On distingue communément la conduite, la manoeuvre et la navigation sur un voilier. La navigation ne concerne que l'habitable, à l'aide d'une carte marine et des instruments adhoc. Ces domaines ne sont pas totalement étanches. La distinction route directe-route indirecte, élaborée pour catégoriser les conduites d'un voilier est également pertinente en navigation. C'est du reste pour cela qu'il n'existe pas de permis pour naviguer à la voile : c'est beaucoup plus compliqué. Un bateau à moteur va toujours en route directe, ce qui simplifie les choses.
La pratique de la navigation à bord d'un voilier a profondément changé depuis l'apparition du GPS au début des années 90. Ce changement de pratique devrait s'accompagner d'un changement dans les démarches d'apprentissage. L'argument de la panne a bon dos. Il n'est pas sans fondement (une panne électrique est toujours possible à bord), mais il empêche une prise en compte des comportements réels d'aujourd'hui. La menace de piratage amène à reconsidérer la destruction des balises de Loran C, l'ancêtre du GPS ou la marine américaine à former de nouveau ses officiers à la navigation astronomique, il n'empêche : tous les voiliers de croisière sont aujourd'hui sont équipés de GPS (voire de tablettes). Une démarche raisonnée d'apprentissage doit en tenir compte, en sortant de l'adage "qui peut le plus, peut le moins".
GPS ou pas, une navigation se réfère à une carte marine et à ses documents associés ( annuaire des marées, livre des feux, instructions nautiques ou pilote cotier).
La carte marine, ses documents et l'apprentissage de leur utilisation
La carte marine, comme toute carte, est une représentation symbolique. Elle n'a qu'un rapport médiatisé par ses symboles avec l'espace réel sur lequel nous naviguons. L'apprentissage de la signification et de l'utilisation de ces symboles est donc essentiel. Il suffit de prendre connaissance de manière très académique des conventions régissant ces codes. Ces codes ont été conçus pour faciliter leur déchiffrement ( les couleurs et formes de voyants des bouées cardinales par exemple). Subsistent quelques petits obstacles intéressants à signaler :
Les sondes indiquent la profondeur de l'eau sous le zéro des cartes. Une sonde soulignée indique une hauteur au dessus du zéro des cartes; un banc de sable, une roche, une épave sortent de l'eau lors de la basse mer d'une marée de coefficient 120 (fictive). On entend parfois parler de sonde négative, c'est une grosse erreur. Si l'opération à effectuer pour connaitre la hauteur d'eau au dessus d'une sonde soulignée est bien une soustraction, une sonde soulignée ne peut être assimilée à un nombre négatif, c'est même tout le contraire. Le nombre négatif est introduit à l'école par l'exemple du thermomètre ou du sous-sol de l'ascenseur. Une température négative se trouve en dessous du niveau 0, tout comme les étages d'un sous-sol dans un ascenseur sont représentés par des nombres négatifs. Si l'on s'en tient à cette convention usuelle (et que tout le monde a à l'esprit), il vaudrait mieux parler de sonde positive pour les sondes soulignées et de sonde négative pour les sondes tout court. Cette contradiction est un obstacle didactique au sens bachelardien du terme, c'est à dire lorsqu'un apprentissage doit contredire ce que l'on sait déjà. Ce type d'obstacle est non seulement source d'erreur chez le débutant; il persistera après signalement.
Autre obstacle amusant : lorsqu'on calcule une hauteur d'eau, on le fait pour un port donné (principal ou secondaire) dans l'annuaire des marées. On entend souvent la réflexion, si le résultat pour l'heure d'entrée est de 3,5m, ah ba c'est bon on va pouvoir rentrer (ou le contraire si le résultat donne 1m). Ce type de réflexion est extrêmement fréquent (après exposé détaillé du calcul d'une hauteur d'eau). L'apprenant confond ici la hauteur d'eau dans un port calculée dans l'annuaire et la hauteur d'eau que l'on trouve à la même heure dans ce même port (hauteur d'eau de l'annuaire corrigée de la sonde)
Le symbolisme d'une carte marine génère une erreur fréquente : les bouées cardinales sont dessinées sur la carte. Pour être visible (sur la carte), leur taille n'est pas à l'échelle de leur taille réelle. Les débutants, à l'approche d'un côte recherchont prioritairement ces bouées, qui, si l'on se fie à la carte, doivent faire la taille d'un immeuble.
Il est parfois fait mention (manuels ou programmes de formation) de la liaison carte-paysage. Cette liaison poserait problème. C'est peu dire. En fait, il n'y a quasiment aucun rapport entre une carte marine et le paysage vu du pont d'un voilier. Une carte marine est une représentation symbolique qui permet de représenter géométriquement la route d'un voilier à l'aide d'outils géométriques traditionnels, régle, rapporteur, compas. La forme des terres est analogique à une photographie aérienne (vue d'avion) alors que nous voyons ces mêmes terres du ras de l'eau. Les deux dimensions d'une carte marine ne sont pas les mêmes que celles de la vision. Pour établir un lien entre la carte et le paysage, il faudrait reconstituer la dimension manquante, ce qui est impossible. On ne peut imaginer la forme visible (du pont d'un voilier) d'un rocher à partir d'une carte marine. D'où l'intérêt des pilotes cotiers ou autres ouvrages de pilotage où les rochers sont dessinés ou photographiés du pont d'un voilier. L'autre technique, pour s'y retrouver est celle de la ficelle. La technique de la ficelle, qui reproduit l'axe de vision, permet en pilotage (navigation entre les cailloux) de determiner méthodiquement (en décrivant un cercle avec la ficelle centrée sur la position du bateau) l'identité des rochers émmergés. Lors d'un atterrissage, il est ainsi possible de reconnaitre les extrêmités d'une île ou d'une pointe, guère plus. Voilà pour le paysage. Il sera possible de tracer un point en utilisant des amers (points remarquables: phares, églises, chateau d'eau), encore faut-il les identifier. La nuit, les phares "qui crient leurs noms" rendent le positionnement beaucoup plus facile.
La géométrie appliquée
La navigation traditionnelle (sans GPS) est de la géométrie appliquée assez simple qui ne pose pas de gros problèmes aux apprenants. Tout le monde sait tracer un angle avec un rapporteur. Par contre, ils évaluent très mal la marge d'incertitude de leurs tracés (cercle d'incertitude). On parle pourtant d'estime, ce qui indique bien que tout tracé d'une route sur une carte marine est approximative et demande a être confirmée par un ou des points. La tenue de l'estime demande une attention constante à différents signes ou sources d'information : sondeur, casier de pêcheurs qui indiquent la direction et la vitesse effective du courant, embardées du barreur. Dans un "pilote des côtes de la Manche" de 1871, la qualité des fonds (piquants d'oursin, coquilles brisées, vase molle) ramenés à l'aide du suif de la sonde à main est considérée comme un signe extrêmement important. L'utilisation d'outils géométriques de précision semble générer une confiance dans le résultat hors de propos. L'apprentissage de cette incertitude est à considérer comme un apprentissage en soi.
J'ai déjà évoqué la navigation dans les courants dans un autre billet ( le schème de la force). Enoncer simplement les procédures géométriques utilisables dans les zones à courant ne suffit pas, car la croyance dans la force du courant est majoritaire. Elle est renforcée par le vocabulaire (l'expression est courante). Elle provient de la confusion entre force et mouvement, confirmée par la vie terrestre, bien connue des historiens et des didacticiens de la physique. On entend souvent "je sens le courant dans la barre", "le speedo minore (ou majore) la vitesse à cause du courant" - sous-entendu, le courant exerce une force sur le speedo- ou "on irait peut être plus vite en prenant le courant de face" - sous-entendu, le courant exercerait moins de force sur la coque qu'en travers. Cette croyance vicie le raisonnement géométrique correct. Le programme du permis hauturier moteur se garde bien d'envisager des courants à vitesse variable, ce qui est quand même le cas dans les zones à marée. De plus, un voilier n'a pas une vitesse constante (la force -ici le terme est légitime- du vent varie).
Les compétences nécessaires à une navigation traditionnelle (ou navigation à l'estime) demandent un apprentissage qui déborde très largement la simple application de procédures géométriques telles qu'elles sont exposées dans le programme du permis hauturier moteur : difficultés d'identification des amers, prise en compte de l'ensemble des informations nécessaires à une bonne estime, mal de mer.
L'apprentissage direct de la navigation au GPS permet dans un premier temps de se familiariser avec la carte, ses symboles, les documents (annuaires des marées et leurs calculs). On s'aperçoit alors qu'il n'est pas simple pour tout le monde de positionner un point (donné par ses coordonnées) sur une carte. Le passage du sexagésimal des minutes au décimal des centièmes de minutes déroute (entre autres). La démarche (inversée par rapport à la navigation traditionnelle) pour identifier un amer permet de s'initier aux difficultés de l'identification d'un amer. On pourra, dans un deuxième temps, s'initier à la navigation à l'estime.