" L'enfant dispose du schème de la conduite d'un engin. Il est donc inutile de lui apprendre.
Qu'est-ce que conduire un engin? C'est, d'une façon générale,assurer le déplacement de l'engin selon la structure d'alignement suivante :
OBJECTIF - AVANT DE L'ENGIN - OEIL DU CONDUCTEUR
Pour réaliser cet alignement, il faut faire établir la relation entre deux écarts possibles de l'engin et deux actions possibles sur la commande de l'engin."
Yvon piégelin, Guy Roland Mémento CPS-FSGT Voile A.Colin, 1974 p.28-29
Cette définition du schème de la conduite date de 1974. On utilise aujourd'hui volontiers le terme pilotage (la FFV dans ses documents pédagogiques par exemple), ce qui est dommage car en marine le terme pilotage se réfère à une activité bien précise, celle de rentrer dans un port ou d'évoluer entre des dangers en utilisant un ou des alignements. Le schème du pilotage (celui qu'utilisent les pilotes d'un port) a la même structure, mais le couple Objectif-Avant de l'engin est remplacé par le couple Amer antérieur-Amer postérieur, la relation avec les actions possibles sur la commande de l'engin (tirer ou pousser sur une barre franche) étant exactement inverse. Si un courant traversier fait rompre l'alignement (signalé par la superposition des deux amers), il faut suivre le petit, c'est à dire l'amer antérieur. Cette inversion n'a rien d'évident pour un débutant.
Comme le signalent les auteurs, tous les enfants disposent de ce schème, il est donc inutile de leur expliquer le fonctionnement d'une barre, ils le savent. Ils ignorent le sens de la relation entre les actions possibles sur la barre (tirer ou pousser) et les écarts possibles de l'engin (étrave à droite ou à gauche de l'objectif). Une fois sur l'eau, ils essaieront et trouveront tout de suite le bon sens. Leur restera à régler l'amplitude du geste, ce qui vient très vite, jusqu'à ce que le schème ne fonctionne plus parceque le bateau a perdu toute vitesse face au vent. Si l'on installe un parcours travers au vent par vent faible, des enfants débutants qui ne sont jamais monté sur un bateau (Optimist, Hobbie) n'ont besoin d'aucune explication pour évoluer. C'est la magie du constructivisme qui fonde tout apprentissage pratique sur les schèmes déjà existants. La seule difficulté consistant à anihiler ou dépasser les schèmes inadaptés à la situation. Apprendre, ce n'est pas répéter, c'est trouver le schème adapté ou son bon sens. Ce n'est pas non plus une question d'essai-erreur comme on l'entend trop souvent, à moins de reconnaitre que les essais sont guidés par les schèmes. Ce n'est pas une conception hasardeuse de l'apprentissage.
Le schème de la conduite tel qu'il est défini plus haut fonctionne en route directe, si l'objectif est en vue, mais aussi lorsque l'on suit un cap au compas, mais également en route indirecte, lorsque l'objectif est impossible à viser. Bien sûr, quelques petites adaptation vont être nécessaire:
- Lorsqu'un barreur suit un cap compas, le couple étrave-objectif est remplacé par le couple chiffres de la rose du compas-alidade. Là aussi, il faudra le temps au barreur débutant de trouver le bon sens de fonctionnement du schème (variable selon les individus), mais une fois qu'il l'a trouvé, c'est enregistré.
- En route indirecte, l'objectif a disparu, il faut le remplacer par un système de signes:
- Vision ou perception de la gite-contregite au près. La proprioception est beaucoup plus fine que la vision et permet d'occuper la vision a d'autres tâches. On dit alors que l'on barre avec les fesses. Aveugler l'apprenant avec un bandeau (ou avec un seau, comme aux Glénans) permet de lui faire prendre conscience de l'efficacité de cette proprioception. Mais il ne sert absolument à rien de l'aveugler en route directe et de lui indiquer oralement ce qu'il doit faire, comme je l'ai vu trop souvent. Avec une barre à roue, c'est plus difficile, car, sauf par petit temps, on barre avec les pieds, moins discriminants que les fesses.
- Vision des penons sur le guindant du foc au près. Le couple étrave-objectif est ici remplacé par le couple penon de l'intrados horizontal-turbulent (vers le haut dans un premier temps) et le couple penon de l'extrados horizontal-turbulent.
- Vision du génois qui se dégonfle en limite Grand largue-vent arrière.
Les principales difficultés rencontrées par les débutants dans la conduite d'un voilier correspondent très exactement aux situations où le schème ne fonctionne plus, n'est plus adapté à la situation. L'apprenant est alors désemparé et mettra un temps très variable d'un individu à l'autre pour, d'abord realiser que le schème n'est plus adapté puis à trouver les signes adhoc.
Ainsi, lors de la manoeuvre au moteur d'un croiseur, il est parfois nécessaire de dégager la poupe du bateau du ponton, en s'appuyant sur une garde avant et un pare-battage. Le bateau pivote à l'arrêt grâce aux flux d'eau envoyés sur le safran par l'hélice. La compréhension de cette manoeuvre pose beaucoup de problèmes aux débutants. Une explication causale et une démonstration ne suffisent pas. Le schème ne fonctionne plus, puisque c'est la poupe qui tourne, pas l'étrave. Les roues d'un voilier sont situées à l'arrière, a l'inverse d'une voiture.
Au louvoyage (route indirecte), le schème ne fonctionne plus. C'est le premier gros obstacle dans l'initiation à la voile. Certains mettront beaucoup de temps à le comprendre et à adapter le schème. Dans une situation de stress et de fatigue, alors que l'on pensait la question réglée, l'ancien schème réapparait et l'on voit des voiliers pointer désespérément la bouée dans le lit du vent.
Dans tous les cas les conseils oraux ne servent pas à grand chose et l'on retrouve une sensation de flash compréhensif lorsque le schème se recompose, cette fois ci adapté à la situation.
Cybernétique ou Géométrie
Le schème de la conduite tel qu'il est énoncé par Piégelin-Roland provient de la cybernétique. On le trouve énoncé tel quel dans " Cybernétique et société" (Norbert Wiener, 1948). Comme l'avait redouté Wiener, la cybernétique est devenu un paradigme majeur ,au XXI ème siècle, de ce que l'on appelle aujourd'hui la gouvernance des individus. La gestion par objectif, la pédagogie par objectif, le terme pilote qui remplace celui de directeur sont des émanations de la cybernétique. Ce qui était conçu en termes géométriques (une direction) est maintenant conçu en termes de signaux. C'est une avancée majeure pour la compréhension du comportement d'un barreur ( et un moyen de coercition sociale effrayant).
La direction, la représentation ou la géométrie existent toujours, mais coordonnés au schème de la conduite. Ainsi un barreur anticipe ses trajectoires et doit bien pour ce faire se les représenter. Un navigateur élabore un cap compas sur une représentation vue d'avion (cartographique) qu'il communique au barreur. Mais l'on ne conçoit plus la conduite d'un voilier comme le simple respect d'une direction. Le schème de la conduite permet d'ouvrir une boite auparavant obscure et ignorée, et permet de comprendre quasiment toutes les erreurs et difficultés rencontrées par un débutant dans la conduite d'un voilier. Il permet également de comprendre les résurgences de ces erreurs à un plus haut niveau. La connaissance de ce schème permet d'éviter la simple répétition comme modèle d'apprentissage pour le remplacer par des mises en situation qui visent à ébranler la croyance dans un schème inadapté. La répétition permet d'affiner la conduite en augmentant la discrimination entre les signaux, après avoir trouvé le bon schème. Les signaux proprioceptifs remplacent peu à peu les signaux visuels, ce qui permet d'utiliser la vision à d'autres tâches (anticipation et prises de décision).