Enseignante-chercheuse, je fais partie des personnes qui peuvent exercer leur activité professionnelle depuis leur domicile. Je m’estime privilégiée car je ne prends pas de risque personnel, et ne mets en pas en danger la collectivité, pour satisfaire les attentes de mon employeur. Je peux ainsi rester à la maison avec mes deux filles et mon neveu, dont la mère, infirmière en centre hospitalier, est en première ligne pour affronter le virus. Ces trois enfants peuvent de surcroît compter sur mon conjoint, enseignant, qui partage lui aussi son temps entre télétravail et travail domestique.
Malgré ces conditions plus favorables que celles que vivent bon nombre de Français.es, le confinement remet en cause nos routines parentales et enfantines. Il rompt avec le séquençage de nos journées (préparation hâtive le matin ; journée à l’extérieur ; soirée en famille ; weekend avec les amis). Il réorganise nos espaces voire notre rapport aux objets, notamment numériques (de ludique et sociable, le numérique des jeunes devient scolaire). Pour inédite qu’elle soit, cette période n’en soulève pas moins des questions classiques sur l’ordre domestique et les profondes inégalités que le structurent.
Elle révèle d’abord l’inégale valorisation du travail professionnel et du travail domestique. Avant de devenir une nécessité sanitaire, le télétravail a été présenté comme un avantage consenti aux parents, permettant la prise en charge des enfants durant la fermeture des écoles. Mais l’articulation concrète entre ces deux types d’activités est laissée à la responsabilité des travailleuses et des travailleurs. Dans quelle mesure les employeurs acceptent-ils de limiter leurs attentes à leur égard, en reconnaissance de leur contribution déterminante à la scolarisation des enfants ? Dans quelle mesure peut-on effectivement opter pour l’arrêt-maladie si le télétravail devient impraticable, par exemple parce que les enfants sont jeunes ou parce qu’un seul adulte peut être présent à la maison ?
Les féministes matérialistes l’ont montré dès les années 1970 : le travail domestique est non seulement gratuit, mais il est aussi invisibilisé. Les dispositifs de « conciliation » entre emploi et famille, qui reposent principalement sur la réduction du temps de travail et sur la prise en charge des enfants hors du domicile, sont bien inopérants à l’heure du confinement. Depuis quelques jours, les exemples abondent de pressions des employeurs sur les travailleurs pour que le travail professionnel et rémunéré se fasse « quand même », puisque finalement, il est le plus important. C’est bien ce que cherche à nous faire comprendre Emmanuel Macron et les membres du gouvernement quand ils insistent sur le soutien apporté par l’Etat aux entreprises (plutôt qu’aux travailleurs) et à l’économie (marchande plutôt que domestique).
La rédaction au masculin des lignes précédentes ne doit pas nous tromper : en matière de travail domestique, le travailleur du mois est une femme. Chaque jour, les femmes consacrent trois heures à ces tâches, quand les hommes se contentent de deux. Le confinement changera-t-il la donne ? En tout cas, cette crise sanitaire prouve à quel point le travail professionnel féminin nous est indispensable. Dans les hôpitaux, 80% des personnels non médicaux sont des femmes. Pour les aides à domicile et les assistantes maternelles, ce taux est même de 98%. Les femmes sont également très nombreuses dans les commerces d’alimentation et de produits de santé – ceux qui restent ouverts durant la pandémie. Pourtant, ces emplois sont notoirement peu rémunérés : ce n’est pas seulement le travail des femmes à la maison qui est dévalorisé, ce sont aussi les activités professionnelles qu’elles occupent massivement du fait de la segmentation sexuée du marché du travail.
Les hommes s’occupent-ils davantage du travail domestique que d’ordinaire, dans la mesure où les femmes sont plus souvent retenues à l’extérieur pour des activités collectivement indispensables ? Nous ne le savons pas encore. Mais déjà, les associations sonnent l’alerte sur les risques encourus par les femmes et les enfants victimes de violences masculines. Quant aux ménages comptant un seul parent, les femmes y sont en écrasante majorité (84%). Nombreuses sont donc celles qui continuent à s’occuper seules ou presque de leurs enfants : elles en assument la charge mentale afférente (pas facile d’avoir toute la concentration requise pour l’activité professionnelle quand on doit veiller sur les enfants), de même que la charge émotionnelle (pas facile non plus de calmer des ados en manque d’interactions sociales).
Nos vies confinées doivent aussi nous rendre sensible aux inégalités de classe face au télétravail, au logement et à l’éducation des enfants. On remarque notamment que des ingénieurs travaillent chez eux, depuis leur ordinateur, tandis que les ouvriers de leurs entreprises continuent de faire tourner les chaines… Le grand écart des conditions de logement saute lui aussi aux yeux. En 2006, les 20 % des ménages ayant les revenus les plus modestes disposaient de 26 m2 par personne, tandis que les 20 % les plus aisés bénéficiaient de 42 m2 : quand on reste 24 heures sur 24 à la maison, ça compte ! Ces écarts ont des incidences majeures sur la capacité des ménages à organiser, dans l’espace du foyer, les différentes activités de leurs membres. Les recherches sur les « devoirs à la maison » ont documenté l’importance de la chambre individuelle – quand on doit suivre toute sa scolarité à distance pendant plusieurs semaines, le facteur « espace » est évidemment primordial. Il se cumule souvent avec des inégalités dans l’accès aux interfaces numériques et dans la capacité des parents à soutenir les apprentissages.
Les sommets de l’État ont bien du mal à prendre la mesure de la crise sanitaire. Centrés sur les « premiers de cordée », ils peinent tout autant à appréhender ces mécanismes inégalitaires, qui suscitent pourtant une défiance croissante envers les institutions, qui accroissent les tensions sociales et qui feront sentir leurs effets délétères bien au-delà de la crise épidémique. Sachons les mettre face à leurs aveuglements et à leurs conséquences mortifères. Et dans l’intimité de nos foyers, tachons d’être sensibles à ce que cette séquence inédite est susceptible de changer durablement dans nos vies. Il est temps de faire bouger les lignes dans nos rapports avec nos enfants, dans nos relations intimes avec nos partenaires de vie. C’est aussi le moment de repenser les limites de nos foyers, en nous ouvrant aux besoins de nos voisin.es, en soutenant les travailleuses et travailleurs indispensables à notre collectivité, en échangeant avec nos proches, surtout s’ils sont isolés : le confinement nous empêche de les voir mais ils et elles partagent sans doute nos aspirations à vivre autrement.
Pour prolonger ce message, vous pouvez lire :
Alizée Delpierre, "Ces femmes qui travaillent chez les autres", Libération, 18 mars 2020.
Anne Lambert, "Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate", Le Huffington Post, 19 mars 2020.
Emilie Nicolas, "Nos anges gardiens", Le Devoir, 20 mars 2020.
Pour connaître mon opinion sur la gestion présidentielle de la pandémie :
Emilie Biland-Curinier, "Emmanuel Macron nous demande l'indispensable, il rate l'essentiel", Libération, 17 mars 2020.