Je pensais avoir mon sujet bien en tête, mais les digressions qu'il fait surgir (le coup de la madeleine) sont si nombreuses que je me demande si j'arriverai à garder le fil.
Bon ! je vais tâcher d'élaguer, et d'aller à l'essentiel.
- Avez-vous, vous aussi, déjà ressenti cette espèce de honte, d'humiliation très particulière, de sentiment d'infériorité que j''éprouve lorsque j'ai prononcé de manière bienveillante mais erronée le nom de la toute petite ville ou du village dont mon interlocuteur est originaire ?
Il part alors d'un grand éclat de rire avant d'avoir la condescendance de me reprendre et de livrer la prononciation exacte du nom du lieu où il est né.
C'est absolument terrible de se trouver ainsi ravalé au rang de Béotien, ou pire : d'idiot du village. C'est le ciel qui vous tombe sur la tête.
- Mon dieu ! mais d'où sort-il celui-là pour écorcher ainsi le nom du célèbre village où je suis né et j'ai grandi ; c'est ce que dit le cruel message.
Pourtant cela m'est aussi arrivé, mais en sens inverse. Le nom de mon village commençant par un C on m'en parla aimablement pour me montrer qu'on le connaissait, mais en lui substituant un G.
J'étais sensible à l'intention de partager quelque chose d'un lieu qui m'est cher, mais non ! jamais de la vie je ne me suis esclaffé ; je n'ai affiché aucun sentiment de supériorité en rétablissant la prononciation exacte : - Oui ! c'est cela, C..., il est étonnant et merveilleux que vous y soyez passée ( en face c'était une femme), que vous vous en souveniez et puissiez m'en parler avec tant de détails, etc.
...
C'était au temps où j'avais à aller régulièrement à Montpellier par la route, et j'en profitais pour passer chez mon coiffeur, un passionné, de football, et un aficionado. Il ne fallait pas être grand clair pour le deviner avant même que toute conversation ne s'engage.
En entrant chez lui, vous étiez écrasé par la présence de multiples têtes de taureaux grandeur nature, et c'est énorme une tête de taureau, appendues aux murs, l'une verte, l'autre bleue, vineuse ou rouge sang...
Il m'expliqua qu'en dehors de ses déplacements de supporter, ou des corridas, il consacrait ses loisirs à les confectionner lui-même pour avoir appris auprès d'un sculpteur spécialiste : une armature métallique, un travail d'artiste, qu'il entourait de bandes genre Velpeau, sur lesquelles il coulait ensuite une résine qu'il se procurait chez un ami fabricant et réparateur de canoës-kayaks, avant de les peindre suivant son inspiration, puis d'en imposer avec fierté la présence hallucinante à sa clientèle.
Bref, cette fois-là il faisait vraiment très chaud sur la route absolument navrante jusqu'à Saint -Mathieu-de-Tréviers et même au-delà avant d'arriver à Montpellier : plus un arbre des forêts de chênes-verts n'avait de feuilles. Toutes dévorées par des chenilles qui sévissent quelquefois m'expliqua-t-il ; sans nuire à l'arbre qui se retrouve en pleine santé l'année suivante ; mais enfin le phénomène faisait quand même l'objet d'images à la télévision régionale et la une des journaux.
C'est là qu'avec mon accent pointu de M. Brun je prononçai : "Saint- Mathieu-de-Trévié".
Ses ciseaux s'arrêtèrent, je le vis dans la glace prendre un pas de recul avant de s'esclaffer : - Ah ! et bien vous, on voit que vous n'êtes pas d'ici ! J'y suis né et j'y ai vécu chez ma grand-mère jusqu'à mon entrée en apprentissage. C'est "Saint -Mathieu-de-Trrrévierrrsse" que vous vouliez dire.
L'incident n'eut pas de suite fâcheuse sur la coupe, toujours impeccable, qu'il pratiquait, mais je ne repasse plus jamais par cette bourgade, en famille, sans articuler à haute et intelligible voix devant la pancarte : - Saint-Mathieu-de- Trrrévierrrsse, afin d'éviter tout désagrément éventuel à mes proches. Sans doute.
Je vais essayer d'aller plus vite pour le reste.
Il m'arrivait étant (un peu plus) jeune d'aller camper à "La Chambre d'Amour", près de Biarritz, commune d'Anglet.
Ah ! les chansons de Jacques Brel : "Les Bourgeois" et "Les Paumés du petit matin" passaient en boucle sur le juke-box à la terrasse du "Bar de la Plage" quand avec les copains, entre deux plongeons dans les eaux tièdes, nous allions déguster un hot-dog dégoulinant de moutarde extra-forte arrosé d'un demi embué, et terminé sur une ou deux cigarettes. Avec les yeux sur les flots et, déjà, des surfs sur les rouleaux.
Bien des années plus tard je me trouvais sur une plage marocaine en compagnie d'un collègue qui était originaire d' Anglet précisément, et alors que nous nous intéressions aux experts qui surfaient au loin j'évoquai pour lui mes souvenirs, et bien que j'eusse toujours prononcé "Anglé", un peu comme Anglais, je ne sais par quel accès de folie j'articulai cette fois pour lui, tout spécialement, - "Anglette".
À sa réaction extravertie, et à la rectification qu'il effectua avec des commentaires interrogatifs sur l'endroit d'où je sortais je me demande encore ce qui me prit ce jour-là.
Toutes ces bêtises pour conclure sur un autre souvenir, celui de la chanson de Georges Brassens : "La Ballade des gens qui sont nés quelque part".
C'est pas un lieu commun celui de leur naissance
Ils plaignent de tout cœur les pauvres malchanceux
Les petits maladroits qui n'eurent pas la présence
La présence d'esprit de voir le jour chez eux
Portfolio
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