Version audio du portrait
Eve Curie, 1904 – 2007, française, femme de lettres et diplomate
Chère Eve,
Ta famille et ton nom résonnent au panthéon des sciences, mais ton prénom peut-être un peu moins. Mais j’aimerais me pencher sur ton histoire, tout aussi époustouflante que celle de ta maman Marie et de ta sœur Irène.
Tu me pardonneras je l’espère de commencer par un bref rappel de quelques éléments de la biographie familiale, car ils permettent de mieux comprendre ton parcours. Nous connaissons souvent Marie et Pierre Curie à travers les photos d'un couple de physiciens, un brin austères dans leurs blouses de recherche.
Mais ces photos sont par trop réductrices, comme le montre la passionnante biographie que tu as consacrée à ta maman.
Ta maman Marie est née en 1867, dans une Pologne occupée par le Russie, ne pouvant pratiquer sa langue maternelle que dans la clandestinité. Ses parents forment un couple moderne, où filles et garçons doivent toutes et tous recevoir une instruction, sans distinction de genre.
Ta maman, orpheline de mère dès l’âge de 11 ans, traverse un deuxième traumatisme avec la destitution de son papa de son poste de professeur. Mais elle ne baisse pas les bras, et part enseigner à la campagne pour subvenir aux besoins de sa famille et pour financer les études de médecine de sa grande sœur en France. Là encore, elle fait acte de bravoure et d'audace, en proposant au propriétaire terrien qui l’emploie d'ouvrir une école en polonais pour les jeunes gens du village.
En 1881 ta maman arrive à Paris, où elle retrouve sa sœur aînée. Pour économiser et financer ses études, elle décide de loger dans une chambre de bonne où les conditions matérielles sont très rudimentaires. Mais le bonheur arrive avec la rencontre de Pierre Curie, et c'est uni par la science et l'amour que ce couple chemine. En 1897, ta grande sœur Irène voit le jour. Suivant les pas de ses parents, elle fait preuve d’un don particulier pour les sciences. Puis en 1904, te voilà qui pointe le bout de ton nez. Cependant, tu seras très jeune privée d’un doux foyer avec deux parents aimants, car en 1906, ton papa meurt accidentellement, fauché par un carrosse. Il te faudra très jeune apprendre à vivre avec ce deuil.
Mais si ta maman est remplie de douleur, elle n'oublie pas de vous transmettre un cadre de vie sain et vous accompagne avec amour et attention dans votre développement. Fervente partisane de la maxime « un esprit sain dans un corps sain », elle vous emmène pour de grandes promenades en vélo et des séjours au ski. Elle vous permet aussi de rencontrer les grand·es penseurs et penseuses de l'époque.
Pendant la Première Guerre mondiale, ta maman doit préserver le gramme d'Uranium qu'elle possède et vous apprendre l'autonomie. Irène, déjà majeure, part lui prêter main forte sur les champs de batailles. Grâce aux petites Curies, les premières voitures équipées d’un système de radiologie, elles sauvent de très nombreuses vies. Elles permettent aussi des opérations ciblées à l'endroit des blessures causées par les balles ou les éclats d'obus, évitant ainsi des défigurations et des amputations inutiles. Pendant ce temps, tu dois apprendre la patience. Et trouver ton propre chemin car tu n'as pas le talent de tes parents et ta grande sœur pour les sciences. Mais petit à petit, tu vas trouver ta propre voie. Lors d’une tournée de ta maman aux États-Unis en 1921, tu te découvres des talents d'écrivaine et de diplomate. Tu sais parler aux gens, les convaincre.
En 1937, tu publies une biographie de Marie Curie qui reçoit une ovation mondiale, et tu reçois le prix littéraire « National Book Award for Non Fiction ». Aux côtés de ta sœur, tu vas aussi mettre ton talent au service de la survie de l'Institut Curie, qui entre 1919 et 1935 a sauvé 8 319 personnes. Car la volonté de tes parents de ne pas breveter leurs découvertes pour les rendre accessibles à tous et soigner le plus grand nombre n’est pas pour aider les finances de l’institut.
La satisfaction de voir l'institut sauvé est de courte durée avec le début de la Seconde Guerre Mondiale. C’est le cœur déchiré que tu assistes au partage de la Pologne, le pays de naissance de ta maman, entre l'Allemagne nazie et la Russie. Avec la prise de pouvoir des nazis en France, ta sœur et son mari stoppent volontairement leurs travaux, qui pourraient tomber aux mains des Allemands, et cachent les documents les plus importants.
De ton côté, tu t’engages en politique dans le gouvernement de Daladier, recrutée par le commissariat général de l'information dirigé par Jean Giraudoux. Après une tournée triomphale aux Etats-Unis, tu reçois la mission de convaincre le gouvernement américain de rentrer en guerre contre l’Allemagne. Cela te vaudra de faire la une du Times, mais tu n'y arriveras malheureusement pas, et tu reviens en France au moment de la drôle de guerre.
Dans cette période de débâcle, tu embarques le 18 juin 1940 depuis Bordeaux, avec 1 300 autres réfugiés, apprenant au passage l’appel du général de Gaulle. Tu arrives à Londres le 23 juin, où tu ne tardes pas à écrire pour radio Londres. Pendant 6 mois, tu vis aux côtés des Britannique sous les bombardements incessants de l'armée d'Hitler.
En 1941, mandatée par le général de Gaulle, tu repars à la conquête des États-Unis pour réussir à arracher leur soutien. Ton succès y est suffisamment marquant pour que le régime du général Pétain allume la mèche du dénigrement. Comme celui-ci n'opère pas, tu es destituée en mai 1941 de la nationalité française. Si l'océan te protège d'une arrestation, tu apprends impuissante le saccage de ton appartement parisien et la vente de tes bien personnels. Sans compter la pression des espions à la charge du régime et chargés de te surveiller. Heureusement, l'amitié indéfectible d’Eleanor Roosevelt est une armure suffisamment solide pour te protéger.
En novembre 1941, Franklin Roosevelt te confie la mission de correspondante de guerre. Cela te permet t'informer le grand public américain de ce qui se passe sur les différents fronts, mais également d'assurer une mission de liaison et de renseignement entre les forces alliées grâce à la qualité de tes analyses.
Le 10 novembre 1941, tu embarques pour une mission en compagnie de "mécaniciens" qui sont en fait des espions chargés d’aider les alliés sur le terrain nord-africain. Tu traverses l'ensemble des pays de la bande Sahélienne, puis te rends jusqu'en Iran. Tu parviens ensuite à te frayer un chemin jusqu'en Chine, où tu dois ruser pour ne pas être capturée par les Japonais. Tu comprends de façon précoce que la Chine actuellement sous tutelle deviendra un géant avec qui il faudra compter.
Au fil de tes voyages, tu multiplies les rencontres et développes une vision très fine des forces en présence dans le conflit mondial.
De retour en Amérique en 1942, tu n'hésites pas à troquer la célébrité et le confort retrouvé pour t’engager dans l'armée de volontaires de la France Libre. Tu suis pour cela un entraînement intensif afin de devenir agente de renseignement, sortant au passage majore de ta promotion. Tu es nommée pour être présente à la campagne de reconquête de l'Italie, et tu participes au débarquement en Provence. Tu reçois également la mission d'assurer la jonction des armées de Provence et de Lyon avec celles en provenance de la capitale. Enfin, tu es affectée à l'état-major des armées de Paris.
Après la guerre, tu retournes t’installer à Paris, où tu rappelles lors de nombreuses conférences le rôle des femmes dans les découvertes scientifiques. Tu suis également avec enthousiasme la naissance de l'OTAN, où tu es nommée conseillère spéciale du secrétaire général de l'ONU en 1952.
Aux côtés de ton mari Henri Labouisse, ta dernière mission sera de donner une dimension internationale à l’UNICEF. Afin que chaque enfant dans le monde puisse être protégé et avoir accès à l'éducation et à la santé.
Pour tes 100 ans, tu reçois la visite de Kofi Annan, ainsi que des messages du monde entier.
Tu t'éteins le 22 octobre 2007, après avoir traversé le siècle et participé activement à défendre la liberté, la cause des femmes et des enfants.
Je ne te connaissais pas, Eve Curie. Maintenant si, et je ne t’oublierai pas.
Portrait rédigé par Camille Peschet