s assassiné-e-s par la police marocaine dans l'enclave de Mellila, par des Lanceur de Balles de Défense (LBD), contrer les dé-légitimations du pouvoir et les propositions d'alternatives solidaires des populations, nécessite un renforcement de la violence dite légitime. Ce renforcement se fait conjointement à un processus de construction de « mythes de justifications » qui sont l'émanation du système « politico-médiatique ». Leur proximité est d'ailleurs réaffirmée par les journalistes eux-mêmes du Club de presse de Loire-Atlantique qui firent un communiqué le 23 février pour dénoncer les violences subies par les journalistes dans le cadre de leur travail. Le 21 février 2015, comme aux précédentes manifestations, les journalistes sont également touché-e-s par les armes policières. Néanmoins, ils/elles comprenaient tacitement que les manifestants, eux, méritaient ce châtiment qu'ils dénoncent comme infamant. Une réunion avec le responsable départemental de la sécurité et le club de presse fut mise à l'ordre du jour très rapidement et Ouest-France proposa derechef un article a un représentant syndicale d'Alliance.
Cette construction du mythe de justification de la violence policière n'est pas une simple lubie de militant-e-s « d'ultra-gauche », dopé-e-s aux pamphlets insurrectionnalistes, tel que « A nos amis », mais bien une réalité objective qui transcende nos discours pour prendre forme sur les théâtres des luttes. L'idée que la sociologie critique, ou de manière plus général des sciences humaines et sociales, ne peut se déconnecter de la réalité du terrain en tant qu'acteur rend ce fait plus marquant encore. En effet, les médias locaux, qui sur Nantes se partagent principalement entre le gigantesque Ouest-France et le Nanto-nantais Presse-Océan, ont sans grande surprise alimenté les fantasmes sur des hypothétiques participant-e-s de cette manifestation. Lorsque le collectif de février 2015, collectif spontané des participants aux assemblées ouvertes de l'organisation, annonça la semaine et la manifestation, la presse locale ne reprenait que l'idée d'une nouvelle manifestation un an après le « saccage » de la ville, titrait des articles qui oubliaient le fond des revendications sociales soulevées, mais qui mettaient en avant l'image d'une nouvelle manifestation à haut risque. Un mois avant la manifestation, avant même qu'il ne soit réellement acté un défilé plutôt qu'un rassemblement au sein de l'assemblée, la presse distilla des images anxiogènes de cette manifestation à venir, jouant sur la taxinomie des acteurs-rices y participant. Tout d'abord inclus-es dans la nébuleuse appellation de ZADistes, ce qui ne recouvre évidemment aucune réalité politique, cette presse alimenta l'idée que la manifestation pouvait dégénérer et fit monter la pression d'un cran. Sur fond de prophétie dépeignant l’arrivée de hordes de barbares souhaitant mettre à sac la ville, les pythies du désordre allèrent jusqu’à interroger le député écologiste François de Rugy qui se permit une comparaison douteuse entre les militants qui luttent contre les violences policières et les attentats du 7 janvier. L’esprit Charlie permet la comparaison malheureuse et mensongère entre manifestants et terroristes. C'est dans cette ambiance que la manifestation tant annoncée arriva. La justification a prioride la brutalisation du maintien de l'ordre face à des mouvements sociaux permit de faire accepter plus facilement la férocité de sa répression. Car quel « bon citoyen » irait remettre en cause le bien-fondé de l'utilisation de la force face à des Femmes et des Hommes qui « ne viennent que pour saccager » ? A force de photos chocs sur lesquelles, sur fond de paysage urbain enfumé et rougeoyant de flammes destructrices, se tenaient des manifestants-e-s habillé-e-s en sombre et bien souvent rendant aux forces de l'ordre les palets de lacrymogènes qui essaiment au passage des cortèges.

Ce jour du 21 février 2015 fut alors un nouvel exemple du modèle de gestion de foule à la française, que certains démocrates autoritaires érigent comme un modèle. Les organisateurs de la manifestation avaient prévu un rassemblement à midi pour démarrer la mobilisation par un moment convivial autour d'un pique-nique. Déjà les policiers commençaient à s'installer, à sanctuariser l'espace public par une occupation par le biais de nombreux véhicules, de barrières et d'hommes en armes. L’objectif de ce déploiement sur l’espace public est bien connu dans les dynamiques d’occupation coloniale, faire du nombre et sanctuariser l’espace de la ville, mettre l’espace public en état de siège. Pour cela, les esprits préparés par les nombreux articles anxiogènes, annonçant les violences de la manifestation à venir (culpabilité par anticipation), ont conditionné les résidents nantais ne prenant pas part à la manifestation. Cet état de siège préventif est accentué par la collaboration avec les services de transport public. En effet, le réseau TAN à Nantes avait décidé de ne pas desservir le centre-ville dès 13h30 pour cause de manifestation. Très rapidement les grappes de soldats de l’intérieur se mirent en place et les flash-ball se braquèrent sur les visages de ceux qui défilaient. Bien que les revendications de cette marche portaient sur le surarmement de la police et son utilisation licencieuse et disproportionnée, l’usage des armes mutilantes fut tout de même attesté. Treize balles de défense furent tirées sur la foule, selon la police. Un journaliste et un manifestant subirent de plein fouet le choc de cette arme à feu. Après un défilé qui pu se dérouler sans sans réel accroc, dans une ambiance colorée, festive et déterminée, la police derrière ses boucliers et ses armes pointées sur les manifestants décidèrent d’évacuer les lieux, la démonstration de solidarité et de lutte contre les dérives de l’État avait assez durée. Les canons à eau s’agitèrent et les groupes d’agents de la BAC procédèrent à des interpellations à l’aveugle, blessant notamment un journaliste, tout en lui proférant des menaces de mort si ce gredin osait revenir ici témoigner de ces initiatives sur les violences policières; mais aussi un secouriste qui fut mis a terre sans discernant, matraqué et dont le matériel médical fut détruit. Henry Dunant doit se retourner dans sa tombe de voir que la neutralité du personnel de santé sur les conflits est bien mieux respectée sur les terrains extérieurs quand dans les artères de nos propres villes. Dans cette logique deterrorisationet de “chasse” aux manifestants, l’objectif opérationnel pour la brigade est de pouvoir démontrer que toute personne présente sur des lieux de manifestations contre l’État, sa politique et son appareil, sera pourchassée, brutalisée et arrêtée. Ces policiers se comportent comme des hordes de miliciens, arborant des masques “têtes de mort” bien connus des mercenaires, ils menacent ouvertement des journalistes et des pompiers venus assurer l’équipe médical de manifestation, ils insultent et molestent un jeune gay, d’un collectif LGBT de Nantes et obtiennent des tribunes dans les médias locaux pour distiller dans l’esprit des bons citoyens la peur du “casseur” qui déferle et dont la seule réponse à apporter est la férocité répressive.
Il est évident que cette pratique dépasse les règles de procédure de gestion de foule et de maintien de l’ordre sur l’espace public. Ces pratiques d’utilisation d’armes à outrance, de mutilation des manifestants et de répression féroce par des forces de l’ordre en grand nombre sont néanmoins légitimées par la justice et donc constitue une pratique en voie de régulation. En effet, à la suite de ces arrestations arbitraires, 4 personnes sont passées en comparution immédiate le lundi 23 février et le mardi 24 février. Des peines d’une exemplaire sévérité furent appliquées, alors que les chefs d’accusations semblaient eux dérisoires. Prenons l’exemple d’un jeune homme de 22 ans, au casier vierge, ne résidant pas à Nantes. Jugé lundi, alors qu’il a reçu un ITT de 5 jours par le médecin en garde à vue après avoir été touché à la hanche par un tir de LBD, il a été accusé de violence sur policier sans ITT, de “rébellion” et de participation à un attroupement armé (il tenait un caillou dans sa main). Il a été condamné à 6 mois de prison dont 4 assortis d’un sursis et deux mois fermes sans mandat de dépôt, plus 3 ans d’interdiction de Loire-atlantique et 400 euros de préjudice moral à verser à chacun des quatre policiers qui l’ont interpellé. Nous ne révélerons pas les identités des ces policiers, mais nous savons de source judiciaire qu’ils arrondissent leur fin de mois avec du préjudice morale. Évidemment la blessure est elle passée à la trappe, et la condamnation justifie l’utilisation du LBD. Sur les quatre comparutions immédiates, de la prison ferme a été requise, alors que les chefs d’accusations ne stipulaient aucun ITT sur les gardiens de la “paix”. L’exemplarité et la rudesse des ces condamnations ne peuvent que faire tressaillir. La justice confirme donc ce glissement des pouvoirs publics et de leurs forces coercitives, d'empêchement d’expression de la colère populaire, de revendication et de proposition d’alternatives. La justice participe à l’obstruction de l’espace public comme pour museler l’expression des gens et leur capacité politique de définition de l’intérêt commun. La démocratie contemporaine se construit donc sur une gestion autoritaire de l’expression public, professionnalisant une élite politique et dé-légitimant toutes remises en cause des actions du pouvoir. Peur, occupation de l’espace, mutilation des corps et acharnement juridique disproportionnée, sont les mamelles de ces orientations sécuritaires. En ce 5 mars, cette promptitude à juger des manifestants fait résonner les pas perdus des victimes des violences policières à reconnaître les policiers tireurs comme coupables. Alors qu’à Bobigny s’ouvre le procès du policier qui à mutilé Geoffrey, alors qu’il avait 16 ans et qu’il bloquait son lycée en contestation à la réforme des retraites, ces peines exemplaires montrent un poids deux mesures de cette justice qui ne protège plus les citoyens et résidents contre les dérives étatiques, mais qui condamne lourdement des manifestants et relaxe des policiers qui aux yeux du droit français devraient être juger pour un crime.
Finalement je comprends mieux en quoi le cours de nos vies est le vrai miroir de nos discours, comment nos discours sur les violences policières reflètent cette volonté de l’État de faire des résidents de nos métropoles des hordes de Zombies ne participant plus à la définition des biens communs de nos sociétés. Les débats menés au cours de cette semaine de résistances à Nantes se sont ouverts sur des discours illustrant ce cours de vie. Les termes « Violences d’État » sonnent creux, ils sont de ces images galvaudées, vidées de leur substance sémantique première pour recouvrir une expression dévalorisée, rejetée dans le répertoire des formules toutes faites des « militants d'ultra-gauche ». Cette construction de la dé-légitimation des mouvements sociaux permet de faire passer les manifestants sur ces problématiques pour des casseurs, des violents, des personnes coupables de déréguler le cours aseptisé de la quotidienneté. Les architectes de ce mythe de domination sont évidemment les médias et les instances de pouvoir avec lesquelles ceux-ci collaborent. Taxinomie et individualisation de la répression sont les nouveaux modus operandide la répression de l’État. La taxinomie, le fait de qualifier des manifestants de “casseurs”, “violents”, “Zadistes”, “black bloc”, agit sur le fantasme de la dangerosité de manifestations, souventa priori, afin de légitimer la brutalité répressive qui s’ensuit. De même que l’effort de beaucoup de journalistes à comparer les blessures par la police et celle des policiers, sans même connaître la réalité de ces dernières, installe dans la tête des gens cette équivalence entre un manifestant désarmé ou faiblement armé (avec des projectiles de fortunes) et policier surarmé et protégé. Si réellement les blessures des policiers étaient telles qu’indiquées éhontément, alors il faudrait revoir les contrats de l’État avec les industries de l’armement et de la sécurité.
Ce cours de vie, cette quotidienneté reflète bien nos discours, il les façonne et permet une analyse des transformations politiques dans nos démocraties contemporaines. Il est indéniable que nous connaissons dans le monde, portées par les dynamiques hétéronomes de la mondialisation, des transformations du rapports au pouvoir et de la domination rationnelle-légale. Ce que l’on nomme et que l’on décrit comme “un désintéressement des citoyens à la politique”ou encore “une crise de défiance”est en fait un basculement dans les rapports politiques hérités de la modernité. Ce délitement de la légitimité de l’État moderne, provoque nécessairement une accentuation des mouvements sociaux et donc de le contestation du pouvoir en place. Le tour de passe-passe Charliesquene donne qu’un court répit et permet à l’État, sous couvert de menaces terroristes, de suspendre certaines libertés publiques au nom de l’impérieuse nécessité sécuritaire. Un vademecum bien connu déjà du monde économique, quand l’austérité stérile, qui engraisse les gros et amaigris les plus faibles, se justifie par uneffortpatriotique pour sortir le pays du chômage et de la crise. Néanmoins nous assistons dans le cours de nos vies à une brutalisationde la répression des mouvements sociaux et à une disqualification des objets de lutte. Afin de maintenir la mythe démocratique de représentants politiques agissant pour la chose commune, on renforce les doctrines et l’armement policier, on touche les corps comme une répression individuelle et stigmatisante pour sortir les personnes des élans collectifs de contestations. On daigne reconnaître la responsabilité des policiers qui mutilent et tuent des citoyens; on façonne l'obéissance en France, comme on maintenait les colonisés sous le joug colonial. Face au déficit de reconnaissance de la légitimité de l’État à gouverner, la remise en cause progressive et exponentielle de l'action de l’État marque bien cette transformation latente de la reconnaissance citoyenne d'un pouvoir légitime. Cette dé-légitimation du pouvoir démocratique procède à la restructuration de l'espace public et l'organisation d'une société civile mettant en avant des solutions alternatives de la gestion de la cité. Ancrer sur un territoire domestique de la quotidienneté et non plus sur un territoire politique mythifié, de nombreux mouvements sociaux tentent d'infléchir certaines politiques publiques. Imperceptiblement les rapports de pouvoir révèlent une colonisation interne différenciant les acteurs et réprimant toute remise en question citoyenne et collective du pouvoir.
JL
Photos: Evan Forget, Taranis News, KforC Production.