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Coup de folie sur la co-videange
(De l'intellectualité suspendue à la pensée mutique)
Il n'y a pas que les industries du transport ou du tourisme à se trouver sinistrées par la folie sani-mondialitaire : il y a surtout la pensée « normale », à savoir, statutaire. Après avoir tenté quelque peu vainement de courir après les chiffres de la mort, elle s'est figée, honteuse, puis déroutée. Ses ruelles se sont co-vidées, tout en s'emplissant de vieux livres dépassés (par les événements). Ses voix se sont enrouées (asymptômatiquement?). Ses représentants célèbres ou patentés se sont brusquement surpris à la tentation de se taire, presque définitivement. Face -et dans- la démence collective constituant d'un coup l'humanité entière au nom du Bien- vaut-il le coup, en effet, de se croire habilités à une opinion quelconque, éclairée ou talentueuse, et surtout reconnue et honorée, précédée majestueusement d'une liste d'ouvrages longue comme le bras, et de titres de noblesse de fatras, expédiée de plus en plus vite par des culturo-journalistes si fatigués qu'ils ont du mal à se soutenir de leur micro ? Ceci d'autant que par la bande montent des réseaux sociaux et autres blogures roturières, des pensées impatentables autant que youtubées mais qui, ma foi, font souvent mieux que les dépôts autoréférents valant plumes et sagesses officielles.
Aïe ! Tout un si beau dispositif pérenne, balayé d'un seul vent de panique multimédiatique soufflant autour du monde et rendant les « grands » à leur âme de marionnettes, avant, dans la foulée, de flouter tous les filous de la parole hertzienne ! Toute une si belle normalité bien rangée, de la rêveuse posture au postillon enragé, de l'économie à la psychanalyse, de la génétique à la sagesse ancestrale, de l'humour à l'information, du blibli au blabla ! Quel désastre, quel ennemi du genre (humain) ce tsunami d'idées, de mots et de calculs, charrié sans respect aucun comme bouillasse au mieux insipide...
Bon, pas d'angoisse excessive. Les malins professionnels plient mais ne rompent point. Ils peuvent aussi s'accrocher au souvenir valeureux d'anciens ayant survécu aux résistances les plus héroïques.
Et d'ailleurs : y-a-t-il mieux à faire ? Certes non, mais si c'est au prix d'une amnésie croissante et proliférante, parfaitement capable d'effacer un événement aussi cinglé que la guerre de 14, ou d'isoler dans l'indignation mécanique et hébétée ses prolongements nazis-nucléaires, cette reconstruction raisonnable, peut-être inévitable comme un processus cicatriciel, vaut-elle vraiment l'emploi de toutes nos énergies ?
J'y oserai porter juste un bémol, sans pour autant enfiler le chapelet des bénitieux se rassurant végétativement en répétant « non, pas le monde d'avant, non pas le monde d'avant ! » avant... que la croûte ne leur tombe de la bouche et des yeux.
De même qu'Austin osait faire de toute tirade théâtrale une parole étiolée (ceci tout en portant en son tréfonds d'Anglais l'extraordinaire effort de Shakespeare pour la secouer vers la vérité), il nous faut aujourd'hui reconnaître que la parole statutaire du grand Sachant et du grand Talent, tout comme celle du grand Fricouillant et du grand Chefaillon ne sont que des étiolements de la parole vive, la seule qui fabrique du Sujet humain en tout un chacun rencontrant jour et nuit autrui en soi-même aussi bien qu'au café voisin.
Bien sûr, nous -notre retorse et coriace corporation, depuis toujours protégée de ses tonneaux, arcades, lycées, monastères, agrégations, universités, maisons d'édition et de censure, etc.- savons parfaitement comment nous faire prendre pour des Parlants, surtout par des foules avides de diplômes de bonneteau. C'est d'autant plus facile que la parole elle-même s'y prête en se soutenant d'un discours qu'elle ne peut d'ailleurs éviter et qui exige l'habileté sophistique (Protagoras se faisait payer à la phrase, dit-on).
Mais il ne faut pas oublier que ce qui signale la « vraie » parole, même dans son silence « éloquent », c'est qu'elle s'ouvre à autrui comme à un autre « trou noir », un inconnu non maîtrisable a priori par aucune grille de lecture. Alors, par rebond, s'aperçoit-on peut-être que cette grille, quelle qu'elle soit, ne reflète qu'une angoisse cristallisée , une volonté d'accrochage des uns et des autres à une conviction rassurante... mais toujours un peu fallacieuse, et finalement destructrice de la parole au bout d'un cycle historial de conversations de plus en plus ordonnées et bêtement cristallisées comme des pieds de goutteux.
Prenons ici des exemples irritants, parce que plus précis que des propos généraux, ce qui nous permettra de nous rapprocher par ondulations prudentes de notre objet actuel : le coup de folie co-vidaire.
De quoi témoigne en effet ce délire ? Que désigne-t-il au fond, sans jamais le montrer explicitement ni même dans des métaphores « parlantes » ?
Reprenons donc les vrais grands historiens, qui, tel Peter Brown, décryptait pour nous la vague d'hypocondrie qui saisit les Romains à l'approche de leur effondrement occidental, et qui fut l'occasion de criminaliser les « daimons » jusque là assignés par Socrate à exprimer l'irréductibilité de nos poussées inconscientes.
Les esprits de la maladie semblent alors attaquer la plupart des parties du corps (ainsi morcelé comme on le fantasme de l'Empire), mais aussi le principe vital de la filiation. Ce qui suscite d'ailleurs l'encratisme, ou volonté radicalement nouvelle de ne plus avoir de descendance (et qui fondera un aspect eschatologique du Christianisme).
On dira que cela ne ressemble guère aux symptômes du covidéo. A voir : d'une part, tel une multitude de lutins néfastes, notre virus planétaire semble bien se multiplier en symptômes variés : doigts gelés, diarrhées, vomissements, reflux gastriques, toux sêches et grasses, agueusies, dyspnées, anosmies,étourdissements, fièvres ou température basse, pneumonies, rhinites, douleurs intestinales, insuffisances rénales et cardiaques. Si ce n'était pas si affreux, on penserait à une fameuse chanson.
D'autre part, on nous affirme péremptoirement que le fœtus est indemne dans le ventre de la mère contaminée. La descendance n'est donc pas menacée, de même que l'enfance et la tendre jeunesse ne semblent concernées, nous répète le praticien sur tous les tons, à en faire un peu trop, finalement. Non que nos têtes blondes ou frisées soient spécialement en danger (il ne manquerait plus que cela, déjà que la banque européenne se prépare à endetter au moins trois générations à venir !).
Mais il nous faut opérer ici un méandre : les générations futures -et notre raison de vivre au plan de la « vie nue » dirait l'ingambe Agamben- sont mises en cause par deux effets massifs et intercorrelés : la destruction industrielle du monde vivant, désormais impossible à nier, et la manipulation sciento-industrielle du même vivant, au nom d'idéaux transhumanistes, curieusement adaptés aux désirs de maximiser de gigantesques profits à partir de la bio-dépendance des masses humaines. On ne s'avancera donc qu'assez peu en suggérant que le délire covidéaste déploie le mauvais rêve le plus banal de nos contemporains (et bien sûr de nous mêmes).
Dans la répétition ad nauseam de l'opposition monde d'avant-monde d'après, il est implicite que nous saurions ce qu'était le monde dont nous supposons sortir. Rien de plus faux. Nous n'en savons strictement rien, et pas plus par l'expérience passée que par le changement de perspective supposément introduit par la pandémie. Nous sommes bien plutôt perdus dans la grisaille et l'incertain, le mouvant et le menaçant, la résonance de peurs et de malaises indistincts, voire de haines dont le nuage universel semble chercher le lieu et le prétexte pour en précipiter la foudre.
La seule satisfaction d'une quasi-certitude, c'est que nous sommes « tous dedans », ce qui est aussi une indication d'un sens soutenable de ladite certitude. Autrement dit, d'un délire un peu moins vain et désordonné que les autres, ou bien, à tout le moins, de quelque chose qui ferait « chemin », conduirait à autre chose qu'un pur bégaiement autoréférent.
Nous avons du mal à produire ou entendre deux messages importants en même temps. La parole humaine se constitue dans des conversations linéaires, même si elles finissent par se clore et se trancher. Pourtant, depuis le début du XX e siècle, c'est bien l'apparence du même message qui se reprend sous des catégories en même temps similaires et opposées : la pandémie de grippe, par exemple, qui tua plus que la guerre de 1914-1918, disait presque la même chose que cette dernière : la mondialité était devenue l'état de l'humanité, et cela se prouvait par deux sortes de morts universelles : la guerre technologique et la maladie. Il est compréhensible que l'évidence de la guerre mondiale ait occulté la mondialité de la maladie, mais cela ne va pas sans problèmes, car, en insistant au fil des décades, cette dernière nous disait bien quelque chose de plus profond et de plus décisif pour l'avenir. Elle nous suggérait que la mondialité comme état déjà présent et toujours plus futur ne serait pas celui du conflit, mais au contraire celui de l'action quasi-unanime d'un Etat- monde, d'une Société-planète, dont l'essence ne serait plus impériale, mais bien universelle et post-impériale, toute saturée de bonne conscience pacifiste, sanitaire et antiraciste.
Bien entendu, nous avons préféré rire (désespérément) de l'idéalisme de la « der des ders », et la deuxième partie du conflit mondial au fond unique qui a caractérisé ce court XXe siècle cher à Hobsbawm nous a conforté dans cette triste conviction, d'autant que l'absence de reprise d'une troisième déflagration s'expliquait simplement par la peur de la destruction nucléaire mutuelle et certes pas par un quelconque progrès moral de notre terrible espèce.
Cette autosuffisance de l'histoire (et des historiens) nous a pourtant surtout servi à laisser dans la pénombre et l'incompréhension l'une de nos motivations les plus prégnantes : nous ne déplorions pas seulement « l'impossibilité fatale » de la der des ders. En réalité, dans les obscurités de notre inconscient, nous ne souhaitions pas qu'elle se manifeste. Nous désirions secrètement que la logique des dominances guerrières se prolonge indéfiniment (à notre avantage impérial, bien entendu). Or ce que démontre justement la splendide irruption au sommet de la logique sanitaire internationale s'imposant aux plus résilients des nationalismes (chinois, américain, russe, brésilien, etc...), c'est exactement le contraire : la mondialité en cours de parachèvement après de nombreuses vagues de mondialisation, n'est pas et ne sera pas néo-impériale ni donc guerrière. Elle ne consiste plus et ne consistera probablement jamais plus en poussée des plus arrogants dans l'extension militaire de leurs frontières et de leurs influences. Et au besoin, elle sera l'effet d'investissements mondialistes privés bien plus que d'Etats-Nations certes encore surpuissants mais en déclin. Encore une fois ici la formule d'Emmanuel Todd (« après l'empire ») comporte plus de vérité intuitive réaliste que le bégaiement quasi-mussolinien voire papiste du couple Negri-Hardt. Déjà l'hégémonisme nord-américain d'après 1945 n'était plus descriptible correctement dans les termes d'une administration coloniale ni d'une doctrine Monroe, mais aujourd'hui, le Covid nous le redit avec force ; c'est bien le « vide » qui fait la loi mondiale « multiculturelle », et non la présence boursouflée de tel Ubu décadent. Que Xijin Ping rêve de routes soyeuses drapées en dragonnades autour du globe, ou que Trump veuille construire une piscine au milieu de l'océan (comme me le suggère un ami psychiatre exceptionnellement doué d'humour) ne change plus rien à la réalité générale que nous refusons toujours de concevoir par nous mêmes (préférant subir les miasmes d'un historicisme totalement gâteux).
La mondialité réalisée (et non plus les dernières marées de mondialisation) est d'ores et déjà post-impériale, parce que sa réalité ne comporte plus de poussée centrale vers l'au delà d'un « limes » peuplé de Barbares, mais qu'elle devient simplement coïncidente avec la sphère planétaire, illimitée dans le seul fait qu'elle est descriptible sans arrêt sur telle ou telle frontière, et qu'on peut toujours continuer à avancer tout droit en repassant indéfiniment par son point de départ.
Mais attention, si le registre « métonymique » d'une domination est dépassé dans la conversation mondiale, est-ce que cela signifie que nous sommes entrés dans la post-histoire hégelienne, ou dans une sorte de paradis transhumaniste fusionnel ? Il serait naïf de le croire. Je crois plutôt qu'il est urgent de reconnaître que nous sommes entrés dans l'univers étrange de ce qu'on nomme banalement la « folie ».
Mais qu'est-ce que la folie comme état collectif, et qui plus est état universel ? C'est un état terminal... mais aussi natif : un moment originel autant que final ; bref, une situation où ce qui vient après ressemble beaucoup moins à ce qui vient immédiatement auparavant qu'à un départ, un commencement doté de bien des aspects de tout commencement, de tout recommencement.
Il est difficile d'en parler d'emblée très clairement, précisément parce que cet état n'est qu'un moment, et que ce moment même est une transformation rapide, un mouvement possiblement instantané, et en tout cas bien plus vif que les phrases construites pour en rendre compte. Il nous faut donc opérer dans un état de conscience sans repos, afin d'accrocher quelque aspérité et d'y associer des bribes de raisonnement à partir de quoi « construire » ce qui, partant d'un délire, peut prendre peu à peu figure de raison parmi d'autres.
Pour en rendre compte, nous devons nous appuyer sur une théorie de ce qui fait l'essentiel de l'humain dans sa spécificité : la culture parolière et sa capacité suscitée dès son origine à l'expansion universelle, du seul fait de sa transmissibilité chez tous les Humains se côtoyant un jour ou l'autre, ne serait-ce que par traduction (certes toujours traîtresse et imparfaite).
Selon cette théorie, la parole propose, c' est-à-dire qu'elle donne à comparer, tout en étant doublement incertaine : d'une part, elle ne peut jamais être absolument sûre de la validité de ce qui fait équivaloir « ceci » et « cela », et d'autre part, elle n'est pas assurée de la fiabilité des signifiants qu'elle utilise pour le faire. La parole est donc un double engagement, et l'auteur présumé de celui-ci est tenu pour le sujet de l'acte de parole, de la parole comme performation d'un acte. Sans aller plus loin ici sur le balbutiement de cette vérité par John L. Austin (imitant ainsi génialement ce que chaque bébé humain inaugure encore plus génialement par son babil), disons seulement que l'autoréférence (recristallisée pour les Modernes par Russell dans son adaptation de la fable du Crétois menteur) ne peut plus faire parole, parce qu'elle ne peut utiliser que l'unaire pour parler d'au moins deux choses. Elle ne peut pas comparer, ni donc proposer. Elle devient mutique après avoir bégayé trop de fois le « même ». La folie est alors la situation, burlesque ou tragique, dans laquelle on tente encore indéfiniment de produire de la comparaison avec du même, et de la parole avec de la répétition forcenée, jusqu'à ce que tout sens s'abolisse, ou bien qu'une ébauche de la solution émerge enfin, au hasard du délire : la dualité préfigurant l'engagement dans la comparaison. Le miracle du recommencement humain, quoi !
Ce redémarrage n'implique pas de régression dans les moyens (technologiques, par exemple), dans la machinerie du langage, ou dans la mémoire, mais il doit bien être considéré comme la réédition d'un cycle (concept si haï par nos grands historiens, que sa dénégation véhémente suffit à changer ceux-ci en patients d'une enquête sur l'inconscient épistémique), quand bien même l'homologie de chaque cycle s'inscrit finalement dans une spirale inscrite dans la flèche du temps. Le caractère de réédition cyclique peut se justifier très simplement : le moment métaphorique de la parole étant indispensable pour continuer ses conversations, il faut bien y « retourner » après la dérive vers les satisfactions de la maîtrise imaginaire de la métonymie et de son exagération négationniste dans la catachrèse, puis dans la chute inéluctable dans l'unaire autocratique ou totalitaire.
Ce côté « retour » (qui n'a rien de réactionnaire, au contraire) ne peut être évité dans l'optique d'un progrès réel : il est la condition d'un nouveau commencement, et , par conséquent, d'un barrage à la répétition mécanique, dans laquelle nous pouvons êtres assurés que le « monde d'après » ne serait que le fac simile du « monde d'avant ». Le paradoxe n'est ici qu' apparent : si ce « monde d'avant » n'est en fait que la zone butoir où la folie totaliste-unaire s'exerce sans changement, sans pitié, sans déviance et dans la pure redondance, alors le monde d'après, qui serait réellement un début du futur, ne peut être que refondé sur le moment « comparatif » de la parole vive, celle où le sujet de la parole est à nouveau reconnu. Au contraire, persévérer dans la mutation technologiste de l'humain, ce n'est pas aller vers l'avenir, mais c'est patauger dans l'effet inhumain de l'objectivation pure, celle où tout objet n'est qu'un objet défini par la série des causes sans sujet, et où finalement toute différence s'abolit dans le processus unique et le système généralisé. Celle où nous devenons tous et chacun un huit milliardième de processus, et plus jamais des sujets de la parole. Régression massive est monstrueuse s'il en est. Pourquoi ? Par la croyance folle dans la valeur de la certitude, collage apeuré entre le sujet et son objet, faisant disparaître à terme le premier dans le magma du second.
Retrouver l'état où le sujet de la parole existe comme reconnu, cela signifie seulement ceci : le sujet est l'auteur d'un engagement dans la non-détermination absolue du fondement d'une proposition, engagement entériné et assumé aussi par ceux qui l'entendent, bien que la non-détermination soit, elle, remise en débat.
Revenons à l'enjeu actuel et universel de cette discussion : si le covid nous dit à sa manière, traduisant notre inconscient, que le monde est entré dans une phase de confusion unaire (représenté notamment par le fait pandémique et son support sanitaire international), il nous dit aussi, à son corps défendant, que la viralité démoniaque zombifiant les uns après les autres les Humains en masse avide et covidéaste ne peut être arrêtée que par un recommencement du cycle conversationnel où les sujets humains sont réellement tenus pour auteurs de la parole vive, celle-ci valant pour toute décision politique structurante. Mais comment ceci peut-il signifier autre chose que des aménagements dérisoires ou ridicules à l'époque où l'universalité et le gigantisme de la masse biologique humaine se confondent ? Pense-t-on vraiment que ce sont des intentions « citoyennes » comme celle de diminuer la vitesse sur les autoroutes qui vont réussir à infléchir d'un millième de degré le réchauffement climatique ? Je suis honteux pour les gens piégés dans ce type de démagogie pusillanime . La seule utilité que l'on peut lui attribuer serait de désigner, par un contraste un peu terrifiant, la grandeur et la valeur des décisions à prendre pour parvenir enfin à engager une ère de « conversation universelle » à la mesure de l'ensemble des problèmes soulevés par le « monde d'avant », et qui sont loin d'être réductibles à des améliorations de processus physiques ou pratiques.
Le problème peut s'exprimer en plusieurs métaphores différentes. L'une d'entre elles pourrait être la suivante : comment équilibrer la comparaison entre la « totalité » (où en est restée la sociologie fascinée et donc fascisée malgré elle par les problématiques du XXe siècle), agglomérat de parties indéfiniment divisibles au nom d'un Descartes fou, et la singularité subjective, non seulement indivisible (individuelle) mais absolument souveraine et irréductible à aucune partie ? Il me semble qu'il n'est guère d'autre solution à cette nécessaire « impossibilité » que de recourir à la médiation des « pluralités mondialisées ».
Expliquons-nous : le sujet ne l'est qu'en proposant (car il n'existe de sujet que de la parole), et en contre-proposant. Son milieu de réalisation est donc, qu'on le veuille ou non, la conversation où il émerge comme « protagoniste », détenteur et défenseur d'une positionalité. Pourtant, le protagoniste n'est pas en lui-même un sujet réel, singulier et souverain, mais un personnage sur une scène de conflit adoptée en commun. Notre proposition, ici, sera de configurer ensemble les protagonismes qui favorisent le mieux, dans un contexte politique donné, la reconnaissance mutuelle des sujets « derrière » la scénographie du conflit de positions discursives.
Par exemple, au lieu de supposer, en rousseauistes pré-marxistes attardés, que la loi majoritaire est au dessus des positions minoritaires, nous posons que la « société-monde » se divise d'emblée et irréductiblement entre des façons de vivre soutenues par des choix subjectifs, qui ne sauraient se soumettre les uns aux autres, mais seulement « dialoguer » à propos des limitations réciproques de leurs territoires propres.
Ce n'est, bien sûr, que déplacer le problème, mais on peut y gagner ceci : si les principales scènes conversationnelles, et par conséquent les positionalités qui les font vivre, sont d'emblée mondiales, elles ne peuvent plus être trop aisément « réduites » au contraire d 'un supposé « intérêt général », ce faux concept par excellence, l'individu devenant alors ce qu'il est devenu aujourd'hui : un minuscule agrégat organique local dépendant de la totalité de sa population. En effet, une scène conversationnelle ou une positionalité tenues pour mondiales ont pour effet immédiat et constant d'élever chacun de sujets qui y participe librement (sans quoi il n'est pas sujet) à l'universalité immédiate. Serait-il seul qu'il serait l'incarnation concrète de cette universalité et non pas son représentant ou sa partie.
Donnons tout de suite quelques applications. Supposons que nous élevions au rang de droit humain fondamental (et bien au dessus de l'identité nationale qui hypostasie la partition territoriale du genre humain) le choix de pouvoir vivre en éleveur nomade sur toute surface de la planète. Ce droit -précisément délimité comme tel et non encore enveloppé de telle ou telle allusion à d'anciens privilèges ethniques ou statutaires- impliquerait immédiatement la possibilité de la rencontre conflictuelle sur au moins trois plans : celle avec d'autres façons de vivre, également dotées d'un droit humain, la compétition entre plusieurs occurrences du même droit, et enfin celle pouvant opposer des façons reconnues de vivre selon le droit, et des « innovations » ou variantes hors conventions.
On sent bien ici que la toute première difficulté politique d'une intermondialité (ou pluralité de mondialités, pour détourner l'expression qui valut le bûcher à Giordano Bruno) est d'ordre logique :
à quoi s 'opposerait en effet le domaine mondial d'existence du mode « éleveur nomade » pour qu'il puisse devenir objet d'une conversation importante et utile aux sujets humains intéressés ? La réponse est vite « heuristique » (autopoïétique, fructueuse, etc.) , mais à condition expresse de considérer la « catégorisation » quasi-automatique qui découle de la seule démarche investigative comme une valeur politique et non comme une « réalité scientifique », quand bien même la logique pourrait en apparaître impeccable, ce qui, en soi, semble plutôt un avantage esthétique : ainsi, n'est-il pas « évident » que le nomadisme des éleveurs, s'oppose logiquement à celui des cueilleurs-chasseurs, mais aussi à la sédentarité sous les deux espèces de ses extensions, locale et universelle ?
Ce n'est pas une plaisanterie (bien qu'il serait aisé, ici, de jouer les Académiciens échevelés d'une bande dessinée de Christophe, ou d'une conférence imaginaire entre savants collègues d'un Buffon ou d'un Newton de théâtre) : si nous cherchons à fonder un découpage de mondialités sur un modèle simple couvrant toutes les possibilités, avant de nous lancer dans un plus grand détail, il peut apparaître assez consistant de rappeler que les Humains (comme les autres espèces animales d'ailleurs) ne peuvent que se déplacer pour aller chercher des ressources, ou au contraire les trouver sur place, là où ils « vivent », mais que ce « choix » (assez fondamental pour avoir opposé pendant des millénaires « sauvages » et « civilisés », au besoin en échangeant leurs appellations réciproques, si l'on en croit l'excellent John C. Scott) a pour contrepartie celui de la puissance des instruments usités pour ce faire, créant à son tour une différence essentielle dans la projection des entités de vie. Ainsi, un sédentarisme de projection locale est aussi un opposé radical à celui qui se projette à la surface de la planète sans pour autant quitter sa base d'existence principale. On aura reconnu dans ce dernier ce que nous vivons aujourd'hui, ce que des auteurs déjà classiques auront appelé « capitalisme », mais que nous préférons quant à nous envelopper du mot-valise « poutecharma », pour la seule raison qu'il n'oublie pas en se prononçant un seul des aspects essentiels de sa structure : POUvoir, TEChnologie, ARgent, MAsse.[1]
Cette représentation simple (mais peut-être pas aussi simpliste qu'on pourrait le croire au premier abord) de nos grands choix collectifs et individuels de vie répond assez bien à notre préférence philosophique pour les systèmes privilégiant la reconnaissance des subjectivités plutôt que leur objectivation mécanique : en effet, et quoi qu'il en soit des résilles juridiques qui nous empêtrent, quoi de plus décisif comme acte fondateur de nous-mêmes qu'un choix faisant de chacun de nous un voyageur permanent ou un habitant fixe, un entreteneur de niche ou un prédateur universel ?
Encore faut-il que le débat multimondial puisse exister à ce propos sans rupture majeure afin de garantir que nous sommes bien les sujets d'un tel choix et non pas les simples moments d'une destinée organisée sans nous ou au dessus de nous, pour les meilleurs prétextes écologistes.
Mais l'intérêt de cette schématisation est aussi , sans conteste, pratique : il est de pouvoir penser assez facilement l'équilibrage possible des quatre dimensions « domaniales » qui s'y découpent : il s'agit en effet, pour l'assemblée planétaire de ses sujets, de déterminer et de négocier les étendues et surfaces territoriales qui seraient placées sous leur souveraineté directe, à savoir celle des Humains auteurs de ces choix. Il existe une variété de critères possibles, mais il est clair, par exemple, que le territoire occupé par le sédentarisme à extension maximale ne pourrait plus disposer d'un droit de projection sans limite comme aujourd'hui ou hier. Il rencontrerait les droits, opposés, des trois autres mondialités légitimes : celui de protéger l'autonomie des lieux (sédentarismes locaux) et donc de leurs marchés intérieurs (fondant, par exemple, des « circuits courts ») ; celui de disposer souverainement d'espaces de déplacement et de collecte (pour le nomadisme de consommation directe), celui, enfin, concernant la libre conduite des troupeaux (pour le nomadisme de consommation indirecte). On imagine immédiatement des aires destinées à chacune de ces spécificités, mais toujours sous subordination à la dominance du poutecharma (qui envahit aussi bien les zones sahéliennes que les terres agricoles les plus riches ou les habitats condensés des mégalopoles.). On pense aussi aux heurts que les « communautés du voyage » rencontrent, surtout dans les zones « d'habitat résidentiel », où elles sont immédiatement accusées de tous les maux (vols, maladies, etc.), tandis que des lois générales restreignent le droit de considérer des roulottes comme résidences principales. C'est d'ailleurs bien sur l'affirmation de la prééminence incontestée de la sédentarité, que le droit à la projection maximale s'est installée au fil des siècles. Ce point d'ancrage est encore valide : le côté « bohème » de la bourgeoisie post-moderne n'est qu'une façon de traduire en faux nomadisme la véritable multiplicité des résidences fixes, à commencer par celles de personnes richissimes (sans parler des avions et navires privés qui forment leurs moyens personnels d'extension physiques).
La capacité où nous sommes effectivement de nous représenter la possibilité d'un débat majeur et multimondial (au sens d'une confrontation de mondialités alternatives ou concurrentes) montre à la fois l'actualité brûlante de nos propositions et leur grande difficulté politique : la tâche s'avère donc à la fois nécessaire, urgente, et particulièrement délicate.
On aura remarqué enfin que la schématisation des modes d'existence selon le mouvement des sujets et l'extension médiatisée de leur action à distance réalise seulement la dimension spatiale. On s'aperçoit alors que, lorsque nous parlons de « protéger » ou de « réparer » la planète, nous ne faisons, strictement, que d'évoquer la spatialité. Curieusement, la temporalité apparaît alors comme si elle surgissait toute faite d'une succession de « générations » quasi-réduites à leur substrat génétique et darwinien. On ne conçoit pas alors que cette réduction participe pleinement du problème soulevé ici : l'objectivation de sujets comme effets de la reproduction et du nombre. La plupart des discours médiatiques caquetant à la la surface de la planète hertzienne et électronique convergent et se croisent pour imposer l'idée fort primaire d'une succession mécanique de générations, toutes supposées occupées à éviter l'horreur du « patriarcat » et à ne tolérer la parenté que sous forme constamment « recomposée ». (ce qui permet d'éviter aussi la forte intuition générale d'une « décomposition » plus ou moins avancée des symbolismes du temps humain.
Il va donc sans dire que sans assomption de l'importance des symbolisations du sexe et de la descendance dans la subjectivité, dans l'existence même des sujets comme reconnus dans leur acte de parole, toute la discussion sur l'équilibrage des modes de vie sur la planète ne tiendrait pas un instant. Nous devons nous rappeler que, lorsque nous nous parlons, nous tenons d'un certain passé transmis le devoir d'indétermination protégeant notre liberté subjectivante. Or, nous le tenons justement de l'acceptation que produit en nous le devoir d'incertitude sur l'altérité, à savoir essentiellement celle d'un principe non matriciel, en général tenu par un père (la certitude sur l'origine étant, à l'inverse, le plus souvent représentée jusqu'ici par le corps maternel[2]). L'effet de « désir » distinct du besoin, de sa frustration ou de sa privation, semble donc devoir être éternellement associé chez l'être parlant à la distinction sexuelle. Détruire cette dernière dans une effectuation au pied de la lettre du projet « trans » comme objectif politique « humanitaire » est donc courir le risque de supprimer la transmission du devoir d'incertitude sur le sujet comme cause libre de la parole. Ceci doit être souligné et rappelé comme centre d'un combat visant là encore, le totalisme du régime POUvoir-TECHnologie-ARgent-MAsse qui devient l'ennemi du genre humain par sa seule volonté de suppression de la pluralité dans l'unité des Data sur les multitudes de semblables.
Le problème principal gît ici dans le fait que, si les dégâts environnementaux de ce totalisme sont désormais perçus par de plus fortes minorités[3], il n'en vient pas de même pour la technicisation génétique de l'humain, encore idéalisée comme idéal futuriste à la fois sanitaire et eugénique, en s'appuyant -pour cacher sa source dans le Profit techno-industriel- derrière un apitoiement facilement manipulé envers de rares « orientations » psycho-névrotiques exaltées, mais fondées dans les angoisses de la quasi-totalité des enfants, comme l'a montré la tradition freudienne.
Nous pouvons donc conclure, très temporairement, que si le combat pour l'équilibre protecteur des modes d'occupation du monde entre des positions incarnant de grands choix de façons contemporaines de vivre avance sans doute aujourd'hui sur une voie plus ouverte qu'hier, celui qui concerne l'intuition personnelle de l'intersubjectivité dans la parole vive est encore en butte à bien des « pesanteurs », précisément dues à la difficulté ontologique de notre engagement comme sujets. A ses paradoxes et à ses angoisses. Pourtant, sans une présence soutenue de cette préoccupation, l'écologisme de convenance qui se manifeste avec plus d'ampleur, risque fort d'être détourné en route vers un technologisme réduisant d'autant plus les sujets humains à des éléments d'un processus de totalisation mécanique qu'ils seront évités comme sources inaliénables d'un désir dérangeant, mais inassouvissable sans autodestruction. Car le désir, maintenu par l'incertitude sur notre origine, n'est qu'une autre manière de parler... de ce ce qui nous fait parler. Le cyborg trans d'un avenir comblé ne serait donc sans doute qu'un avenir dépressif, pour autant que notre insatiable désir de désexualisation universelle pour devenir enfin de parfaits éléments interchangeables de la mondialité technologique accomplie, s'il parvient enfin à son but, parviendra aussi, en nous faisant taire, à se nier lui-même jusqu'au désespoir. Attention à ce que la dictature sanitaire maternante qui se met en place avec l'angélique et pasteurisante covideange des charmants masqués de la réanimation scientiste... ne soit une étape décisive vers ce triste avenir d'une parole... étouffée (et pas seulement par les flics à genoux !).
[1] Là encore, nous encourageons le rire chez les lecteurs : il n'empêche de penser que s'il s'humilie lui-même devant l'esprit de sérieux, ce commencement de la véritable folie, en tant que peur d'un savoir surplombant. Plus généralement, la peur, malgré ce qu'en affirment Hans Jonas ou Michalis Lianos, est rarement bonne conseillère en matière de choix subjectifs.
[2] Avant l'apparition de la possibilité techniquement assistée d'une mère porteuse.
[3] Faisant désormais mentir notre préoccupation d'il y a quelques années, quand nous éditions le livre : « Pourquoi tardons-nous tant à devenir écologistes ? »