Vendredi 7 janvier 2022, à la matinale de France Inter, Bruno Latour déclare, à propos de l'écologie politique : "Elle réussit l'exploit de paniquer les esprits et faire bailler d'ennui." [1] En effet, les informations inquiétantes sur le changement climatique se multiplient et les réactions restent inaudibles. Etouffé par la guerre en Ukraine, le rapport préoccupant du GIEC, publié le 28 février, n'a pas fait la une des quotidiens. De la même manière, le sujet de l'urgence climatique aura peiné à s'imposer durant la campagne électorale. Pourtant des évènements remarquables font régulièrement l'actualité : des températures anormalement hautes pour la saison ont été enregistrées en mars en Antarctique, causant probablement l'effondrement d'une barrière de glace de 1200 km2, le 15 mars.
Face à cette situation, Pierre Charbonnier, philosophe et professeur à Science-Po, questionne cette contradiction : "on peut aujourd’hui constater un écart assez important entre l’énorme déferlante d’informations et d’angoisses véhiculées par la crise écologique, et la difficulté pour la plupart d’entre nous à se représenter correctement la nature de cette crise." [2] La difficulté que nous avons à nous représenter la crise écologique serait au cœur de l'inaction fataliste. Comment alors se représenter la nature de cette crise ?
Pierre Charbonnier regrette que seule l'étude de l'état moderne et du système de commerce international soit au centre des enseignements à Sciences Po. Dans un article de la revue Le Grand Continent, il déclare : "on peut considérer que ce qui est oublié dans cette organisation des savoirs et des pouvoirs, ce sont les liens permanents qui se construisent entre les institutions sociales et le monde extérieur, le monde naturel, les ressources et les territoires." [3] La science politique, l'économie, l'histoire devraient interroger les liens entre organisations sociales et environnement. Les sciences sociales ont un rôle à jouer dans la lutte contre le changement climatique, et notamment pour nous aider à nous représenter la transition énergétique.
Dans un article intitulé "200 000 ans de transition énergétique" du magazine L'Histoire, Mathieu Arnoux, directeur d'études à l'EHESS, défend l'utilité de la discipline historique. Il interpelle : "Est-il besoin de longues recherches pour découvrir que l'énergie est une question majeure de l'histoire de l'humanité ?". Plus récemment, le 21 avril, le collège de France a organisé un colloque sur l'énergie solaire et les société, avec une intervention des historiens Thomas Le Roux et Françoise Jarrige, intitulée : "L'énergie solaire dans l'histoire : interroger la transition grâce aux sciences sociales."
Les transitions énergétiques
La transition énergétique est au centre de l'histoire de l'énergie. Si l'homme avait utilisé le même type d'énergie depuis le début de l'aventure humaine, il n'y aurait pas d'histoire à raconter. La force des biomasses succéda à la force musculaire. Le bois permit de produire de l'énergie, pour se chauffer mais aussi pour se nourrir. L'homme apprit à se servir de l'énergie hydraulique, avec l'invention des moulins à eau. Le Moyen-Age connut un prodigieux essor économique grâce à l'invention des moulins à vent. L'âge des biomasses fut remplacé par l'âge des énergies fossiles, avec en premier lieu, l'utilisation du charbon bientôt supplantée par le pétrole. Cette trame narrative est vraie, à condition de ne pas oublier qu'il s'agit d'une transition d'un mix énergétique à un autre, et non du remplacement d'une énergie par une autre.
L'historien Jean-Baptiste Frezzos met en garde contre l'usage abusif du terme "transition énergétique", qu'il juge être "un leurre dangereux". Une énergie ne remplaça pas une autre, comme le suggère l'idée de transition. Il affirme que l'histoire de l'énergie n'est pas faite de transitions, mais "d'additions successives de nouvelles sources d'énergie primaire". Si la découverte de nouvelles énergies s'ajoute aux anciennes, et n'est pas la transition d'une énergie à l'autre, on peut tout de même considérer ce "processus cumulatif" comme une "phase de mutation", rappellent les historiens Pierre Lamard et Nicolas Stoskopf. Le mot transition rend bien compte d'une période de questionnement, de rupture, inhérente aux enjeux énergétiques.
L'histoire de l'énergie nous rappelle que les transitions d'un modèle énergétique à un autre ont été multiples. Finalement, elle est un invariant des civilisations. Tout comme les pénuries d'énergie inquiétèrent les sociétés. Tout au long de la période moderne, l'Europe craint une pénurie de bois. Le charbon se présente alors comme une solution. De même que quand le charbon vient à diminuer à la fin du XIXe siècle, le pétrole apparaît en sauveur. Ce discours, faisant des nouvelles énergies, des énergies messianiques, a longtemps prévalu dans l'historiographie. Une nouvelle génération d'historiens affirme que l'histoire de l'énergie n'est pas une histoire de successions d'innovations techniques, mais repose bel et bien sur les choix des sociétés en matière de système énergétique.
Les énergies alternatives
De fait, les énergies alternatives ne sont pas nouvelles. Au Danemark, la région rurale du Jutland se fournit en énergie électrique grâce aux moulins à vent, jusque dans les années 1950. L'énergie solaire agite les esprits en France dès le second empire. L'ingénieur Augustin Mouchot tente de développer l'industrialisation de ses appareils solaires. L'utilisation de cette technologie est envisagée dans les territoires très ensoleillés, telle que l'Algérie. En 1890, l'ingénieur Charles Louis Abel Tellier se met à rêver de "La conquête pacifique de l'Afrique occidentale par le soleil", dans son livre éponyme. Quant à la Suisse, elle résiste pendant de nombreuses décennies à l'utilisation des énergies fossiles, en développant avec de grands barrages, l'énergie hydraulique. La création d'un réseau ferroviaire permet à la Suisse de s'approvisionner en charbon, qu'elle ne produit pas. En 1888, la vapeur ne représente que 33% des forces motrices installées dans les entreprises suisses soumises à la loi sur les fabriques. Aux Etats-Unis en 1904, 30% des voitures sont électriques et en 1950, 80% des habitations en Floride sont équipées de chauffe-eau solaire.
Pourquoi ces énergies ont-elles échoué à s'imposer ? Augustin Mouchot manque de financement pour perfectionner ses appareils solaires, jugés trop couteux et nécessitant trop d'espace. Les énergies dites renouvelables ne répondent pas aux aspirations nouvelles des sociétés. L'idée d'une énergie abondante, à bon marché et disponible en continu s'impose au XXe siècle. La centralisation énergétique devient la norme. Les énergies renouvelables ne produisent pas assez, en continu. Au-delà des innovations technologiques, le choix du mix énergétique dépend des valeurs, des peurs, des aspirations et des conditions matérielles des sociétés. Des choix sont faits. Si aujourd'hui la consommation dicte les besoins en énergie, dans les années 30, ce fut l'offre en énergie électrique, surproduite, qui dicta des politiques publiques de consommation. A cette époque, les régions rurales se satisfaisaient d'une ampoule et d'une radio. Comme le démontre les historiens Alain Beltran et Patrice Carre : "les pouvoirs publics s’attachent donc à convaincre les populations du bien-fondé d’une consommation accrue", dans le contexte de la crise économique des années 30.
L'histoire de l'énergie et les guerres
Les périodes de guerre ont été un terrain d'exploration des énergies alternatives. Pendant la Première Guerre Mondiale, les mines de charbon situées en France dans les zones de combat, sont inaccessibles. Le mélange essence-alcool se démocratise, encouragé par les pouvoirs publics. Ce carburant fut proposé à la vente jusqu'en 1954. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, le pétrole se fait rare. Après l'attaque par la flotte britannique de la flotte française à Mers-El-Kébir en 1942, la France n'est plus approvisionnée en pétrole par l'Irak et le continent américain. De la même manière, la Pologne et la Roumanie, pays producteurs de pétrole en Europe tombés sous le joug allemand, n'approvisionnent plus la France. L'utilisation du vélo s'intensifie et des dizaines de milliers de véhicules à travers l'Europe se convertissent au gazogène. Le gazogène s'obtient à partir de matières solides tels que le bois, le coke ou l'anthracite. Le retour du pétrole, et ses avantages, entraîne la disparition des voitures fonctionnant avec ces carburants. La Suisse, sous pression car n'ayant plus que l'Allemagne comme fournisseur de charbon, augmente sa production d'hydroélectricité. Les périodes de guerre permettent l'utilisation d'énergie alternative, mais elles sont surtout des périodes de remise en cause des habitudes de consommation.
Suite à la guerre du golfe en 1973, la France est privée de pétrole par son principal fournisseur. Le gouvernement de Pierre Messmer décide alors de forcer les Français à consommer moins, à l'aide de mesures coercitives : arrêt des émissions de télévision après 23 heures, arrêt de l'illumination des vitrines des magasins la nuit, limitation de la vitesse sur les autoroutes et plafonnement du chauffage dans les foyers. Bruno Lemaire a déclaré, à l'occasion de la conférence ministérielle du mercredi 9 mars, que la crise énergétique actuelle était "comparable en brutalité au choc pétrolier de 1973." Seulement pour le moment, aucune mesure visant à contraindre la consommation des Français n'a été prise .
Aujourd'hui, à la faveur du conflit en Ukraine, une convergence entre écologie et enjeux géopolitiques apparait. Le rapport RTE, publié en octobre 2021, sur les scénarios possibles de transitions énergétiques permettant d'atteindre l'objectif d'une économie décarbonée d'ici 2050, mentionne la sobriété énergétique comme solution. Dans une tribune publiée dans le journal Le Monde, Jean-Michel Glachant et Christian Gollier plaident en faveur de la sobriété énergétique pour cesser de financer la guerre de Vladimir Poutine. Pierre Charbonnier prône quant à lui, ce qu'il appelle une "écologie de guerre." Alors, s'agit-il d'une remise en question profonde du modèle de consommation ou d'un effort de guerre ? Les guerres bouleversent les habitudes de consommation des individus, mais pas durablement. Changer de modèle de consommation reste un choix pour les sociétés, et non une contrainte durable après la guerre.
L'histoire de l'énergie nous enseigne que les transitions énergétique ne peuvent être réduites à des progrès techniques, mais qu'elles sont le produit des choix, des valeurs, des aspirations et des conditions matérielles des sociétés. Ce faisant, elles nous rassurent : nous ne sommes pas les premiers à faire face au problème de la transition énergétique. Elles nous rappellent également une question fondamentale : comment les sociétés peuvent-elles exister sans épuiser les ressources naturelles dont elles ont besoin ? De quoi nous faire quitter le catastrophisme ennuyeux de la question du réchauffement climatique, pour nous amener à réfléchir aux débats de sociétés.
Bibliographie :
Fressoz Jean-Baptiste, "Pour une histoire désorientée de l'énergie", Entropia. Revue d'étude théorique et politique de la décroissance, n°15, automne 2013.
Jarrige François, " 'Mettre le soleil en bouteille' : les appareils de Mouchot et l'imaginaire solaire au début de la Troisième République", Romantisme, 2010, n°150, p. 85-96.
Jarrige François, Vrignon Alexis, Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, La Découverte, "Sciences humaines", 2020.
Mathis Charles-François, Massard-Guilbaud Geneviève (dir.), Sous le soleil, Systèmes et transitions énergétiques du Moyen Age à nos jours, De La Sorbonne Editions, 2019.
Pierre Lamard, Nicolas Stoskopf (dir.), La transition énergétique, un concept historique ?, Septentrion, 2018.
Rabourdin Sabine, Vers une nouvelle révolution énergétique ?, Le cavalier bleu, 2011.
Warde Paul, "Fear of Wood Shortage and the Reality of the Woodland in Europe, c. 1450-1850", History Workshop Journal, 2006, n°62, p. 28-57.