Notre discours précédent évoquait déjà une réalité future peut-être possible, mais en apparence marquée par un idéalisme, voire un romantisme, lesquels viendraient plutôt encombrer sinon retarder l'adoption d'une posture utile et mobilisatrice. A défaut de paradis originel d'où nous aurions été chassés, le mythe de la belle planète pluraliste à venir comblerait « un jour » le vide de l'expérience coviduelle, encore renforcée par le malaise entretenu sur les origines imputables au virus, la terreur instillée sur ses « variants », et par l'inquiétude montante des vaccins retardés, voire insuffisants ou carrément inefficaces (si l'on part de l'hypothèse « civique » selon laquelle ils sont au pire sans danger majeur.)
Il est donc temps, dans cette partie, d'étayer le fond de notre thèse : comprendre ce que nous entreprendrons sur le long terme au delà de nos horizons géopolitiques présents n'est pas seulement intéressant. C'est un devoir pour tenter d'éviter au mieux les dérives dans toutes les directions, les coups de force désordonnés qui accompagneraient un délabrement plutôt qu'une amélioration.
Disons-le plus nettement avant tout autre développement : penser la société politique d'une planète dotée d'une présence humaine relativement plus stabilisée et moins nuisible est une nécessité de la plus grande actualité : cela seul est à la hauteur des déboires que notre enthousiasme « technochrématistique » a fini par provoquer de manière désormais impossible à cacher. Plus les nuisances que nous entraînons par notre seule existence « civilisée » au plan de la société-monde se révèlent de longue portée, voire irréversibles à court et moyen termes, et plus nous nous trouvons contraints de « penser » pour le présent des avenirs lointains qui seraient susceptibles d'opposer une résistance (terme plus juste que le « résilience » tellement à la mode) aux conséquences négatives prévisibles de nos actes en cours.
Ce qui impose une responsabilité (dans le discours « réformateur ») à laquelle les fébriles mobilisations pour « la vérité » ou « l'inéluctable », mais surtout les justificatifs et commentaires quotidiens au ras des événements successifs ne sauraient se porter. Il faut un effort pour se hausser, ce qui peut légitimement nous paraître surhumain. D'ailleurs, ce mot même nous permet d'enchaîner le raisonnement sur un rappel : la destinée de la pensée fulgurante d'un Nietzsche à propos d'un avenir qui ne saurait être que cyclique prend ici valeur d'avertissement. Pour difficile qu'il soit, l'effort en question, s'il dépasse évidemment toutes les panacées « futurologiques » devenues autant de vieilles lunes technocratiques, ne devrait pas se considérer lui-même comme l'invention forcée d'un « surhumanisme » (ou de ses variants « trans » ou « post »). Bien au contraire, la seule voie « réaliste » demeure celle d'une acceptation de l'Humain dans sa continuité et sa profonde « animalité », à concevoir dans toute son ambivalence et ses paradoxes, toutes ses limites et ses « incurabilités ». Ses côtés merveilleux et ses aspects infernaux tout aussi irréductibles.
Seule une telle disposition à l'accueil d'un réel (aussi résistant que le rocher de Sils Maria pour le philosophe devenu fou d’éternel retour) est susceptible de nous aider en projetant une visée du lointain plausible sur le proche vécu et subi. Il ne s'agit donc pas de science-fiction, cette rêvasserie si dangereuse d'un avenir enfin sans retour ne demandant qu'à se réaliser dans le passage de relais aux technologues et autres modélisateurs.
Bref, pourquoi -et comment- la pluralité doit-elle inévitablement être l'horizon de nos pensées et de nos actes actuels ? Pour une raison qui rassemble et condense au mieux la « sagesse des nations » : à savoir, justement, que le temps des Etats-nations est désormais compté, du même compte à rebours que celui qui nous dirige vers la terminaison de la « totalité » identifiée à l'humanité comme espèce supposée résumée dans le présent des contemporains.
Terminaison ? Qu'est-ce à dire ? Certainement aucune allusion biaisée à un quelconque « exterminationisme » latent ! Bien au contraire, il s'agit du constat, déjà évoqué plus haut, de la destinée de complétude de toute pensée parvenue à l'autoréférence saturée, sans extériorité ni comparaison possible. Ce qui est exactement le cas de la société-monde dont nous faisons aujourd'hui l'expérience, littéralement « couronnée » par le virus universel. Constat qui est en lui-même un appel au « dépassement » d'une pensée sans cela irrémédiablement arrêtée à l'idée de « totalité ». Pour reprendre ici « l'autre » grand Allemand, Hegel, il s'agit des conditions réalisées pour un « aufhebung », ou une sorte de synthèse dans un passage plus ou moins rapide à une « autre réalité », plus élevée.
« Mais encore ? » demandera-t-on, sans doute un peu énervés. Reprenons ici les éléments présentés précédemment, pour les rendre mieux articulés logiquement, et donc plus clairs :
La culture humaine, désormais innervée en profondeur par sa propre mondialité avancée, ne peut pas trouver dans un « multilatéralisme » idéalisé la solution à ses plus intimes paradoxes, parce qu'il ne permet plus une vraie pluralité anthropologique qui ferait écho et contrepoids à la « singularité » du monde planétaire (capitaliste, médiatique, politique, technique, populationnel, etc..).
Les Etats-Nations, petits ou grands, faibles ou puissants, sont en effet inéluctablement devenus -non seulement de parfaites miniatures fractales de la totalité globale-, mais encore des arrondissements d'application des consignes préalablement forgées mondialement, et cela que leurs « acteurs » le veuillent ou non. Tout effort pour tenter de pallier cette destinée proprement collective de l'espèce par des affirmations souveraines mimant celle d'un surmoi absolu, sera de plus en plus voué à l'échec. Les menées trumpistes ou bolsonariennes (etc.) pour nier le caractère mondialement commun de biens comme l'Amazonie ou tel grand parc national nord-californien, leurs équivalent chinois ou indien dans la mainmise sur telle ou telle ressource vitale, etc., ne pourront pas échapper longtemps. Le recul vers le National, cette nostalgie d'un passé révolu, est une impasse, même si encore assez longtemps perdurera sa légitimité pour les votes et les coûteuses et frileuses classes politiques « nationales », ainsi que leurs machines à vomir des lois en série. (Sauf votre respect, M. De Montesquieu, avec qui un dialogue s'avère plus que jamais nécessaire).
Je ne propose rien à ce sujet qui remettrait en cause des « acquis démocratiques », mais force est de constater que des peuples sont en formation, qui ont pour nouveauté d'être à la fois mondiaux et partiels, universels et territoriaux, souverains et reconnaissants des droits d'autrui. Nous devrons, un jour ou l'autre, nous poser à leur propos au moins quatre questions et travailler immédiatement à leur réponse, sachant désormais que ce que nous entreprenons à 8 milliards va mettre plausiblement des siècles à faire valoir des incidences, positives et négatives.
Question 1 : l'effet de globalisation massive de la politique nécessite-t-il -oui ou non- l'instauration de puissants mécanismes protégeant la source singulière -personnelle et subjective- de toute souveraineté, et compensant ainsi la dérive inéluctable du caractère léonin de tout « contrat social » ?
Question 2 : Si nous répondons « oui » à la première question, existe-t-il des références identitaires collectives qui permettraient l'institution et la stabilisation de tels mécanismes, de manière que ces « fictions » d'ensembles identitaires nouveaux -présumés protecteurs et compensateurs- soutiennent sur le long terme le sujet de la parole libre, sans lequel il n'est plus aucun discours « collectif » qui puisse être fondé authentiquement et de manière valide ?
Question 3 : Si nous répondons « oui » à la seconde question, pouvons-nous débattre utilement de la construction collective universelle de telles références identitaires nouvelles, de sorte que leur débat permanent suffise -la plupart du temps et aussi longtemps que possible- à demeurer au plus près de la situation où la parole vive n'est pas remplacée par l'algorithme ou ses prolégomènes bureaucratiques ?
Question 4 : Si un tel débat permanent entre références identitaires soutenant le sujet humain de la parole est utile à la conservation d’une « humanité humaine », l’est-il aussi par voie de conséquence, à l’équilibre des forces et de leurs tendances entre l’humain et la nature ?
Répondons maintenant, et très brièvement dans un premier temps, à ces quatre questions, quitte à développer quelque peu ces réponses dans le reste de ce texte.
-Nous répondrons sans hésiter « oui » à la première question, en rappelant que les Humains, en tant que seuls sujets de la parole (à la fois comme individus pressentis pour se parler et comme membres de la seule espèce parlante), sont menacés dans leurs capacités, leur bonheur et leur existence même comme vivants, dans la dérive globalisante qui les change en simples rouages de la prosommation, mais les élimine aussi progressivement de la mécanique générale du fonctionnement sociétal.
Car ce n'est pas la « planète des singes » qui contraindra les Humains à ne plus parler authentiquement comme sujets souverains, mais le système des consignes de plus en plus universellement codifiées et de plus en plus interdites de « débatabilité », pour des raisons de moins en moins contestables (pandémie, dette, terreur, etc.). Pour autant, ce système ne détruit pas les libertés pour plus d'efficacité réelle, mais plutôt pour introduire l' Humain et le Planétaire dans une agonie indéfiniment prolongée.
-Nous répondons également « oui » à la seconde question : il existe bien -quelque peu en réalité actuelle, mais beaucoup plus potentiellement- des références discursives, des « fictions » collectives capables de soutenir, de faciliter, de protéger le statut des sujets humains de la parole partageable. Ces fictions « identitaires » privilégiées, sont celles qui visent systématiquement à promouvoir et défendre en pratique les aptitudes personnelles des vivants humains dans leur relation et leur confrontation à la nature non domestiquée ou artificialisée, ainsi que dans leurs rapports aux autres Humains et leurs organisations. Car ce sont ces aptitudes qui, librement déployées selon les forces et les désirs de chacun, fondent tout simplement leur droit à s'affirmer comme auteurs de paroles valides, c'est-à-dire librement proposées et donc discutées. Tout « empêchement » de ces actes engagés en parole et décidés en liberté constitue une destitution de fait de la subjectivité humaine, et son remplacement (progressif ou soudain) par le traitement des Humains comme objets d'une gestion de populations.
Les fictions identitaires qui prennent en principes constants la défense pratique de la liberté fondatrice de la subjectivité validant la parole peuvent donc prétendre au rôle éminent d'une facilitation et d'une protection de l'Humain contre l'entropie inhérente à la mécanisation générale. Leurs caractéristiques principales peuvent être énoncées :
- a) elles concernent des « façons de vivre » qui reflètent des « choix personnels », lesquels impliquent nécessairement des engagements subjectifs (performatifs). En ce sens, elles « ressemblent » aux promesses d'appartenance et de conduite qui caractérisent ce que John Rawls nomme « communautés » en les distinguant des « sociétés ». Mais elles n'impliquent pas de normativité « solipsiste » du groupe, dès lors qu'elles se reconnaissent mutuellement dans l'espace global commun. Autrement dit, elles échappent, au moins potentiellement, à la fermeture identitaire des sectes, religions, et même corporatismes, etc., formés dans le passé.
- b) elles sont même nécessairement mutuellement négociées dans l'extension territoriale de leurs droits (ce qui n'est pas le cas des communautés identitaires dudit passé, en général édifiées sur une réticence à admettre un espace commun de côtoiement et de respect.
- Nous pouvons maintenant répondre également « oui » à la question 3, pour autant qu'il s'agit de fonder la scène de discussion sur les « domaines de façons de vivre » qui occuperont la mondialité universelle par l'organisation de leur « multimondialité ». Il ne s'agit pas ici d'un terme issu d'une sophistication inutile : il veut simplement signifier qu'il peut et doit exister à la surface de la même planète plusieurs entités mondialisées, quelles que soient les modalités de leurs articulations spatiales : elles peuvent ainsi fort bien se chevaucher ou se superposer sans s'opposer territorialement, à la différence des Etats-Nations (qui doivent être exactement ajustés comme les pièces d'un puzzle). Et cela sans perdre pour autant la définition mutuellement acceptée de leur domaine de souveraineté.
- Nous pouvons, pour finir, répondre « oui » à la quatrième question et passer ainsi à une construction des domaines mondiaux de façons de vivre, permettant d'éclairer en pratique comment la discussion mondiale engagée pour former une telle multimondialité pourrait parvenir au but que cette question énonce : un équilibre entre l’humain et le naturel. Dès lors, nous ne devons pas perdre de vue que, même s'il s'agit d'élaborer une fiction partagée, celle-ci doit bien correspondre à une démarche logique aussi légitime que possible. C'est d'ailleurs en partant de cette nécessité que nous pouvons enfin découvrir le lien formel profond existant entre la libre positionalité subjective... et l'effet nécessairement positif des nouvelles fictions identitaires sur la limitation des outrances et dérives fatales pour l'environnement , la vie, la planète.
Ce lien est, d’après nous, strictement coïncident avec l'effet de limitation mutuelle par la coexistence de domaines de façon de vivre, eux-mêmes émergeant comme « facilitateurs de la liberté subjective ». Pourquoi ? Comment ? C' 'est ici que s'impose la consultation de Montesquieu, aussi bien via la critique de la « petit thèse » en latin de Durkheim sur l'auteur de l'Esprit des Lois[1], que par le biais de l'excellent pamphlet théâtral de M. Joly mettant en scène un dialogue aux enfers entre Montesquieu et Machiavel .
Pour exprimer les choses le plus simplement possible, là encore en modulant la dernière question : le principe d'une division des pouvoirs pourtant mutuellement dépendants peut-il être étendu aux « façons de vivre » de telle manière que leur séparation dans une confrontation régulée pourrait freiner ou bloquer les « emportements » associés à chacune de ces façons prise isolément et tendant à s'illimiter ? Autrement dit, l'institution d'un débat à visée légale et exécutive entre des domaines de façons de vivre mutuellement reconnus ne serait-elle pas une solution à un ensemble de maux causés par culture et nature humaines, au premier rang desquels émergeraient aujourd'hui -comme s'ils étaient des maladies indépendantes- les méfaits et ravages subis par « la planète » aussi bien vivante qu'humaine ?
En première approximation, observons que les véritables « pouvoirs » qui soutiennent les institutions de gouvernance globale sont de plus en plus nettement les forces telluriques gigantesques formées par les façons dont les masses humaines sont amenées à vivre ou à survivre. De sorte qu'il peut sembler de plus en plus futile de désigner comme boucs émissaires des « classes dirigeantes », ou autres « dominants », dont la richesse ou la puissance visibles ne sont que l'écume des monstrueuses forces sociétales qu'ils sont censées cornaquer « dans leur intérêt ». Notre regard est alors détourné vers le détail -certes scandaleux-, mais au fond anecdotique de phénomènes en cours.
Mais si nous prenons au sérieux les faits les plus massifs, et notamment que les modes de vie collectifs sont les puissances réelles qui infléchissent toute l'existence humaine dans une direction soit supportable soit insupportable à terme, nous sommes alors rapidement conduits à réfléchir sur les éléments-clefs qui les conditionnent et les orientent. Nous sommes alors, plus rapidement encore, sous condition d'une volonté de lucidité, confrontés nous-mêmes à ce qui « pousse » les individus formant ces masses à « secréter » ces façons de vivre de telle manière que les offres de service et de production qui y correspondent tendent à les réaliser, puis à les maintenir, et enfin à aggraver incontestablement leurs tendances les plus collectivement prédatrices et donc périlleuses.
Deux grandes directions stratégiques se proposent alors à nous : ou bien la répression de ces tendances par l'une d'entre elles, opportunément légitimée (comme le rappelle un ministre de l'intérieur que le cynisme n'étouffe pas) : le pouvoir de gouverner autrui au nom de l'intérêt « général ». Ou bien, nous admettons que ce choix est seulement aggravant (parce qu'il favorise l'excès à terme sans limite du fantasme d'un ordre « total »), et dans ce cas, nous devons plutôt rechercher comment les diverses « façons de vivre » (réelles ou potentielles) se limitent réciproquement en se rencontrant autour d'une seule obligation générale : parler entre elles des limites de leurs discours constituants.
Il n'est pas encore temps de donner des exemples, le risque de l'anecdote étant élevé à ce stade, mais remarquons seulement qu'un tel débat « régulateur » demeure impossible tant que nous n'avons pas construit les repérages symboliques acceptables par les uns et les autres de la scène de confrontation et donc, de négociation. C'est ici qu'il nous faut fermement soutenir l'hypothèse que, sans la fiction (le discours, le « narratif », la « position », la « passion », etc .) imputée au sujet parlant comme auteur d'un « choix de vie », rien n'est encore possible. Mais peut-on se contenter d'une définition de ce choix telle que l'ont proposée par exemple plusieurs présidents étatsuniens pour l'opposer frontalement comme l'unique « bien » à d'autres, caractérisés supposément par l'autoritarisme et l'absence de liberté ? Je crois que cela devient clairement insuffisant, même si le bipartisme se révèle le plus souvent le modèle où l'équilibre « parlementaire » finit toujours par s'établir, au prix de quelques aménagements « centristes ».
C'est ici qu'il peut sembler indispensable de remettre sur le métier notre discussion précédente sur le contenu de quelques « grands » ensembles suffisamment cohérents de façons de vivre, lesquels pourraient être liés au plus près à des discours « autorisant » les sujets humains à se reconnaître en eux, même s'ils n'y perdent jamais de vue qu'ils sont toujours d'abord des sujets de la parole et non des sujets d'un discours ou d'une position, d'un personnage, et qu'ils peuvent toujours, pour cela, en changer à tout moment.
D'où la question suivante qui s'impose enfin ici : peut-on s'entendre suffisamment, entre sujets humains de la société-monde, pour déterminer un nombre de « façons collectives de vivre » tel qu'il permettrait à de grandes masses de gens d'acquiescer validement à leur propre « appartenance identitaire », et donc de s'impliquer réellement dans l'action « politique » correspondant au peuple formé par cette appartenance, plutôt que de « subir » l'identité obligatoire -bientôt numérisée et géolocalisée en permanence- imposée aujourd'hui par les Etats-Nations du monde entier ?
J'ai bien conscience du caractère apparemment « utopique » d'une telle proposition, mais je maintiens qu'elle est plutôt « métatopique», au sens d'une organisation logique qui est vouée à s'imposer dans l'avenir, plutôt que d'une rêverie « scientasmagorique »[2]. S'avancer sur un tel terrain, en apparence brumeux ou nuageux (et s'avouer être un « pelleteux de nuages » selon l'expression délicieuse des Québécois) n'est donc pas inutile ni prématuré, si on se rapporte aux enjeux. N'y aurait-il qu'une faible chance que cela franchisse le cap de la respectabilité que ce serait déjà une avancée formidable.
Venons-en donc au fait concret, mais encore sous forme d'une devinette : qu'est-ce qui constitue donc une « façon collective de vivre », telle qu'en même temps elle relève d'un choix subjectif libre -et donc valide-, et d'un effet de masse potentiellement stabilisateur ou désastreux ?
Osons avancer quelques définitions -évidemment faites pour être discutables (« debatable » comme s'annoncent certaines rubriques du New York Times) :
-Une « façon collective de vivre » engage d'abord toute l'aptitude corporelle et mentale de chaque humain dans ses relations avec les objets du monde. Il est difficile de réduire cette aptitude à des quantifications (par exemple de l'énergie dépensée libre selon Georgescu-Roegen), mais il doit être clair qu'à chaque fois que nous préférons remplacer nos forces propres par un recours à la machine nous perdons davantage en capacités -subtilement installées en nous par des millions d'années d'évolution- ce que nous gagnons en force dirigée dans l'optique d'un travail, toujours beaucoup moins multidimensionnel (citons Marcuse en mémoire) parce que jamais confronté à la multidimensionalité des situations de « lutte pour la vie ». Je crois donc qu'il est loisible d'opposer déjà deux grandes orientations de FCV (façons collectives de vivre) : celle qui privilégie l'aptitude multidimensionnelle humaine avant qu'elle ne soit réduite à la « force de travail » (conception mécaniste formalisée au XVIIIe siècle et entérinée par Marx), et celle qui continue, de manière plus ou moins scientasmatique, religieuse et forcenée, à croire à « l'augmentation » de l'Humain par sa réduction au robot.(rabot : travail en russe).
La FCV, que nous nommerons simplement « humaniste » parce qu'elle n'est ni trans-, ni post-, se clive cependant à son tour en deux sous-ensembles, encore très proches du choix fondamental fondant la subjectivation : il y a celui qui se renforce du lien dialectique de l'humain avec le monde comme nature, et celui qui s'intéresse surtout aux réalisations propres de l'échange parolier -disons culturel- entre Humains.
Le premier des deux qu'on nommera le « souci de soi dans et par le monde » (en déplaçant un thème foucaldien) se concentre plutôt sur les capacités individuelles établies par l'évolution propre de l'espèce, et qu'il tend à vouloir honorer et préserver. Ce choix nous incite à mesurer quels avantages technologiques demeurent compatibles sur le long terme avec les capacités des personnes. Il peut donc nous conduire à récuser des « progrès » qui n'en seraient pas véritablement[3], et à en sélectionner d'autres avec la plus grande prudence. Il ne s'agit certes pas ici de revenir à des situations d'esclavage ou de contrainte avilissante, mais de mieux mesurer quand telle nouveauté ne nous « libère » en nous qu’en reprenant par ailleurs bien plus que ce qu'elle semble nous accorder gratuitement. Au terme d'un long processus précautionneux (mais qui n'a rien de « conservateur » en soi), une communauté d'Humains pratiquant cette éthique serait fière d'avoir préservé nos meilleures potentialités tout en acceptant joyeusement un « confort » qui ne serait pas nuisible ni surtout irréversiblement.
Je crois pouvoir affirmer que ce choix de façon de vivre mérite aussi le titre d'écologique, dans la mesure où le sujet se préoccupant des capacités qui lui ont été « offertes » par des millions d'années d'évolution relie immédiatement et de manière consubstantielle sa propre dignité de « libre auteur » et le milieu naturel qui lui y donne accès.
L'autre branche de la bifurcation se manifestant au sein de la même tendance « humaniste » (au sens esquissé ici) consiste plutôt à se consacrer ensemble à des perfectionnements de l'aptitude collective à la parole comme porteuse de savoirs, de satisfactions communicables, de réalisations institutionnelles, de perfectionnements de nos capacités d'organisation, de vitalité plus forte de nos actes mutualisés, etc . Elle n'est pas contradictoire avec la première (le souci écologique de soi), et bien au contraire, lui offre une collaboration irremplaçable. Mais elle reste en débat permanent avec elle parce qu'elle tend à insister sur d'autres aspects : elle est donc une « façon de vivre distincte », bien qu'apparentée : non pas tant un « souci de soi » qu'une préoccupation de ce qui rend ce dernier perceptible par le grand nombre. Elle se concentre, en cela, sur les conditions de permanence et de progrès de capacités humaines spéciales : celles qui résultent de nos manières de parler, de proposer, de penser et d'agir les uns avec les autres. Ce que Platon appelait « l'art politique » et auquel les cités devaient de survivre sans sombrer dans le chaos des conflits.
Il est d'ores et déjà possible d'avancer que les FCV du souci de soi écologique et de l'art politique correspondent préférentiellement chacune à des territoires mondiaux spécifiques, même si des « ambassades » de l'une sont toujours présentes chez l'autre : le domaine mondial des rencontres humain-nature existe bien de manière déjà intuitivement reconnaissable, tandis que celui de la cité et de l'agora qui en résume si bien la fonction « populaire » est également nettement discernable : c'est celui de la ville, à condition de l'extraire du cancer du mégalopolisme, et d'asseoir sa souveraineté retrouvée sur une taille... humaine, justement.
Mais ce n'est pas tout pour qui voudrait déjà entrevoir comment la surface planétaire pourrait se trouver jardinée par plusieurs comondialités (et non pourrie par une croissance incontrôlable de comorbidités) : aux côtés d'une continuité d'espaces non domestiques relativement peu peuplés (car tournés résolument vers la rencontre individu et nature), pourrait déjà se reconnaître la discontinuité de centres remarquables, entités urbaines populeuses, festives et bavardes, mais enfin débarrassées de leur destinée de boursouflures impériales.
Mais ensuite, on imaginerait volontiers comment s' incarneraient (cette fois sans proliférer) d'autres passions irréductibles se cristallisant elles aussi comme façons collectives de vivre fondées sur une adhésion subjective valide (donc libre) : pensons aux gens qui (aujourd'hui encore voués aux excès d'un pouvoir qui les dépasse) veulent absolument « maîtriser » à la fois leur monde et les autres humains qui les peuplent. Au lieu de prendre une mine de moralistes confits dans leur propre surmoi, reconnaissons le droit de vivre de sujets polarisés par la « techné », ce prolongement vers autrui de leur angoisse enfantine de contrôle de leur propre corps. Et rappelons opportunément que leur poids actuel, si excessif dans la « gouvernance » technologique et financière mondialisée, est surtout dû à la faiblesse, en face de leurs peurs inavouées, des constitutions subjectives pourtant beaucoup plus raisonnables (comme celle du souci écologique de soi, ou celle du plaisir d'échanger sur l'agora). Faiblesse qui s'explique peut-être assez paradoxalement par la faible énergie paranoïaque qu'elles déploient à lutter contre des démons et des fantômes intérieurs).
Pour le dire d'une phrase : la mondialité bien légitime de la « techné » doit être libérée dans l'avenir de sa virulence forcenée à vouloir édifier à tout prix des moyens de défense et d'emprise contrôleuse. On dira spontanément que c'est précisément impossible. Faux : dans une multimondialité où prospèrent déjà les territoires mondiaux de la « nature » et de la « cité » (le premier en vastes bandes paysagères continues, le second en étoilement de sites bien localisés), on peut très bien convaincre les passionnés de contrôle de se limiter au service des échanges entre ces mondes, peut-être par des circuits de production et de livraison qui se contenteraient de vivre leur propre monde comme résille. Que ce soit par malle-poste à cheval, ou par drone trouvant son chemin sur google maps, je ne me sentirais pas menacé par ce monde de la « communication » si j'acquiers la conviction que les autres mondes occupent bien toute leur place et avec toute leur force propre à la surface de la même planète. Ce qui implique certes que l'actuelle inflation délirante de la surveillance et du contrôle régresse et disparaisse pour laisser, là encore, un territoire discuté (et non convoité) et sa forme propre : un écheveau de routages mondiaux réticulés jusqu'au chemin vicinal ? Ou plus probablement arrêtés à certains centres de dépôt frontaliers, nommés « points de livraison » » et qui n'oseraient plus pénétrer nos « marchés locaux ». Qu'il s'y ajoute des « technocentres » et autres unités de production, de stockage et de distribution, ne me gêne pas non plus, à la condition que leur existence même ne mette plus jamais en péril les capacités d'existence autonome des autres façons de vivre. Ce qui, à l'évidence, ne peut s'obtenir que par la négociation sur la base des souverainetés enfin reconnues des FCV et de leur multimondialité.
Pour inciter encore à l'imaginaire -non seulement réaliste mais inévitable- de l'avenir commun, sans nous substituer aux générations qui auront à le concrétiser, indiquons encore un domaine possible de choix de vie directement dépendant de la responsabilité d'un sujet de la parole : le haut lieu de l'otium, ce loisir de penser, fondé sur la recherche de la sagesse personnelle et politique. L'erreur souvent commise ici a été de rechercher -sous les formes philosophique, monacale ou éducatrice- la prévalence d'une fonction sur la simple reconnaissance d'une « façon collective de vivre ». Erreur, car (sans parler de libres relations de transmission entre Humains de préceptes pour une bonne vie), s'agencer collectivement pour « éduquer », « enseigner », etc. n'a jamais tardé à prétendre inspirer, influencer, régenter, voire -dans le projet platonicien explicite- à vouloir gouverner au nom du savoir.
La nature, la ville, le réseau d'échange, le site du recueillement, que ne voilà déjà une superposition de dimensions qui ont toujours tenté de se manifester comme consubstantielles du monde humain ? Mais qui, aussi, ont toujours dû lutter avec acharnement pour subsister dans une relative liberté face à la volonté invasive et prédatrice.... de chacune des autres ? Comme si, paradoxalement, les personnages que chacune incite à constituer pour soutenir leur légitimité dans leur inévitable débat ne se libérait de leur sujet humain -tels des marionnettes qui n'auraient plus besoin de marionnettistes- que pour produire une guerre visant à tuer ces derniers. Destinée absurde, bien sûr, mais exactement coïncidente avec la condition humaine.
Il resterait alors, une fois repris le chemin du débat « frontalier » entre ces personnages -et donc entre les sujets parlants qui les animent-, à comprendre rétrospectivement pourquoi notre histoire universelle a pu se destiner à cette folie shakespearienne ? C'est un travail pour nos successeurs. En attendant, contentons-nous de suggérer une piste : comme nous ne pouvons pas être des sujets parlants sans dire quelque chose, nous avons tendance à croire que dire, c'est parler. Autrement...dit, nous investissons les discours dont nous remplissons la bouche de nos personnages-marionnettes comme s'ils étaient nous-mêmes en personnes. Comme si nous étions des « identités », dûment étiquetées sur une table ou une scène, avant de les pousser à se confronter. Nous oublions alors facilement (notre problème anthropologique principal étant la pure et simple connerie) que la parole ne dit rien d'autre que : « je parle, -quoi que je dise », et qu'elle est irréductible au personnage censé l'effectuer dans des énoncés, des discours, auxquels nous devrions coller passionnément pour ne plus être atteints par l'angoisse d'être libres.
Ce que nous suggérons donc ici, en même temps qu'une possible compréhension un peu meilleure de nos dérives ordinaires, c'est qu'en obligeant nos personnages principaux à débattre sans quitter la scène de la palabre, nous nous forçons à les relativiser, à ne pas trop y croire au risque d'oublier que c'est nous qui les agitons. Ainsi, en confrontant sur une scène multimondiale obligatoirement fréquentée les personnages de l'individu héroïque face au monde, de l'heureux bavard et buveur urbain, du technosciento acharné à la réalisation instrumentale (du sous-marin atomique par exemple... ou du virus manipulé) et du penseur altier supposé sage (d'autres encore), nous nous invitons nous-mêmes à nous rappeler que notre subjectivité de parleurs ne saurait, sans insondable et dangereuse naïveté, se prendre pour ces personnages discursifs qu'elle agite, au fond seulement pour se prouver qu'elle est bien en train de parler, et que cette liberté un peu terrifiante est toujours bien rattachée -que dis-je, collée, accrochée, suspendue- à un objet transitionnel visible de tous. En contraignant ces personnages à dialoguer sans se détruire, nous les obligeons à apparaître ce qu'ils sont -des objets produits par nos désirs, et plutôt insignifiants en eux-mêmes- mais nous sacralisons ce qui, en même temps, les relie en sous-main (notre subjectivité de parleurs), sans pouvoir... mettre la main sur elle, à jamais non dite, non catégorisée, non prédéterminée. Bref, la condition même de notre humanité..
Denis Duclos.
duclos.denis@wanadoo.fr
[1]« Quid Secundatus politicae scientiae instituendae contulerit », Bordeaux, 1892
[2] De ce point de vue, soyons bien attentifs au problème : il ne s’agit pas de bâtir une sorte de «Sim City » pluraliste, ainsi que nous l’a reproché un lecteur de notre premier texte, mais de nous tenir au plus près des conditions logiques qui donnent à un assemblage dialectique de « domaines de façons de vivre » un rôle collectif de « frein » à la tendance de chacun à l’inflation aux dépends des autres. C’est cette recherche qui explique notre hésitation (d’un texte à l’autre) sur la détermination et la délimitation de tel ou tel des « territoire identitaires ». L’important est encore ici de proposer au débat constituant des logiques de liens entre Sujets et discours sous-jacents aux communautés supposées habiter ces territoires. (Pour alimenter cette discussion, rendez-vous sur mon site « geoanthropology.com ».)
[3]Comme ceux qui fustige la terrifiante série « Black Mirror ».