Ce n’est pas l’ordre donné qui oriente les décisions, mais une atmosphère. Ce que l’on appelle couramment la politisation de la justice ne renvoie pas à un simple alignement idéologique : elle traduit une mutation culturelle, un brouillage des repères symboliques entre le droit et le politique.
Une justice politisée n’est pas nécessairement une justice soumise. Elle est une justice qui, peu à peu, perd sa distance critique. Là où l’indépendance devrait être un principe structurant, elle devient une posture fragile, mise à l’épreuve par la recherche de reconnaissance, par la peur du discrédit ou de l’isolement. La neutralité du juge ne dépend pas seulement de la loi : elle repose sur un effort constant de séparation d’avec le monde politique, effort que l’époque rend de plus en plus difficile à maintenir.
Le pouvoir agit rarement par contrainte directe. Il agit par imprégnation. La politisation de la justice s’installe dans les réflexes professionnels, dans les carrières à protéger, dans les hiérarchies administratives. Elle s’exprime dans la manière dont certains dossiers sont médiatisés, d’autres mis en attente, certains classés avec une prudence opportune. Le politique fabrique le cadre dans lequel certaines décisions deviennent plus « naturelles » que d’autres.
Cette dérive est d’autant plus préoccupante qu’elle s’accompagne d’une transformation psychologique. Dans une société saturée d’images et d’opinions, la justice ne veut plus seulement être juste : elle veut être comprise, parfois aimée. Or, vouloir être aimée, c’est déjà commencer à plaire. Et plaire suppose de s’ajuster, d’épouser les attentes du moment. Ce glissement vers la séduction médiatique altère la fonction symbolique du droit, qui repose précisément sur sa capacité à résister à l’émotion collective.
Le rôle de la justice, dans une démocratie, n’est pas de suivre le mouvement social ou politique, mais d’en préserver la cohérence interne. C’est une fonction de résistance. Résister à la pression du pouvoir, mais aussi à celle de l’opinion. Lorsque cette résistance faiblit, lorsque la justice devient perméable aux logiques d’influence, elle cesse d’être un contrepoids : elle devient un relais. Ce basculement, presque imperceptible, change la nature même du lien démocratique.
Un exemple frappant. En 2017, sous les regards du monde entier, le juge Sérgio Moro ordonne la condamnation de l’ancien président Lula pour corruption dans l’affaire dite du “triplex”. Dès l’aube, les forces de l’ordre investissent l’appartement, les images tournent, les médias s’emparent du procès comme d’un spectacle. Mais tandis que la nation retient son souffle, surgissent des doutes : des conversations internes fuitées montrent Moro conseillant les procureurs, orientant l’enquête, accélérant les procédures.
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Et la France n’est pas à l’abri de tels glissements. Ici aussi, certains dossiers semblent rythmés par le calendrier électoral ou par les vagues médiatiques. À chaque fois, le soupçon plane : celui d’une justice qui ne se contente plus de dire le droit, mais qui pèse, parfois inconsciemment, sur la scène publique. La politisation n’est pas un événement ponctuel : c’est un processus lent, continu, nourri de renoncements et d’habitudes. Elle avance avec la complicité du silence, avec la fatigue des magistrats, avec l’indifférence des citoyens. Elle n’a pas besoin d’ordres ni de censure : il lui suffit que chacun s’habitue à ne plus s’étonner.
Rétablir une justice réellement indépendante suppose donc un travail collectif, intellectuel et moral en restaurant une culture de la distance. Une justice démocratique n’est pas celle qui s’adapte à son temps, mais celle qui se tient, fermement, à l’écart de ses passions.
Fanny Bauer-Motti