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L’idée freudienne d’un inconscient structurant les comportements a longtemps séduit les magistrats : elle semblait offrir une clé d’accès à la vérité psychique des auteurs et des victimes. Mais ce langage d’interprétation, efficace dans la cure, se révèle dangereux dans le droit. Car la psychanalyse ne prouve rien : elle suppose, elle interprète, elle lit entre les lignes. Dans un procès, ces glissements peuvent avoir des conséquences graves.
L’expertise judiciaire devrait s’appuyer sur la clinique et l’observation : des faits, des entretiens, des tests validés, une méthode transparente. Or, l’approche psychanalytique substitue souvent au constat une interprétation symbolique. Le risque est que l’expert se mette à déduire ce que le sujet « représente », plutôt que de décrire ce qu’il manifeste. Cette confusion entre lecture psychique et évaluation scientifique brouille le rapport de la justice à la vérité.
L’affaire Tariq Ramadan en a donné un exemple frappant. Dans son rapport d’expertise, le psychiatre Daniel Zagury, d’orientation psychanalytique, affirmait que les plaignantes pouvaient être « sous emprise » et que les musulmanes avaient « plus de probabilité » d’y être, car « l’islam ne donne pas de libre arbitre ». Une phrase qui a suscité une indignation légitime, tant elle repose sur un préjugé culturel plutôt que sur un constat clinique. Plus troublant encore : il avait d’abord indiqué avoir rencontré l’une des plaignantes dans son écrit assermenté avant de reconnaître qu’il ne l’avait jamais vue, expliquant qu’il s’agissait d’une « erreur ». Cette légèreté dans un dossier aussi sensible révèle combien l’expertise fondée sur la projection interprétative peut se détacher du réel.
À Strasbourg, un autre cas a récemment relancé le débat sur les pratiques d’expertise. Le docteur Henri Brunner, psychiatre et expert judiciaire, a été radié par la chambre disciplinaire du Conseil de l’Ordre du Grand Est en 2025, après plusieurs plaintes portant sur la qualité et la méthodologie de ses expertises. Les décisions disciplinaires, publiques, évoquent des entretiens jugés trop brefs et des rapports contestés sur la forme. Le docteur Georges Federmann, psychiatre également strasbourgeois, s’est publiquement opposé à Brunner et a contribué à alerter sur ces dérives, soulignant la nécessité de pratiques plus respectueuses des personnes et des protocoles d’observation.
Ces affaires révèlent un problème structurel : l’absence de frontière claire entre la psychanalyse, la psychiatrie et la psychologie clinique dans les expertises judiciaires. Beaucoup d’experts se réclament du champ « psy » sans préciser leur méthode ni leur cadre théorique. Or, la justice ne peut se fonder sur des interprétations subjectives. Elle exige des analyses vérifiables, des conclusions fondées sur des données observables, et un contradictoire possible. Une expertise n’est pas une lecture de l’âme, c’est une évaluation des faits psychiques au regard du droit.
Lors d’un procès récent, un expert appelé à se prononcer sur un jeune homme soupçonné d’embrigadement a, par erreur, confondu son dossier avec celui d’un co-mis en examen. L’entretien a ainsi porté sur la personnalité et les antécédents d’une autre personne. Ce type d’erreur, qui aurait pu sembler anecdotique, souligne à quel point la chaîne de contrôle des expertises reste fragile. Quand la parole de l’expert devient un discours d’autorité non vérifiable, la justice perd son ancrage.
Le débat ne consiste pas à rejeter la psychanalyse, mais à la remettre à sa place : celle de la parole intime, du soin, du temps long. Dans le cadre judiciaire, où chaque mot peut devenir un acte de pouvoir, l’interprétation symbolique doit céder le pas à la rigueur clinique. La psychologie et la psychiatrie moderne disposent d’outils validés, de protocoles reproductibles, d’une éthique de l’observation. C’est sur cette base que la justice peut s’appuyer, non sur des hypothèses de sens qui échappent à toute vérification.
La psychanalyse a beaucoup apporté à la compréhension du sujet, mais elle ne peut servir de boussole dans une salle d’audience. Une justice démocratique ne peut se permettre que le sort d’un individu dépende d’une interprétation. Le soin et le droit n’obéissent pas aux mêmes règles : l’un explore, l’autre décide. Confondre les deux, c’est risquer qu’un langage d’écoute se transforme en instrument de pouvoir et de manipulation.