Version audio du portrait
Clara Schumann, 1819-1896, allemande, pianiste et compositrice
Chère Clara,
Je n’ai gardé que bien peu de souvenirs de mes quelques années de piano étant enfant. Et presque aucun des morceaux que j’avais appris à l’époque. A vrai dire un seul, une marche militaire de Robert Schumann. Malheureusement, mes professeur·es ne m’ont jamais raconté que derrière l’homme se cachait la femme, la pianiste de génie et la compositrice.
Tu es née Clara Wieck le 13 septembre 1819 à Leipzig, deuxième ville du royaume de Saxe. Ton père, Friedrich Wieck, est un professeur de piano extrêmement réputé. Ta mère, Marianne Tromlitz, est une pianiste et cantatrice de talent, issue d’une famille de musicien·nes professionnel·les depuis au moins deux générations.
Tu n’as que cinq ans lorsqu’en 1824, ta mère tombe amoureuse d’un autre homme et demande le divorce. A l’époque, il n’est pas question pour une femme divorcée d’obtenir la garde des enfants. Elle part donc vivre à Berlin, et cette séparation sera pour toi un immense traumatisme, qui te laissera mutique pendant plusieurs années. Heureusement que la musique est là pour te permettre d’exprimer ce que ta bouche se refuse à prononcer.
C’est donc ton père Friedrich qui se chargera de ton éducation. Et il a de grandes ambitions, désireux de faire de toi une enfant prodige. Il va se consacrer tout entier au développement de ton talent. La musique et rien que la musique, tant pis pour la morale de l’époque qui préférait préparer les jeunes femmes à une autre destinée, résumée quelques décennies plus tard par l’empereur Guillaume II dans sa formule des “trois K”, “Kinder, Küche, Kirche” : enfants, cuisine, église.
Tu donnes ton premier concert à l’âge de six ans, et tu te produis dès tes neuf ans au Gewandhaus, la prestigieuse salle de concerts de Leipzig. A partir de l’âge de onze ans, tu pars en tournée dans toute l’Allemagne, et jusqu’à Vienne et Paris. Toutes et tous sont subjugué·es par ton talent, jusqu’aux personnalités les plus célèbres de l’époque, tels Chopin ou Goethe, qui va jusqu’à te comparer à deux autres enfants prodiges dont il a assisté aux concerts, Wolfgang Amadeus Mozart et Felix Mendelssohn.
Poussée par ton père, tu composes aussi dès ton plus jeune âge. Il est en effet convaincu qu’une musicienne ne composant pas elle-même serait condamnée à rester une médiocre interprète. Tu publies ton premier recueil pour piano, composé de quatre polonaises, à l’âge de douze ans. Et quatre ans plus tard, en 1835, un remarquable concerto pour piano, véritable bijou de musique romantique. D’une grande technicité grâce à ta virtuosité et tes mains très grandes, il donnera du fil à retordre à bien des pianistes de talent.
C’est en 1827, à l’âge de huit ans, que tu fais la connaissance de Robert Schumann. Il a dix-sept ans et il est venu à Leipzig pour étudier le piano auprès de ton père. C’est un jeune homme déjà profondément tourmenté et marqué par le deuil. Deux ans plus tôt, en 1825, sa sœur aînée Emilia s’est donné la mort et l’année suivante, son père en est mort de chagrin. Robert est lui aussi bouleversé par ton talent et va jusqu’à te qualifier d’enfant ange. C’est d’abord une relation d’amitié, presque fraternelle, qui vous unit, alors que Robert trouve en Friedrich Wieck un père de substitution.
Mais les années passant, vos sentiments évoluent et à seize ans, te voilà folle amoureuse de Robert, qui l’est tout autant de toi. Malheureusement, il n’est pas question pour ton père de consentir à votre union. Il voit dans ce mariage et dans la maternité qui l’accompagnera la fin de cette carrière de pianiste et de compositrice qu’il a rêvée pour toi. Il multiplie alors les tournées en Europe afin de t’éloigner de Robert, mais rien ne saurait entraver la puissance de vos sentiments. Faute de pouvoir vous écrire des lettres, vous aimez échanger des thèmes musicaux que vous insérez dans vos œuvres respectives, comme des preuves de votre amour chaque jour plus intense.
Devant l’obstination de ton père, vous n’avez finalement pas d’autre option que de faire appel aux tribunaux pour autoriser votre union. Le procès, qui pour la petite histoire s’ouvre à Paris, sera pour toi un terrible déchirement. Car Friedrich est prêt aux pires bassesses pour empêcher votre mariage. Comme tu as dû souffrir de voir ce père que tu adores vous traîner dans la boue toi et l’homme que tu aimes. Et aller jusqu’à dénigrer ton immense talent qu’il a tant fait pour faire éclore et grandir.
Mais malgré tous ses efforts, Friedrich Wieck perd le procès le 1er aout 1840. Le 12 septembre de la même année, tu épouses Robert à l’église de Schönefeld, une petite ville des environs de Dresde. Te voilà donc devenue officiellement Clara Schumann.
Naturellement et comme l’avait prédit Friedrich, avec le mariage arrivent les enfants. Robert et toi en aurez en tout huit, entre 1841 et 1854. Avec une telle tribu, on comprend bien la difficulté à poursuivre la pratique de la musique, sans parler de composer. D'autant qu’il n’y a qu’un seul piano chez vous et que c’est le plus souvent Robert qui l’utilise pour travailler à ses compositions, te laissant la charge de la maison et des enfants. S’il reconnaîtra toujours ton immense talent, il écrira aussi : “Clara sait bien qu’être mère est là sa principale mission”.
Tu continues pourtant les tournées de concerts, dont les revenus constituent la principale ressource financière de votre foyer. Si Robert est un excellent pianiste, il est loin d’avoir ton talent et ces concerts sont aussi pour lui un moyen de faire connaître ses œuvres. Tu y rencontres toujours un grand succès, suscitant même parfois une certaine jalousie chez ton mari, mécontent de devoir te laisser une grande partie de la lumière.
Il s’instaure en tout cas entre vous une répartition des rôles assez claire : à lui la création, à toi l’interprétation. Tu vas même jusqu’à écrire dans ton journal : “il fut un temps où je croyais posséder un talent créateur, mais je suis revenue de cette idée ; une femme ne doit pas prétendre composer, aucune n'a encore été capable de le faire et pourquoi serais-je une exception ?”. Il faut dire que personne ne t’a parlé de celles qui t’ont précédée, comme Francesca Caccini, Barbara Strozzi ou Elisabeth Jacquet de la Guerre. Et que tes contemporaines, comme Fanny Mendelssohn ou Louise Farrenc, se heurtent aux mêmes obstacles que toi pour exprimer tout leur talent, durant ce 19ème siècle qui est une vraie période de régression pour la création féminine et pour les droits des femmes en général.
En 1845, vous quittez Leipzig pour vous installer à Dresde. Vous n’y serez pas heureux très longtemps. En 1847, ton fils Emile meurt, âgé d’à peine un an. Puis en mars 1848 éclate la révolution allemande, qui vous pousse à fuir la ville pour vous installer à la campagne. En 1850, vous partez vous installer dans l’ouest de l’Allemagne, à Düsseldorf, dont on a proposé à Robert de prendre la direction de l’orchestre. Vous emménagez dans un duplex où vous disposez pour la toute première fois de deux pianos. Quel bonheur pour toi de pouvoir enfin t’adonner plus librement à la pratique de la musique et à la composition.
Mais la santé mentale de ton mari, déjà fragile, se dégrade de plus en plus. Ayant contracté la syphilis dans sa jeunesse, il est hanté par la perspective de la démence qui accompagne souvent cette maladie, et est régulièrement victime d’hallucinations. Très jeune, il écrivait déjà dans son journal qu’il sombrerait dans la folie et finirait par se jeter dans le Rhin, qui traverse justement la ville de Düsseldorf. J’ose à peine imaginer le courage et la force de caractère dont tu dois faire preuve pour soutenir Robert dans cette épreuve, en plus de toutes tes autres tâches de mère, d’épouse et de musicienne !
En 1853, vous faites la connaissance d’un jeune pianiste et compositeur très talentueux, Johannes Brahms. Âgé de vingt ans, il a quatorze ans de moins que toi et cette rencontre est un véritable rayon de soleil dans ton quotidien de plus en plus sombre. Profonde amitié ou véritable passion amoureuse, nul ne peut affirmer avec certitude la nature de votre relation, d’autant que vous ferez disparaître une grande partie de votre correspondance. Une chose est sûre, il sera pour toi un fidèle compagnon de route jusqu’à la fin de ta vie, et un grand soutien dans l’épreuve que tu t’apprêtes à traverser.
Car le 27 février 1854, Robert, comme il en avait eu la prémonition, se jette dans les eaux du Rhin. Il est sauvé par des pêcheurs mais interné dans un asile à Bonn, où son état ne fera que se dégrader jusqu’à sa mort, le 29 juillet 1856.
Après la mort de Robert, il n’est plus pour toi question de composer, cette flamme-là s’est éteinte avec ton grand amour. Pendant les quarante années qui te restent à vivre, tu te donnes pour mission de faire connaître les œuvres de ton mari, multipliant les tournées en Allemagne et à l’international. Rien ne pourra t’en détourner, ni la fatigue ou la maladie ni la perte de plusieurs de tes enfants. Percluse de rhumatismes, tu donnes ton dernier concert public le 12 mars 1891 à Francfort, mettant fin à soixante-trois ans de carrière. Tu consacreras aussi les vingt dernières années de ta vie à transmettre ton savoir à de jeunes concertistes de talent.
Tu t’éteins dans ton lit le 20 mai 1896, à l’âge de soixante-seize ans, en écoutant ton fils Ferdinand interpréter au piano une romance composée par Robert. Tu es enterrée à Bonn aux côtés de ton mari, reposant pour l’éternité auprès de cet homme que tu auras aimé jusqu’à ton dernier souffle.
Tu laisses derrière toi une quarantaine d’œuvres musicales, très peu jouées de ton vivant mais heureusement redécouvertes et remises à l’honneur depuis les années 70. Quoi que tu aies pu en dire ou en penser chère Clara, tu auras été, en plus d’une immense interprète, une créatrice de génie.
Je ne te connaissais pas, Clara Schumann. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Portrait rédigé par Guillaume Dufresne