Le 1er chapitre de « La Guerre des paysans » mène une analyse approfondie de la situation des classes et de leur évolution au début du XVIe siècle en Allemagne. Le chapitre II, celui qui nous retient dans ces articles, traite particulièrement de l'idéologie (religieuse) de ces classes.
La formation religieuse de la société féodale, dans toute l’Europe, a été évoquée dans le précédent article. F. Engels en résume ici l’idéologie en quelques lignes frappantes.
Le moyen-âge était parti des tous premiers éléments. De l’ancienne civilisation, de la philosophie, de la politique, de la jurisprudence antiques, il avait fait table rase, pour tout recommencer par le début. Il n’avait repris du vieux monde que le christianisme, ainsi qu’un certain nombre de villes à moitié détruites, dépouillées de leur civilisation. Le résultat fut que, de même qu’à toutes les étapes primitives de développement, les prêtres reçurent le monopole de la culture intellectuelle, et la culture elle-même prit un caractère essentiellement théologique. Entre les mains de prêtres, la politique et la jurisprudence restèrent, comme toutes les autres sciences, de simples branches de la théologie, et furent traitées d’après les principes en vigueur dans celle-ci. Les dogmes de l’Église étaient en même temps des axiomes politiques, et les passages de la Bible avaient force de loi devant tous les tribunaux. Même lorsque se constitua une classe indépendante de juristes, la jurisprudence resta encore longtemps sous la tutelle de le théologie. Et cette souveraineté de la théologie dans tous les domaines de l’activité intellectuelle était, en même temps, la conséquence nécessaire de la situation de l’Église, synthèse la plus générale et sanction de la domination féodale.
Le lecteur se souvient également que F. Engels a montré que, dans ces conditions, toute contestation de l’ordre féodal revêtait nécessairement la forme d’une hérésie et qu’il a distingué les trois camps qui divisaient au début du XVIe siècle la nation allemande.
Le camp conservateur-catholique, groupait tous les éléments intéressés au maintien de l’ordre existant : pouvoir d’Empire, clergé et une partie des princes séculiers, noblesse riche, prélats et patriciat des villes.Le parti de la réforme luthérienne-bourgeoise modérée groupait les éléments possédants de l’opposition, la masse de la petite noblesse, la bourgeoisie, et même une partie des princes séculiers, qui espéraient s’enrichir par la confiscation des biens de l’Église et voulaient profiter de l’occasion pour acquérir une indépendance plus grande à l’égard de l’Empire. Enfin, les paysans et les plébéiens constituaient un parti révolutionnaire, dont les revendications et les doctrines furent exprimées le plus clairement par Thomas Munzer.
Il s’agit maintenant de revenir sur l’hérésie bourgeoise d’abord, appelée hérésie des villes, celle du parti de la Réforme, c’est-à-dire luthérienne-bourgeoise modérée : de même qu’aujourd’hui la bourgeoisie réclame "un gouvernement à bon marché", avons-nous vu que les bourgeois du moyen-âge réclamaient "une Église à bon marché"...
... Le rétablissement de la constitution primitive de l’Église et la suppression de l’ordre exclusif du clergé. Cette institution à bon marché aurait eu pour effet de supprimer les moines, les prélats, la cour romaine, bref, tout ce qui, dans l’Église coûtait cher. Étant elles-mêmes des républiques, quand bien même elles étaient placées sous la protection de monarques, les villes, par leurs attaques contre la papauté exprimaient pour la première fois,sous une forme générale, cette vérité que la forme normale de la domination de la bourgeoisie, c’est la république (...) Arnold de Brescia en Italie et en Allemagne, les Albigeois dans le midi de la France, John Wiclef en Angleterre, Huss et les calixtins en Bohême, furent le principaux représentants de cette tendance. Si l’opposition au féodalisme ne se manifeste ici que comme opposition à la féodalité ecclésiastique, la raison en est tout simplement que, partout, les villes constituaient déjà un ordre reconnu, et qu’elles avaient dans leurs privilèges, leurs armes ou les assemblées des états, des moyens suffisants pour lutter contre la féodalité laïque. Ici aussi, nous voyons déjà, tant dans le midi de la France qu’en Angleterre et en Bohême, la plus grande partie de la petite noblesse s’allier aux villes dans la lutte contre les prêtres et dans l’hérésie, - phénomène qui s’explique par la dépendance de la petite noblesse à l’égard des villes et par sa solidarité d’intérêts avec ces dernières contre les princes et les prélats (...).
Il reste à traiter dans le détail le caractère de l’hérésie plébéienne et paysanne, la plus fascinante évidemment par son caractère d’anticipation sur bien des idées ultérieures.
... Hérésie qui était l’expression directe des besoins paysans et plébéiens, et qui était presque toujours liée à une insurrection. Elle comportait, certes, toutes les revendications de l’hérésie bourgeoise concernant les prêtres, la papauté et le rétablissement de la constitution de l’Église primitive, mais elle allait aussi infiniment plus loin. Elle voulait que les conditions du christianisme primitif soient rétablies entre les membres de la communauté et reconnues également comme norme pour la société civile.. De « l’égalité des hommes devant Dieu », elle faisait découler l’égalité civile, et même, en partie déjà, l’égalité des fortunes. Mise sur pied d’égalité de la noblesse et des paysans, des patriciens, des bourgeois privilégiés et des plébéiens, suppression des corvées féodales, du cens, des impôts, des privilèges et, en tout cas, des différences de richesse les plus criantes, telles étaient les revendications posées avec plus ou moins de netteté et soutenues comme découlant nécessairement de la doctrine chrétienne primitive. Cette hérésie plébéienne-paysanne, qu’il était encore difficile, à l’époque de l’apogée du féodalisme, par exemple chez les Albigeois, de distinguer de l’hérésie bourgeoise, se transforme au XIVe et au XVe siècle, en un programme de parti nettement distinct, et apparaît habituellement de façon tout à fait indépendante à côté de l’hérésie bourgeoise.
Suivent ici les exemples, en Angleterre, John Ball, à côté du mouvement de Wyclef, en Bohême les Taborites, à côté des calixtins... mais réservons pour un prochain article l’étude détaillée de la relation de cette idéologie plébéienne-paysanne, souvent insurrectionnelle, avec les conditions d’existence de la classe qui la portait.