Anita Conti, 1899 – 1997, française, Océanographe autodidacte, et plein d’autres choses
Chère Anita,
Je t’ai découverte au détour d’une couverture de BD signée Catel et Bocquet, dans la petite Librairie de l’Institut jouxtant les bâtiments de l’Institut de France sur le Quai de Conti, sacrée coïncidence ! C’était les journées du patrimoine et, intriguée par ton histoire, je suis rentrée chez moi avec ces quelques planches sous le bras.
Tu es née le 17 mai 1899 à Ermont, en région parisienne, au sein d’une famille aisée tournée vers la nature. Baptisée dès tes premières semaines dans les eaux bretonnes, tu es destinée à aimer l’océan et ses mystères. Tu ne manques d’ailleurs pas de rappeler que tu savais nager avant même de savoir marcher ! Petite fille, lors de tes vacances en Bretagne ou en Vendée, tu embarques sur des bateaux de pêcheurs et fais tes premières rencontres avec la vie sous-marine. Tu commences également à photographier ce monde qui te fascine.
Lorsque la Première Guerre Mondiale éclate, ta famille se réfugie sur l’île d’Oléron, à l’exception de ton papa, mobilisé comme médecin. Quoi de mieux qu’une île pour s’adonner à la pêche aux fruits de mer et renforcer ton attachement profond à l’océan !
De retour à Paris après la guerre, tu exerces le métier de relieuse d’art, dans lequel tu excelles. Tu rends chaque livre unique en les parant de cuir ou de galuchat (la peau d’un requin des mers de Chine). En 1927, tu épouses le diplomate Marcel Conti qui est aussitôt envoyé à l’ambassade de France en Autriche, à Vienne. Quelques années plus tard, vos activités n’étant pas compatibles, vous décidez d’un commun accord de mettre fin à votre relation, tout en restant mariés. En parallèle de tes reliures, tu écris des articles dans le journal République. En 1934, tu publies les reportages En suivant l’huître et Les ressources marines sont-elles épuisées ? dans lesquels tu commences à t’inquiéter de l’épuisement des ressources marines. Remarqués par Edouard le Danois, président de l’Office scientifique et technique des Pêches maritimes (OSTPM), ces articles te permettent de devenir chargée de la propagande de l’Office en 1935. Tu es alors responsable de la médiatisation du lancement du premier navire océanographique français, baptisé Le Président-Théodore-Tissier. Cette première mission plus que réussie, tu obtiens l’accord de Tissier lui-même pour embarquer sur ce navire en tant que journaliste océanographe. Tu publieras suite à cette expédition de multiples clichés et articles.
En 1939, alors que la guerre éclate une nouvelle fois en Europe, tu embarques en compagnie de 60 marins sur le chalutier Vikings, pour suivre sa campagne de pêche jusque dans la mer de Barents, au Nord de la Scandinavie. Avec ton caractère joyeux et travailleur, tu gagnes le respect de tes camarades d’équipage. C’est déjà une grande victoire car à l’époque, une femme sur un bateau présageait un malheur. Toi, tu acquières la réputation de conduire à des pêches miraculeuses ! Pendant cette mission, tu réalises les premières cartographies de ressources halieutiques. A l’époque, on commence tout juste à comprendre que les poissons ne sont pas liés à une zone en particulier, mais cherchent des conditions aquatiques favorables à leur survie en termes de salinité, de température…. C’est une mission passionnante, qui te permet malheureusement de tirer des conclusions alarmistes sur la surexploitation et l’épuisement des ressources marines. Tu t’indignes également de voir autant de gâchis lors de cette campagne tandis que des populations meurent de faim ailleurs sur la planète. En effet, plusieurs tonnes de poissons pêchés sont rejetées, avec de faibles chances de survie, car ils sont considérés comme du « faux-poisson ».
À la suite de cette expédition, tu obtiens par décret l’autorisation d’embarquer sur les chalutiers dragueurs de mines réquisitionnés par la Marine Nationale, toujours en tant que journaliste et photographe. Tu deviens alors la première femme à bord de navires de la Marine nationale française.
La pêche rendue impossible en Atlantique Nord à cause des combats, tu fais route vers les côtes africaines pour subvenir aux besoins alimentaires européens. C’est l’occasion de cartographier ces fonds maritimes encore inconnus, mais aussi d’étudier de nouvelles techniques de salage dans des conditions bien plus chaudes que celles rencontrées dans la mer de Barents ! Tes voyages en Afrique sont également une belle opportunité pour étudier les techniques de pêches locales, et pour tenter d’améliorer le régime alimentaire des populations de la région. Tu fais des découvertes passionnantes sur les propriétés nutritives du foie de requin, qui te conduisent à ouvrir en Guinée une « Station expérimentale des pêches maritimes d’Afrique Centrale française ». Rattrapée par des manquements administratifs – et oui tu es meilleure à la pêche qu’en bureaucratie ! – tu es démise de tes fonctions et tu décides, avec ton amie de toujours Pâquerette de Quénétain, de créer en 1947 une société privée : les Pêcheries d’Outre-Mer. Malheureusement, ta volonté de servir avant tout la population locale divergent trop avec les intérêts financiers des investisseurs, et les « POM » sont contraintes de fermer leurs portes.
Tu embarques en 1952 sur le chalutier « Le Bois Rosée » pour une mission de 5 mois sur les bancs de Terre-Neuve, au large du Canada. Une femme sur un bateau, ce n’était déjà pas courant mais une femme sur un bateau à Terre-Neuve, c’est une petite révolution ! Pendant cette expérience unique, tu prends plusieurs milliers de clichés des marins en action. Ce navire est une véritable usine qui transforme le poisson en ressource alimentaire. Suite à cette expédition, tu publies le livre « Racleurs d’océan », qui relate la vie des marins du Bois Rosée. Tu obtiens le prix Viking 1954 pour cet ouvrage. Dans les années qui suivent, tu continues à te battre contre le gâchis de poissons. Tu fais en particulier connaître au grand public des espèces jusqu’alors non consommées tel que le sabre qui, bien cuisiné, s’avère être tendre et plein de goût ! Je m’en vais de ce pas en acheter au marché !
A partir des années 60, tu te lances dans un nouveau combat. Dans le contexte du développement de l’énergie atomique, tu t’opposes avec acharnement aux rejets de déchets radioactifs en mer. Ce n’est pas ce qu’on retiendra de toi en premier mais il est intéressant de le noter, et quand ça touche à l’énergie ça me parle !
Revenons à nos poissons ! Grâce à ton ami le commandant Jacques-Yves Cousteau, tu descends pour la première fois vers les fonds marins, en 1960, grâce à sa fameuse capsule. Quel splendide spectacle s’offre à toi, à 300 mètres de profondeur ! Suite à cette incroyable exploration, L’idée naît dans ton esprit qu’il faut cesser la pêche à l’aveugle. Avec en tête cette réflexion que « Sur le sol terrestre, aujourd’hui, on produit méthodiquement. Dans le milieu océanique, on exploite, aveuglément ». Dans un premier temps, Cousteau te confie la mission de fabriquer un chalut sélectif afin de pouvoir pêcher uniquement les poissons désirés. Réussissant brillamment cette mission, tu aurais pu déposer le brevet de ton outil et en tirer beaucoup d’argent. Mais si cet engin est un chasseur sélectif, il n’en reste pas moins un chasseur… Et la chasse, très peu pour toi ! Tu préfères prendre la route de la pisciculture. Cette pratique, qui existe déjà en rivière depuis le 19e siècle mais pas encore en mer, permet de produire et non plus d’exploiter. Encouragée par Cousteau, et en seulement quelques années, tu inventes l’aquaculture marine. Je me dois malheureusement de t’informer que ce système connaît aujourd’hui de nombreuses dérives…
Ta passion pour la mer te vaut et te vaudra à jamais le surnom de « Dame de la mer ».
Tu passes les dernières années de ta vie avec ton grand amour, rencontré en 1986 et de 40 ans ton cadet, Laurent Girault-Conti. A défaut de l’épouser (tu es encore mariée !), tu l’adoptes. Tu auras été aussi libre en amour que lors de tes voyages en mer. Tu t’éteins le soir de Noël 1997 à Fécamp, à 98 ans. A ta demande, tes cendres sont dispersées quelques mois plus tard, en mer d’Iroise.
Tu t’es battue toute ta vie pour être la maîtresse de tes choix et de ton parcours et il me semble que tu as réussi Anita, tu as été une femme libre malgré les obstacles qui se sont dressés devant toi.
Océanographe, photographe, journaliste, cinéaste, écrivaine, écologiste mais aussi féministe sans le revendiquer, je ne te connaissais pas, Anita Conti. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Portrait rédigé par Justine Piard