Marxisme versus bouddhisme ?
Ce matin j’ai reçu un mail de l’association Karuna Shechen, cette ONG fondée par le célèbre Matthieu Ricard qui a, entre autres pour vocation de soutenir des projets humanitaires dans les régions himalayennes. Je parcours la lettre d’info et je lis alors: « comme à chaque instant de notre vie, le confinement est une occasion de méditer et de cultiver notre liberté intérieure. »
La journée avait déjà mal commencée : j’étais sous le choc de la disparition de Luis Sépuvelda, l’auteur du délicieux roman «Le vieux qui lisait des romans d‘amour». Le chagrin m’envahissait insidieusement. Ironie du sort : il avait survécu à deux ans et demi d’emprisonnement pendant la dictature de Pinochet au Chili et à bien d‘autres épreuves encore, pour finir fauché par le coronavirus. Garce de vie.
Certes peu encline aux bienfaits de la nuance et allergique à la spiritualité, mon sang n’a fait qu’un tour : je me suis demandée derechef si les soignants, éboueurs, caissières, livreurs, bref tous les derniers de cordée devenus soudainement les premiers, si les réfugiés, les femmes battues, les habitants des banlieue insultés et tabassés par les flics de Castaner, les gilets jaunes - et tous les peuples opprimés de cette planète - ont le loisir de « cultiver leur liberté intérieure. »Se battre tous les jours juste pour survivre, pour résister, pour s’indigner, voilà déjà un sacré programme.
En tous cas je ne me risquerais pas à leur conseiller ça. « T’es mal en point mon gars, pas grave, cultive donc ta liberté intérieure, ça va t’aider. » Le gars en question est moitié mort d’épuisement après une journée de travail infernale, ou moitié mort de faim, ou ravagé par le paludisme. La femme, elle, a la tronche défoncée par son ex-compagnon, ou elle est en train de devenir dingue dans un centre de rétention. Non, je ne m’y risquerai pas, à moins de vouloir me recevoir un coup de poing dans la gueule bien mérité.
Dirty week-end (cf. Helen Zahavi , à lire)
Le lendemain samedi, je rencontre au petit marché des producteurs autorisé, un professeur de méditation de ma connaissance, un mec qui enseigne la totale « âme/corps/ esprit». On échange autour du covid, j’en profite pour lui faire un petit speech gauchiste doublé d’une analyse politique de la situation actuelle. Ce disciple de Gandhi me rétorque benoîtement, affichant l’ air absent qu’il arbore souvent : « D’accord, mais on y peut pas grand chose, tu devrais commencer par essayer de te changer toi-même avant de vouloir changer les autres et le monde. Si tu te changes toi, le reste suivra. »
Direct je rétorque : « Ouais mais quelle liberté pour les plus opprimé(e))s ? Les ravages du capitalisme ça te dit rien ? La lutte de classes, tu connais ? L’injustice ? Et la répression? Et les féminicides (mot non encore répertorié dans le correcteur d’orthographe soit dit en passant) et le racisme ? Tout y passe. Il m’écoute poliment mais je crois qu’il s’en tape.
Il poursuit, histoire de changer de sujet : « tu sais, puisqu’ on a la chance d’être à la campagne, fais comme moi, quand tu vas te promener, embrasses les arbres c’est bon pour le karma. »
Perso les contempler avant de les embrasser ça me suffit. La dernière fois que je me suis risquée à bécoter un beau baobab en Afrique - le roi des arbres, et faut déjà avoir des bras immenses pour l’enlacer - ça m’a pas réussie, y avait un serpent sur le tronc. Inoffensif certes mais bonjour la frayeur. « Embrasser un serpent, y a mieux comme expérience mystique et régénératrice », blaguais-je. Mais comme cela ne le fait pas rigoler, la moutarde me monte au nez. La bienveillance, la compassion universelle et la culture de ce -que- tu- veux je m’en tamponne le coquillard, lui dis-je et je me casse direct sans le saluer, dussé-je passer pour une allumée.
Le même jour, réception d’un mail intitulé : « Malgré la crise sanitaire, poursuis ton chemin de vie, rien n’arrive par hasard. »
Touché par le coronavirus = chemin de vie. Blessé par une grenade lacrymogène = chemin de vie. Cognée par ton mari ? Encore un coup du chemin de vie. Exploité par ton employeur ? Toujours ton satané ton chemin de vie.
On me propose également de me relier au reste du monde à 4 heures du matin pétantes, avec une chaine de pensée mondiale qui insufflerait de l’énergie positive à tous les habitants de cette terre, de sorte qu’ils pourraient mieux se défendre contre le virus. Certes pourquoi ne pas se relier tous les jours à l’humanité entière afin soutenir les personnes de santé en souffrance, ça peut pas faire de mal, ça part d’un bon sentiment ; pourquoi pas proposer la méditation en pleine conscience aux malheureux malades du covid ? (Remarque quand t’es intubé et au bord de l’asphyxie, voire dans un coma artificiel, ça doit être un peu périlleux). Et puis j’ veux pas, j’aurais trop peur de me connecter par mégarde à des Bolsanero, Netanyahou, Erdogan ou encore Trump.
Tiens, dans la foulée, je suis sûre que Amma va bientôt se pointer, elle a déjà dû se brancher et son équipe s’agiter pour booster les produits dérivés. (cf. article du Monde diplomatique : L’empire du câlin, Jean-Baptiste Malet).
Ok, la pensée magique ça ne mange pas de pain, mais perso je suis déjà assez tourmentée comme ça et du coup insomniaque, alors mettre le réveil à 4 heures du mat, très peu pour moi. Y a un mec qui a inventé la psyschanyse, qui m'aide efficacement à soigner mes tourments et booster ma résilience, c’est déjà du taff : ça, plus militer, ça me suffit bien.
Je ne vois plus mon pote le vieil ouvrier agricole communiste – il parle du temps où son village votait encore communiste, y a bien longtemps - que je rencontrai le mardi au marché. Sous prétexte de faire des courses, il en profitait pour fumer et boire des coups en cachette de sa femme. Bien que son corps soit usé par des années de dur labeur dans les vignes, il gardait un esprit vif et malicieux. Si je lui avais raconté ces histoires de méditation et de liberté intérieure, il aurait rétorqué à coup sûr : « Foutaises, ma fille, mieux vaut boire un coup, ça sera plus efficace, le pastis ça conserve ». Il allait sur ses 86 ans, et j’observais les derniers temps que son moral vacillait, désemparé qu’ il était par la violence étatique, le délitement des consciences et la résignation ambiante, ainsi que par le revirement de ses vieux amis troquant le vote communiste pour un vote lepéniste. Il fulminait : « Ah oui, et tout ça par-dessus le marché parce qu’il y a des abrutis qui ont cru en Macron, ni de droite ni de gauche, jeune et beau tu parles, résultat des courses voilà où nous en sommes. Connards, il fallait voter Mélenchon ou Besancenot. » Il se sentait bien seul alors il aimait parler avec moi, entre révoltés on se comprenait. Puis est arrivé le mouvement des gilets jaunes, ça a lui remonté le moral, il les soutenait à fond. Hier hélas, j’ai appris que le virus l’avait emporté.
Mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase est la vidéo de Christophe André reçue le soir (qui donc me fait parvenir tout cela ?), le pape de la méditation en pleine conscience et accessoirement un pote à Ricard. Comme aurait dit ma grand-mère bretonne, feu Augustine le Moulec - directrice d’école à poigne, anticléricale, féministe avant l’heure et tchatcheuse de première - « ça c’est le bouquet » !
Il nous explique comment procéder pour se ressourcer dans ces moments angoissants. Mais sa voix, lénifiante et quasi hypnotique m’agace d’emblée, on dirait Ka le serpent ; au bout de trois minutes, son laïus soporifique me fait l’effet inverse du but recherché, et une forte envie de le secouer me démange. « Eh mec, réveille-toi, un peu plus d’énergie dans les paroles, un chouïa de speed dans la diction, un peu de nerf, que diable. Cultive au moins les changements d’intonation. » A sa décharge, sans doute reverse t-il à des assocs, et en toute discrétion, une portion de ses (conséquents) droits d’auteur fruits de ces nombreux bouquins, dont certains écrits avec ses acolytes Mathieu Ricard et Alexandre Jollien (A nous la liberté, éditions de l’iconoclaste).
Dans ma précédente chronique, (Retour d’Argentine et confinement), j’avais mentionné le pranisme et les chakras. Je vais donc vous épargner toutes les pubs que je reçois aussi sur le tantrisme, (sympa pour la baise gratuite), les huit circuits de la conscience pour se former en chamanisme cybernétique, la voie royale vers l’éveil ou comment sortir hors de son corps, ou encore l’ascension avec les flammes sacrées, j’en passe et des meilleurs.
Me voilà à espérer que tous ces gens–là, adeptes du développement de la méditation et de la liberté intérieure, pourront « en même temps » se changer soi-même et « en même temps » changer le monde, du moins y contribuer. Participer par exemple aux manifs d’après le confinement et à l‘explosion sociale qui ne manqueront pas d’éclore ; trop chouette de se bouger comme avant la cata sanitaire, ensemble, les Gilets jaunes, les féministes, les syndicalistes, les gilets noirs, les soignants (si il en reste), les Stylos rouges etc. Ce serait top par exemple de voir une pancarte : « Les bouddhistes en colère ». Ou « Les bouddhistes détestent Macron » ou encore, moins consensuel : « Je suis bouddhiste et je nique ta mère. »
Bon, mais rien n’est moins sûr. Allez, une petite pensée pour ce bon vieux Marx, célèbre pour sa phrase « la religion est l’opium du peuple ». Va savoir si toutes ces pratiques new age de développement personnel connais-toi toi-même ou mon bien-être avant tout, toutes ces salades apolitiques de bienveillance universelle, et de méditation passive (sauve ta peau d’abord) , n’en sont pas aussi, de l’opium. Et un sacrément fort.