Samedi 14 novembre 2015, dimanche 15 novembre 2015. Mon cœur est lourd. Je ne suis pas sortie de chez moi, je n'ai pas pris le RER, je n'ai pas pris le métro, je n'ai pas pris le bus. Je n'ai pas rejoint d'amis. Je n'ai pas bu de café en terrasse. Je ne suis pas allée faire mes courses. Je ne saurai pas qui a peur des femmes photographes i. Je sais que James Bond s'en tirera mais je ne sais pas comment. Je n'ai pas ri. Je ne sais pas s'il y a eu du vent, s'il faisait doux, s'il a plu sous le soleil.
Je suis restée devant mon écran, devant mes écrans. Je n'ai cessé de regarder en boucle ces images qui se répètent et s'empilent les unes sur les autres. Ces vidéos amateurs de témoins ou de presque témoins qui s'ajoutent au climat de tension, de la peur qui grandit. Je regarde et j'attends, je ne sais pas ce que j'attends. Des coupables ? Des explications ? Des certitudes dans le tourbillon de l'incompréhension ? Que ça s’arrête ? J'attends pire ? Quoi de pire que cela ?
Et dans ma tête résonne un mot, sur ma rétine se colle ce mot : la guerre.
Et les idées se bousculent.
La guerre : 14-18, les tranchées ; 39-45, les camps, 54-62 la guerre d’Algérie. Celle de mon pays, celui qui m'a vue naître. Le terrorisme, la décennie noire. Terrorisme qui a accompagné mes souvenirs d'enfance, mes souvenirs d'été. Celui à cause duquel j'ai compris ce que signifiait s'évanouir de peur. Celui qui m'a fait sentir le sang monter jusque dans mes oreilles, tourbillonner dans les tripes, paralyser mes jambes, suer à l'immobile, entendre les sirènes, avoir peur, peur des faux barrages de police, me glacer devant le panneau qif ii en plein milieu de la route, peur de sourire, peur de marcher dans la rue, peur de célébrer un mariage, peur de célébrer une naissance, peur de pleurer ses proches, peur à distance, peur de recevoir un appel, une mauvaise nouvelle au bout du fil.
Et aujourd'hui Vous parlez de guerre Monsieur le Président, guerre contre ces violences. Ce n'est pas moi qui rappellera au Chef des Armées que la guerre n'est pas n'importe quelle violence. Qu'entrer en guerre c'est accréditer le souhait des assaillants. Je ne vous expliquerai pas que la guerre n'est pas n'importe quelle violence, qu'elle n'est pas une délinquance, ni une bagarre, ni une rixe même très violente.
"Chaque État ne peut avoir comme ennemis que d'autres États, et non pas des hommes"
Rousseau écrivait que « chaque État ne peut avoir comme ennemis que d'autres États, et non pas des hommes » iii. Ne leur offrons pas ce qu'ils cherchent. Ne leur permettons pas d'atteindre leur but. Ne leur donnons pas l'importance d'un État.
S'ils s'autoproclament « État Islamique », ne soyons pas leur relais en les traitant comme tel. Un État au sens juridique se définit à partir de trois composantes : une population, un territoire, et un appareil politique coercitif (qui détient le monopole de la violence légitime iv), critères auxquels s'ajoutent en droit internationalv la capacité à entrer en relation avec les autres États. Ne leur offrons pas ce dernier critère. N’accédons pas, de fait, à leurs revendications. Ne jouons pas leur jeu en les traitant en tant qu'égaux.
Nous ne sommes par leurs égaux. Nous ne sommes pas lâches, violents, odieux, aveugles.
Mais nous sommes des hommes, des femmes comme eux. Nous avons vécu dans les mêmes immeubles, fréquenté les mêmes classes, regardé les mêmes émissions et dessins animés étant enfants. Ce passé que nous partageons avec eux, c'est celui de jeunes ayant grandi en France. La France, mon Pays qui m'a vue grandir. Eux, ces jeunes qui sont partis, et qui sont revenus le cœur noir, armés jusqu'aux dents avec pour unique mission de précipiter dans la mort un maximum d'entre nous, un maximum.
L'humain peut le mal radical
Je repense à l'inhumain de Hannah Arendt. Selon Arendt, le totalitarisme est la preuve que l'humain peut le mal radical. C'est parce qu’ils s'arrachent à leur propre humanité qu'ils sont capables du mal radical. En s'arrachant à notre société, en s'isolant, s'expatriant, ils s'ancrent dans ce mal radical et le revendiquent.
Comme le totalitarisme qui a trouvé son apogée dans les camps nazis, ces bêtes immondes s'appuient sur des règles, des lois, qu'ils inventent, qu'ils proclament comme vérité absolue, qu'ils nourrissent de leurs haines, frustrations, rages et qu'ils appellent Islam.
C'est l’inimaginable qu'ils nous imposent tous les jours, ces femmes rendues esclaves, vendues, ces kamikazes, chair à canon que notre France a nourri dans ses propres cantines. Ce mal radical qu'ils nous imposent à coup d'islam washing.
Cette tristesse extrême qui se confond à cette rage, cette colère. Ils utilisent le nom de mon Dieu sur leurs étendards noirs portés par leurs mains pleines de sang. Mon Dieu qu'ils scandent en commettant leurs atrocités. Mon Dieu que je refuse de leur céder.
Et je repense à ce mot « guerre », cette guerre qui ne doit pas en être une. Je repense à cette décennie noire en Algérie. Le paroxysme de la terreur, de l'horreur. Car c'est à l'épreuve de l'horreur et l'effroi, une fois encore, que le peuple s'est révélé. Qu'il s'est révélé fier, vivant, marchant contre les bombes, les tueries comme ce fut le cas alors qu'une bombe explosait en pleine manifestation à Alger tandis que la marche continuait. Fier en faisant front au quotidien : en dansant, chantant, sortant, en travaillant, en se réunissant, en vivant simplement.
A ce moment, on ne parlait pas de guerre, mais de terrorisme. L'ennemi était un voisin, un frère, un ami, un inconnu, il ne s’annonçait pas. Il frappait de jour comme de nuit, en plein centre ville, décimant des familles, des villages entiers, partout, n'importe où, n'importe quand.
Surtout on ne parlait pas de guerre, car on refusait.
Une seule solution: refuser la guerre
Avec le temps, pour faire face et dépasser l'horreur et la colère, une seule solution s'est imposée pour arrêter l'hémorragie : la paix.
Proposer un retour « à la normale ». Permettre de déposer les armes. Il ne s'agissait pas de proposer la peine de mort aux terroristes, il ne s'agissait pas de les déchoir de leur nationalité et le plus souvent les rendre apatrides mais de proposer une alternative.
Car si nous ne proposons rien, que reste-il comme choix sinon la mort ? Notre mort avec eux ? La mort en tant que « martyr » tant fantasmée ? Ce n'est pas de l’angélisme, ce n'est pas de l'empathie, ou une quelconque compassion pour les bourreaux ou encore moins une volonté de déresponsabiliser les responsables. Mais il s'agit ici du dépassement de leur mal radical pour éviter l'enlisement, l'escalade des violences et l'accroissement des violences internes vi. Que reste-t-il à ces jeunes sinon d'aller jusqu'au bout de l'horreur si nous ne leur proposons pas de revenir ?
Ne nous imposons pas une décennie noire, ni même une journée noire de plus. Ne laissons pas aux mercenaires du mal radical l'unique alternative : rester dans l'abîme glacé, le trou noir de l'Enfer comme l’appelait Dante OU de s’exploser dans notre propre maison.
La Justice de la République, rempart contre la passion
Parce que j'ai confiance en la Justice de mon pays. Car elle seule peut être le rempart contre la passion, la revanche. C'est la Justice qui prendra la relève. C'est la Justice qui jouera son rôle et qui endossera la responsabilité de l’État de droit. Ne soyez pas juge et parti Monsieur le Président. Soyez comme l'écrivait Romain Rolland « au-dessus de la mêlée » Monsieur le Président.
C'est ce mal radical qu'il faut prendre par la racine. C'est à dire par les personnes, par ses individualités. Leur déclarer la guerre c'est les reconnaître comme égaux. Augustin distinguait le faire de « prendre l'épée », c'est à dire agir avec violence et le fait de « faire la guerre », c'est à dire répondre à un certain nombre de contraintes et obligations.
Ne prenons pas l'épée en déclarant la guerre Monsieur le Président.
Permettez au Peuple français d'être guidé par la liberté et l'audace Monsieur le Président.
Contredisons Freud pour qui la guerre est inévitable car il y voyait le défoulement des pulsions que la civilisation réprime à l'ordinaire.
Parce que nous sommes la France, le pays de la liberté, celui qui prône le droit de transgresser comme leitmotiv, la France des terrasses, des concerts, des baisers volés, des sourires, de l'ivresse, de la soif, la France vivante.
Contredisons Georges Bataille vii en ne nous autorisons pas la guerre comme la compensation de l'agression intérieure par la violence externe.
Soyons la France pour laquelle nous vous avons fait confiance Monsieur le Président. La France du changement, la France du Progrès. La France de la Raison et de la Fraternité. La France libre qui danse au nez des kalachnikov.
H.
i Exposition temporaire au Musée d'Orsay Qui a peur des femmes photographes ? 1839 à 1945 du 14 octobre 2015 au 24 janvier 2016
ii Panneau « STOP » pour signifier un barrage de police
iii Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, livre I, chap.4 (« De l'esclavage »)
iv Le Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit de Max Weber
v Au sens de la Convention de Montevideo
vi https://www.francebleu.fr/infos/societe/manifestation-anti-etrangers-pontivy-ils-se-sont-defoules-sur-un-passant-d-origine-maghrebine-1447579236
vii Georges Bataille, L'Erotisme, Ed. de Minuit, 1957, cité par A. Baudart et M. Revault, Le droit, vol.2, Philosophie, 1988