La scène se passe dans un service prestigieux de l’État – n’allons pas plus loin vers une possible identification qui serait, comme l’on va voir, désobligeante. Le (très haut) responsable de cette structure se livre soudain devant ses principaux collaborateurs réunis à un commentaire angoissé de l’actualité économique.
« Je suis un diplomate, et à ce titre plus habitué au cocktails et petits fours, qu’aux discussions sur la conjoncture économique ».
Rires polis dans l’assistance, hu hu, quelle élévation chez cet esprit qui mêle avec brio l'analyse d'une corporation et la vertueuse critique de soi-même.
« Mais j’examine avec préoccupation les divers chiffres qui illustrent les tendances actuelles de l’économie ». Lui qui se dit non spécialiste de cette matière complexe, mais qui visiblement a lu les analyses des périodiques sur la question, se lance dans une restitution très cérébrale ... Taux d’intérêt, points de croissance, prix et tendances, « chiffres que je livre à votre jugement ».
Notre courageux exprime à plusieurs reprises son angoisse de voir ces indicateurs nous lancer dans l’inconnu. « Peur », « anxiété », « inquiétude », sont les mots qui reviennent alors plusieurs fois dans cette analyse pourtant chiffrée, cette confidence tourmentée … Il continue, en parlant de ces « turbulence météorologiques », et en fondant son analyse sur encore plus de chiffres, de « preuves statistiques » du constat.
Loin d’être un simple épisode venant rythmer le cours de réunion convenue, ce moment paraît contenir un témoignage de l’état d’esprit actuel des hauts fonctionnaires. Mettons de côté les imprécisions de management du responsable timoré, les symptômes qu’il décrit sont faux, et sa conclusion erronée : la crise est profonde. Elle n’est pas financière, ni faite de mauvais chiffres, ni même rationnelle.
Il y a, chez cet éminent représentant de l’intelligence collective, une fondamentale erreur d’analyse. Il ne s’agit pas de turbulences. En outre, elles ne s’expliquent par des chiffres. Et l’attitude pour les restituer serait très différente de cette confession angoissée si les raisons profondes en étaient mieux appréhendées.
Plutôt que quelques turbulences météo, c’est en réalité une lame de fond qu’il conviendrait de voir ici. Comme tout problème sérieux, ou grave, qui désoriente, on préfère minimiser, écarter. Voir ainsi un responsable, dont la fonction devrait l’inviter à « remobiliser », « encourager », « donner une impulsion », … s’épancher ainsi, est très frappant.
On est bien là dans l’expression d’une peur. Elle n’est pas anodine. Elle me semble passer au-dessus, franchir les défenses professionnelles qui rendent « normalement » nos hauts fonctionnaires réticents à ce type de confidence.
Ce qui travaille nos élites, ce sont plutôt les absences de causes sous l’étendard desquelles elles pourraient rallier leurs étincelants talents. Ce qui terrorise ici, c’est que les aigles ne savent plus vers où il convient de voler pour rester en altitude. Le marasme menace, la crise est installée, ce n’est plus une crise. Comme le souligne de façon lancinante René Girard, cette non-crise est terrible car elle porte en elle les possibilités de l’indifférenciation : tout le monde pareil face au fléau.
Mais quel est-il ce fléau ? Une crise financière, voire économique ? Non ! Elle est le drame d’une fin. Celle du modèle qui porte nos sociétés depuis plusieurs décennies. Or rien n’angoisse comme l’inconnu.
Nos systèmes sociétaux et avec eux les outils économiques qui les sous-tendent se sont mis au service, quand ils ont été conçus et mis en œuvre, de principes qui fondaient, pour reprendre une expression fameuse, « notre communauté de destin ». Pourquoi l’état, aujourd’hui moins important économiquement que les places de marché, était-il notre référent ultime, dans l’échelle des valeurs communes ? Justement parce qu’il fédérait ces valeurs, qu’il proposait une construction collective sur la base de principes sacrés, commun, au-dessus des autres.
Religieux d’abord, laïques ensuite, ces principes étaient comme autant de phares pour les élites républicaines qui alors, n’avaient pas de trouble à affirmer leurs ambitions de se survivre à elles-mêmes, puisque c’était au service d’une cause noble et très clairement énoncée : le bien commun, ses principes, ses instruments.
Qu’un haut fonctionnaire s’inquiète ouvertement de quelques indicateurs (certes mauvais) est significatif de la translation discrète qui s’est opérée, depuis cette construction solide de valeurs vers cette navigation anxieuse sans phare, dans le noir.
Alors, inconsciemment, pour déplacer le problème du décor où il apparaît trop bien, de façon trop angoissante, on en identifie des symptômes chiffrés, techniques, froids, désincarnés : statistiques, taux, valeurs (mais valeurs financières cette fois). Pas « d’humain » qui aviverait la plaie, on préfère du « mécanique » antalgique, sécurisant.
Les psychanalystes savent bien expliquer ce qu’il en est des angoisses que l’on refoule en soi, dans les profondeurs d’où on veut qu’elles ne ressurgissent plus : elles gagnent en force, elles sapent, elles entrent secrètement en conflit avec les autres parties d’elles-mêmes que l’on a injustement autorisées à vivre à la lumière, elles.
Je vais attentivement écouter la prochaine confession du grand chef : comme il le professe, elle m’en apprend beaucoup sur notre monde …