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Billet de blog 4 janvier 2016

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De l'applicationnisme au constructivisme

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L'applicationnisme

L'expression n'est pas très heureuse (on la doit à P.Pastré -didactique professionnelle), mais elle a au moins le mérite de bien dire ce qu'elle veut dire. Elle désigne le paradigme qui conçoit la pratique comme une application de la théorie. C'est le paradigme dominant aujourd'hui, qui semble valable pour toutes les pratiques. Ce paradigme est très ancien (Aristote) et régit encore la conception scolaire de la pratique. Les pratiques professionnelles dans l'enseignement technique sont toujours conçues comme une application de principes scientifiques.

On pourrait penser que cette conception est issue de la technique pensée comme application de la science. La technique est souvent considérée comme une science appliquée, ce qui est de plus en plus vrai mais relativement récent (en gros, un siècle et demi). En ce qui concerne les voiliers, si les architectes navals et les maitres voiliers utilisent de plus en plus de science (surtout grâce à l'informatique), les voiliers existent depuis des millénaires, alors que les premières connaissances aéro et hydrodynamiques datent du XIXème siècle. La conception des voiliers a longtemps été une évolution génétique (telle que décrite par F.Beaudoin dans "Bateaux de côtes de France") plus mue par l'imitation et des facteurs inattendus (comme la facturation des thoniers à la longueur de quille, ce qui provoqua leur disparition) que par une application rationnelle de principes scientifiques. A rebours, on peut donner l'exemple des délires trochoïdaux de C.Archer, excellent architecte norvégien, mais pas pour les raisons qu'il croyait : il rationnalisait mathématiquement la coutume des arrières norvégiens.

En fait, ce paradigme s'est d'abord constitué pour l'Ethique chez Aristote (Ethique à Nicomaque). La pratique en Philo, c'est la conduite morale. Aristote réalise déjà qu'il existe un gouffre entre la pratique et la théorie, qu'il comble avec la notion de prudence. En marine, cette prudence deviendra le fameux sens marin. Le sens marin (on ne sait pas trop ce que c'est) permet de faire passer la pilule. Il est évident pour tout le monde que la pratique n'est pas la simple application de la théorie, mais invoquer le sens marin permet de passer outre et de continuer à enseigner la théorie d'abord et la pratique ensuite.

En Voile, l'applicationnisme fut dominant jusque dans les années 70 où le constructivisme prit le relais, en se diffusant tout de même très lentement. L'édition de 1972 du cours de navigation des Glénans en est un exemple éclatant. Le centre nautique des Glénans joua un rôle essentiel dans la diffusion de la Voile en France. Elle est toujours la première école de voile, surtout pour la croisière et son influence est majeure. Son cours de navigation est régulièrement réactualisé. L'édition de 72 est fameuse (un temps dans le top ten des ventes de livre de l'Express), elle fut rédigée par l'écrivain J.P.Abraham (l'auteur d'Armen) et le directeur technique de l'époque J.L.Goldschmidt, après les compilations préparatoires d'usage de moniteurs.

Cette édition est un véritable manifeste de l'applicationnisme en Voile. Chaque procédure ou conduite idéale pratique est précédée de sa justification théorique. On retrouve quasiment à chaque page l'antienne " en théorie, mais en pratique c'est une autre histoire". J.P.Abraham, fin lettré, connaissait son Aristote. On peut  y regrouper sous le terme théorie à la fois les connaissances scientifiques disponibles sur les voiliers ( mécanique générale, mécanique des fluides) mais aussi les procédures idéales à utiliser selon les cas divers et variés rencontrés au cours d'une navigation. Le sens marin (résultat de l'habitude) est souvent invoqué pour combler les trous entre cette théorie et la pratique réelle. L'applicationnisme est souvent décrit comme centré sur l'engin ( l'individu est censé s'adapter à une conduite idéale de l'engin), le constructivisme comme centré sur l'individu ( on considère d'abord les difficultés de l'individu, les considérations scientifiques sur l'engin permettent d'affiner la conduite). Les considérations de B.Rey (cité par P.Pastré (2)) sur l'apprentissage par les textes prennent ici un relief particulier. Pour Rey, l'apprentissage d'une théorie de la pratique est en fait l'apprentissage d'une pratique mise en texte et c'est l'objet de la plupart des apprentissages scolaires. On ne peut s'empêcher de faire le lien avec le surnom du cours des glénans : la bible. La bible est bel et bien le texte d'une pratique religieuse englobant des règles de conduite. Les procédures idéales à suivre selon les différents cas rencontrés sont une mise en texte d'un comportement idéal (le haut niveau). L'apprentissage de la voile consiste alors à suivre le texte, autant se faire que peut.

Les Glénans évoluent. L'édition 2010 du cours de navigation conserve un aspect biblique tout en intégrant quelques apports du constructivisme ( les notions de route directe - route indirecte entre autres). Il en est de même pour la FFV qui, après avoir été plus que réticente à ce même constructivisme (un de ses rôles consiste à ramener des médailles ce qui l'amène à se préoccuper en priorité du haut niveau) intégrera dans sa réforme de 2005 la quasi-intégralité des acquis du contructivisme et de son vocabulaire.

Le constructivisme

Le concept de schème fait sérieux, mais ce n'est pas son seul intérêt. Il me semble indispensable pour bien comprendre une démarche constructiviste d'apprentissage.

D'abord utilisé par Kant -  pour qui les schèmes conceptuels à priori stucturent la perception -, le concept de schème est repris par J.Piaget ( psychologie cognitive ), G. Vergnaux (didactique des mathématiques et didactique professionnelle), P. Bourdieu ( sociologie - un habitus est un ensemble de schèmes ), S. Tisseron ( psychanalyste de l'image - les images du rêve sont constitués par des schèmes primordiaux ). Chaque auteur a sa propre définition précise, celle de Vergnaux ( ancien thésard de Piaget) se résume facilement :

Un schème est une organisation invariante de la conduite pour une classe donnée de situations.

Un schème est formé de règles d'action, de possibilités d'inférence en situation et d'invariants opératoires. Les invariants opératoires consistent en concepts en acte et en théorèmes en acte (1).

J'ai donné comme exemple les 3 principaux schèmes auxquels nous avons affaire en Voile. Piégelin et Roland, que l'on peut considérer comme les fondateurs de la didactique de la Voile, se référaient explicitement à J.Piaget. Ils utilisent les termes de schème de la conduite et schèmes de l'équilibration. L'expression schème de la force est de mon cru et ne date pas de la sortie du nouveau Star Wars. Ces schèmes sont terrestres et constamment renforcés par nos déplacements ( bipédiques, automobiles et vélocipédiques ). Lorsque nous montons sur un voilier, ils sont partiellement adaptés à la situation ( la conduite simple par exemple ), mais le plus souvent inadaptés ( la conduite simple lorsqu'il s'agit de manoeuvrer au moteur, la force lorsqu'il s'agit de régler une voile ou de naviguer dans les courants, la crainte de la chute arrière lorsqu'il s'agit de barrer). Le débutant doit utiliser le bon coté de certains schèmes et combattre le mauvais coté qui lui fait faire des erreurs ( pour filer la métaphore). Autrement dit, tout le monde sait conduire un voilier ou tout du moins à sa petite idée ( à priori Kantien ). L'objet de l'apprentissage est de transformer ces petites idées (les schèmes) pour conduire correctement un voilier. On part de ce que sait déjà l'apprenant (valable sur terre) pour l'adapter à une conduite maritime. L'adaptation des schèmes aux nouvelles situations correspond très exactement aux principales difficultés que rencontrera le débutant. Ces difficultés ne sont pas dépassables par de simples conseils oraux. Il est parfaitement inutile de convaincre un débutant qu'il n'a rien à caindre de la contregite ou que c'est la poupe d'un voilier qui se déplace. Il faut le mettre dans une situation telle qu'il réalise de lui-même que sa "croyance tenue pour vrai" est fausse. La notion d'obstacle (issue de Bachelard) correspond à ce moment mais n'est pas suffisante. 

(1) Gérard Vergnaud    Au fond de l'action, la conceptualisation in Savoirs théoriques et savoirs d'actions  PUF 1996

(2) Pierre Pastré            La didactique professionnelle  p.262    PUF 2011

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