Les négociations menées à Bruxelles sur la stratégie « De la ferme à la table » et la réforme des statistiques agricoles en cours risquent de laisser la science de côté. Plusieurs États membres s'opposent aux propositions visant à moderniser la manière dont l'Union européenne collecte les données sur l'utilisation des pesticides. En s'opposant à ces propositions, ils privent les scientifiques des données dont nous avons besoin pour pouvoir surveiller de manière indépendante l’utilisation et la sûreté des pesticides.
Actuellement, les seules données disponibles sur l'utilisation des pesticides sont très peu utiles aux scientifiques. Nous n’avons accès qu’à une estimation de l'utilisation des pesticides par pays, basée sur une enquête facultative envoyée à un petit groupe d'agriculteurs. Pire encore, un seul secteur agricole est échantillonné chaque année, de sorte que la plupart des années, pour la plupart des cultures, nous ne pouvons travailler qu'avec des données anciennes.
Pour remédier à cette situation, la Commission européenne est en train de réformer le cadre juridique des statistiques en proposant un règlement sur les statistiques des intrants et les produits agricoles. Cette législation impose aux États membres de collecter des statistiques sur l'utilisation des pesticides. Il est proposé que les États membres collectent les données que les agriculteurs doivent déjà compiler sur leur utilisation de pesticides, et que les Etats les transmettent à Eurostat. Eurostat rendrait ensuite les données anonymes et les publierait, créant ainsi un vaste ensemble de données complètes.
Avec une équipe de chercheurs en pesticides issus de diverses disciplines, nous avons rédigé une lettre soutenant cette réforme. Chacun d'entre nous a reconnu l’importance de disposer de plus de données sur l'utilisation des pesticides pour la science, et les possibilités que cela offrirait pour étudier l'impact des pesticides sur la santé humaine et environnementale.
Si la réglementation de l'UE en matière de pesticides est incontestablement la meilleure au monde, il est également vrai que le système présente de nombreux défauts et omissions. C'est aux scientifiques, ceux qui ne travaillent pas pour le système réglementaire ou l'industrie agrochimique, qu'il incombe de combler ces lacunes du système. Leurs recherches ont joué un rôle prépondérant dans l’autorisation ou l’interdiction des pesticides. Ce fut notamment le cas pour les néonicotinoïdes, des insecticides que l'UE a autorisés sur la base des données de l'industrie agrochimique, mais qui ont ensuite été interdits lorsque des scientifiques ont réalisé des expériences plus détaillées qui ont révélé de graves impacts sur les abeilles. Pour que nous puissions assurer cette surveillance indépendante, il faut que les institutions européennes, y compris les gouvernements nationaux au sein du Conseil, facilitent nos recherches, principalement en nous fournissant de meilleures données sur le lieu et le moment où les pesticides sont utilisés.
En ayant accès à un ensemble de données sur l'utilisation des pesticides à l'échelle de l'UE, il nous serait possible d'étudier les impacts réels des pesticides, plutôt que de nous contenter d'expériences en laboratoire. Nous serions en mesure de comparer directement comment, où et quels pesticides sont utilisés et si oui ou non ils sont utilisés avec des populations ou un environnement particulier à proximité. La portée et l'échelle d'un tel ensemble de données permettraient de détecter même les effets mineurs des pesticides, ce qui fournirait ensuite davantage d'informations à l'EFSA, à la Commission et aux autorités nationales pour déterminer si l’utilisation des substances sont ou non sûres.
Créer ce type de base de donnée est faisable, cela a même déjà été fait. La Californie collecte des données de ce type depuis 70 ans, sans problème majeur. La proposition de l'UE est donc loin d'être une idée révolutionnaire. La transparence et la disponibilité des données que cette approche a apportées ont permis aux scientifiques californiens d’étudier un certain nombre de questions importantes sur les pesticides. Les scientifiques ont pu déterminer comment et où les espèces menacées et les abeilles sont exposées aux pesticides, et comment les cours d'eau sont pollués par ces derniers. Les chercheurs en santé humaine ont pu déterminer quelles substances sont utilisées près des zones résidentielles et comment elles ont des effets négatifs sur la santé humaine.
Il est vrai qu’une telle base de donnée serait plus coûteuse à créer que de maintenir le système existant, mais la transparence et les possibilités de recherche qu'elle permettrait constitueraient un solide retour sur investissement. Nous savons déjà que les pesticides peuvent avoir des effets négatifs sur la santé humaine et environnementale. Donner aux chercheurs un outil adéquat pour identifier les substances qui sont ou ne sont pas sûres contribuerait à prévenir de tels dommages. En fin de compte, cela conduirait à de meilleurs résultats pour la santé humaine, ce qui permettrait aux gouvernements d'économiser sur les soins de santé. En outre, cela contribuerait à la protection de la faune et de la flore, ce qui est en soi précieux, mais qui améliorerait aussi les rendements agricoles grâce à une meilleure pollinisation et à la lutte contre les parasites.
L'un des grands axes de la stratégie « De la ferme à la table » est l'objectif de réduction de 50 % de l'utilisation et des risques liés aux pesticides d'ici à 2030. Cet objectif est vide de sens en l'absence des données qui nous permettent de savoir s'il a été atteint. Si l'objectif est de réduire les risques liés aux applications de pesticides, il est impossible de savoir si cet objectif est atteint si nous ne savons pas quand et où les pesticides sont pulvérisés.