En 1874, F. Engels préfaçait son ouvrage "La Guerre des paysans" écrit à Londres en 1850, "sous l'impression directe de la contre-révolution qui venait à peine de s'achever".
Voici d'abord quelques lignes relevées dans cette préface.
Ce qui distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent jadis, c'est cette particularité que, dans son développement, il y a un tournant à partir duquel tout accroissement de ses moyens de puissance, donc, en premier lieu de ses capitaux, ne fait que la rendre de plus en plus inapte à la domination politique. « Derrière les grands bourgeois il y a les prolétaires.» La bourgeoisie engendre le prolétariat, dans la mesure même où elle développe son industrie, son commerce et ses moyens de communication. [ On pourrait ajouter aujourd'hui : ses moyens informatiques.] Et, à un certain moment, - qui n'est pas nécessairement le même partout et ne doit pas absolument arriver au même degré de développement, - elle commence à s'apercevoir [il y a longtemps qu'elle s'en est aperçue] que son double, le prolétariat, la dépasse à vive allure. A partir de ce moment elle perd la force de maintenir exclusivement sa domination politique ; elle cherche des alliés avec lesquels elle partage son pouvoir ou auxquels elle le cède complètement, selon les circonstances.
Il ne s'agit pas ici de s'extasier en relisant cette citation, mais de rappeler pour ce qui va suivre le sérieux de leur auteur en matière de critique historique et politique, si on en doutait.
Donc, en 1850, F. Engels notait des considérations historiques générales dans le chapitre II de «La Guerre des paysans», ouvrage qui traite de la révolte menée par Thomas Munzer au début du XVIe siècle en Allemagne, et dont voici quelques passages.
Malgré les expériences récentes, l'idéologie allemande continue à ne voir dans le luttes du moyen-âge que de violentes querelles théologiques. Si les gens de cette époque avaient seulement su s'entendre au sujet des choses célestes, ils n'auraient eu, de l'avis de nos historiens et hommes d'État, aucune raison de se disputer sur les choses de ce monde. Ces idéologues sont assez crédules [aujourd'hui : roués] pour prendre pour argent comptant
toutes les illusions qu'une époque se fait sur elle-même, ou que les idéologues d'une époque se font [ou veulent se faire] sur elle. Cette sorte de gens ne voient, par exemple, dans la Révolution de 1789, qu'un débat un peu violent sur les avantages de la monarchie, constitutionnelle, par rapport à la monarchie absolue (...) Les luttes de classes qui se poursuivent à travers tous ces bouleversements, et dont la phraséologie politique inscrite sur les drapeaux des partis en lutte n'est que l'expression, ces luttes entre classes nos idéologues, aujourd'hui encore, les soupçonnent à peine [ou ne le veulent], quoique la nouvelle non seulement leur en vienne assez directement de l'étranger, mais retentisse aussi dans le grondement et la colère de milliers et de milliers de prolétaires de chez nous. Même dans ce qu'on appelle les guerres de religion du XVIe siècle, il s'agissait, avant tout, de très positifs intérêts matériels de classes, et ces guerres étaient des luttes de classes, tout autant que les collisions qui se produisirent plus tard en Angleterre et en France. Si ces luttes de classes avaient, à cette époque, un caractère religieux, si les intérêts, les besoins, les revendications des différentes classes se dissimulaient sous le masque de la religion, cela ne change rien à l'affaire et s'explique facilement par les conditions de l'époque.
Suivent de passionnantes considérations sur la formation de la société du moyen-âge, la prééminence de la religion et ses conséquences, et
(...) Il est donc clair que que toutes les attaques dirigées en général contre le féodalisme devaient être avant tout des attaques contre l'église, toutes les doctrines révolutionnaires, sociales et politiques, devaient être, en même temps et principalement, des hérésies théologiques. Pour pouvoir toucher aux conditions sociales existantes, il fallait leur enlever leur caractère sacré. L'opposition révolutionnaire se poursuit pendant tout le moyen-âge. Elle apparaît, selon les circonstances, tantôt sous forme de mystique, tantôt sous forme d'hérésie ouverte, tantôt sous forme d'insurrection armée.
Ici, suivent les nombreux exemples, parmi lesquels celui des Albigeois pour la mystique, puis les hérésies des villes :
... C'est à proprement parler l'hérésie officielle du moyen-âge qui se tournait principalement contre les prêtres, dont elle attaquait les richesses et la position politique. De même que la bourgeoisie réclame aujourd'hui un "gouvernement à bon marché", de même les bourgeois du moyen-âge réclamaient une "Église à bon marché". Réactionnaire dans sa forme, etc.
Puis,
Tout autre était le caractère de l'hérésie qui était l'expression directe des besoins paysans et plébeiens, et qui étaient presque toujours liés à une insurrection, etc.
Enfin, pour conclure, sur ce seul chapitre II très abrégé d'un ouvrage qui en compte VII, il est difficile de ne pas revenir au tout début du chapitre. Ceci à destination de ceux qui croient que le marxisme n'est que simplification, schématisation, dogme. Surtout que ce n'est pas sans rapport avec les analyses nécessairement complexes de certaines situations actuelles.
(...) Les différentes classes qui adhèrent à ces idées [de la Réforme] ou les rejettent concentrent la nation, à vrai dire d'une façon tout à fait précaire et approximative, en trois grands camps : le camp catholique ou réactionnaire, le camp luthérien bourgeois-réformateur et le camp révolutionnaire. Si dans ce grand morcellement de la nation on trouve peu de logique, si l'on retrouve parfois les mêmes éléments dans les deux premiers camps, cela s'explique par l'état de décomposition dans lequel se trouvaient, à cette époque, la plupart des ordres officiels hérités du moyen-âge, et par la décentralisation qui, dans des régions différentes, poussait momentanément les mêmes ordres dans des directions opposées. Nous avons eu si souvent l'occasion, au cours de ces dernières années [écrit en 1850], en Allemagne, de constater des phénomènes analogues qu'un tel pêle-mêle apparent des ordres et des classes dans les conditions beaucoup plus complexes du XVIe ne saurait nous étonner.
ES Paris 1951