C'est le point de vue d'une manifestante "lambda" peu préparée à ce type de répression qui a cherché à se tenir éloignée. Les faits et les ressentis bruts, sans trop d'analyse. J’ai bien conscience que de nombreuses personnes ont vécu des situations bien plus dramatiques lors de cette manifestation et tout mon soutien va vers elles. Ce témoignage a juste pour ambition d’apporter une pièce au puzzle de cette journée du 25 mars.
Nous partons tôt le samedi matin en espérant pouvoir rejoindre le convoi de manifestants en cours de route car nous ne pourrons pas arriver avant 11h. De la route jusqu'à Lezay, nous ne voyons aucune force de l'ordre, ni même de voiture qui semblent converger vers le lieu de la manifestation. A Lezay, nous arrivons sur un rond-point où toutes les issues sont contrôlées par des gendarmes. 1er contrôle. Nos identités sont contrôlées et me semblent reportées sur un bloc-papier. Notre véhicule est grossièrement fouillé, rien à signaler. Un peu déroutés malgré tout par ce contrôle, nous partons dans la précipitation sans regarder notre route. Le temps que je me repère sur le GPS par rapport à notre objectif d'arrivée et en prenant en compte la zone interdite, nous arrivons 4 km plus loin à Sainte-Soline. Nouveau barrage de gendarmes à l'horizon. Nous nous arrêtons derrière une file de 3-4 voitures déjà à l’arrêt, plutôt confiants après le 1er contrôle. Un gendarme vient à nous. Il nous explique que nous sommes entrés dans la zone interdite. Nous exprimons notre étonnement, nous n'avons rien vu de matérialiser. Il nous répond que l'arrêté est affiché sur un panneau mais qu'effectivement, le panneau est mal placé, il est 100m devant nous. Je vérifie sur la carte en ligne, nous sommes bien entrés sur 100 m dans la zone interdite. Nous voici verbalisés, avec un goût amer d’une situation un peu abusive.
Nous faisons demi-tour et nous garons auprès d'autres voitures qui ont vécu le même déboire. Une quinzaine de véhicules se réunissent sur le parking. Nous voulons tous rejoindre le convoi. Nous décidons de partir groupés. Nous traversons le village de Sainte-Soline et recroisons le barrage de gendarmes, j'observe qu'ils possèdent également des chiens. Nous demandons si nous pouvons bien entrer dans la zone interdite à pied, ils nous répondent qu'il n'y a aucun problème et nous indiquent même d'un air jovial le chemin le plus rapide pour rejoindre le convoi et la bassine. Après coup, je me dis qu'ils savaient très bien ce qui nous attendait au pied de la bassine...
Nous marchons environ 2 km, en discutant dans une ambiance plutôt joyeuse avec les personnes du groupe : un agriculteur des Deux-Sèvres (qui n'irrigue pas), des étudiantes, des retraités, une salariée du Département des Deux-Sèvres... Nous apercevons alors le convoi de "Outarde rose" au loin. Le peu de haies nous permet de constater que le convoi s'étend sur une longue distance, l'image est belle. La bassine apparait également, comme un énorme bloc imposé au paysage, absurdité humaine dont la démesure est encore plus évidente.
Le convoi semble tout juste arriver à la bassine. Nous observons derrière le convoi un nuage de fumée au loin, nous ne comprenons pas trop d'où il vient. Tout à l'air calme au niveau du convoi de l'Outarde. A peine arrivés au niveau de la bassine où nous convergeons avec le convoi rose, des lacrymogènes sont lancées pour tenir à distance les manifestants. Des petits groupes de manifestants, cachés derrière des banderoles tentent de s'approcher de la bassine, lancent quelques feux d’artifice mais ils sont copieusement arrosés de lacrymos et leur approche semble dérisoire. Nous continuons de marcher le long de la bassine en se tenant à distance, en suivant l'outarde rose. Peu à peu, les lacrymos pleuvent derrière nous ainsi que les premières grenades. Puis le rythme des explosions s'intensifie, cela raisonne dans la poitrine bien que nous soyons à distance. Les lacrymos nous poussent vers le Nord. Dès que nous pensons être suffisamment à distance, une nouvelle pluie de lacrymos nous font avancer davantage. Je ne sais pas quoi faire à part être spectatrice passive de ce déchaînement de violence. Les bruits d'explosions sont désormais très réguliers et volent de nombreux projectiles. Des personnes tentent de faire une chaîne humaine à proximité du cordon des forces de l'ordre mais sont à chaque fois repoussées avec des grenades et des lacrymos, je ne me sens pas du tout prête à aller tenter la chaîne humaine avec elles.
Je ne sais pas où me mettre pour être en sécurité sans m'éloigner grandement de la bassine et donc de la manifestation. Un endroit me semble plus calme, j'ai besoin de manger, reprendre des forces et me dirige vers cet endroit. Je ne suis pas la seule à vouloir me restaurer, d'autres personnes ont sorti sandwich et salade. Soudain, des lacrymos arrivent sur nous, accompagnées d’explosion de grenades. Nous reculons précipitamment, nos sandwichs à la main. Je me retourne et vois une personne avec du sang qui lui coule du front, cela semble pas grave mais cela saigne malgré tout. Nous appelons les médic mais personne ne vient. Nous restons de nouveau à distance, spectateurs déboussolés, je commence à me demander comment cette manifestation va finir. Nous observons d'un coup que des camionnettes de forces de l'ordre arrivent par une petite route derrière nous. Je sens une petite panique arriver que j'observe également sur les personnes qui ont aussi vu ces véhicules. Nous avons peur d'être encerclés et pris à revers. Mais une minute après, elles font demi-tour et repartent.
Une personne vient nous voir car nous avons un drapeau de la Confédération paysanne. Elle nous dit que la Conf souhaite faire un point avec ses adhérents sur la situation car il y a des blessés graves. Nous nous dirigeons vers un endroit sur un chemin où semblent se regrouper les drapeaux jaunes. En y allant, je vois un jeune homme baisser son pantalon pour constater une blessure sur la cuisse. Nous appelons les médic mais personne ne vient pour la 2ème fois. Je ne me doute pas qu'ils sont alors débordés par des cas nombreux et plus graves. Nous attendons sur le chemin mais le point ne semble pas se tenir, les représentants de la Conf ont l'air occupé par autre chose. Je vois 3 blessés remonter la petite route, un au pied, l'autre au visage et le dernier au mollet. Il s'agit en fait d’un des points de rassemblement des blessés, l'endroit étant suffisamment éloigné de la zone de conflit et accessible par un chemin. Nous attendons 10-15 min des directives du syndicat qui ne viennent pas puis, voyant que la situation s’est calmée et que le convoi semble se regrouper vers son lieu d'arrivée, nous repartons vers l'endroit où nous sommes arrivés. Nous passons alors devant les véhicules enflammés que nous découvrons, n'ayant vu que les fumées. La situation est désormais calme, il n'y a plus d'affrontement devant les véhicules, ni ailleurs. J'ai le sentiment de souffler un peu. Les autres manifestants se cherchent, se retrouvent, discutent et certains s'assoient par terre pour se reposer. Nous rencontrons des copains de divers horizons, nous discutons, profitant de ce moment de calme pour retenter de manger un peu.
Soudain, nous voyons un homme partir en courant des camionnettes des forces de l'ordre, en faisant de grands gestes avec ses bras et avec un drapeau Conf. Il est suivi de 7-8 personnes de noirs vêtus, qui courent aussi, certains avec de gros sacs à dos. Cela semble être des CRS mais je ne comprends pas la scène : est-ce qu'ils poursuivent le manifestant ? il me passe même dans la tête une seconde qu'il s'agit d'une mise en scène pour parodier la fuite d'un manifestant à la barbe des forces de l'ordre. Une rumeur monte dans les manifestants, certains avancent vers ce groupe. Les forces de l'ordre hésitent à continuer leur route puis continuent jusqu'à l'endroit où nous étions auparavant pour attendre le point de situation de la Conf. A ce moment, je ne savais pas que les blessés graves se trouvaient à cet endroit, ni tout ce qui se jouait pour l’arrivée des secours et encore moins que les CRS avec les gros sacs à dos étaient des médecins : rien ne le signalait sur eux. Après 10-15 minutes, le groupe de CRS retourne en courant vers les camionnettes, ce qui provoque une rumeur et des manifestants commencent à courir vers eux. 2 personnes avec des drapeaux Conf courent alors vers les CRS en faisant de grands gestes pour calmer les manifestants. Quelques projectiles sont envoyés vers les CRS qui courent et il me semble un feu artifice. Les CRS retournent derrière leurs camionnettes en courant. Ils lancent alors plusieurs lacrymos et grenades dont une partie arrivent auprès de nous alors que nous sommes éloignés, nous obligeant à nous lever et reculer précipitamment. La situation se calme rapidement. Une ambulance puis un camion de pompier sont arrivés sur les 2 petites routes qui accèdent aux abords de la bassines. Il est annoncé que la manifestation s’arrête et que le convoi rentre. Je suis soulagée de voir que la fin de la manifestation est organisée. Je m'inquiète un peu toutefois du fait que nous ne pouvons pas suivre le convoi, étant garés à Sainte-Soline, je n'ai pas envie de faire le chemin du retour sans un petit groupe. J'ai peur de forces de l'ordre en embuscade qui se vengeraient sur des manifestants isolés. En retrouvant notre chemin d’arrivée, je constate toutefois que plusieurs personnes s'y dirigent également, je suis rassurée.
Sur le chemin, nous voyons une dizaine de blessés assis ou couchés sur les côtés et des voitures de particuliers qui font des allers-retours pour les transporter, l’ambiance est grave. Nous discutons en marchant avec un groupe de retraités assez âgés, l'un d'eux nous chante la chanson Paysans Paysannes, c'est touchant et réconfortant. J'observe dans un chemin perpendiculaire une rangée de quads, qui semblent se tenir à distance. Nous arrivons à la voiture, nous reposons et mangeons un peu. Nous décidons d'aller maintenant sur Melle à 15 km, contents de quitter cette zone de violence et quadrillée par les forces de l'ordre.
Nous arrivons sur Melle accueillis par des personnes souriantes à l'entrée d'un rond point qui nous donnent un plan et nous indiquent où se garer. Nous continuons notre route et tombons sur un nouveau contrôle de gendarmes. Je ne m'attendais pas à ce qu'ils soient présents nombreux ici aussi. Contrôle d'identité, fouille de véhicule, ils tombent sur mon couteau que je n'ai pas du tout caché, il est dans notre panier à pique-nique, entre le pot de pâté et le pain. Le gendarme indique qu'il doit le prendre, un arrêté préfectoral sur Melle indique qu'il est interdit d'avoir ce type d'arme. Je sens l'agacement venir en moi, d'autant qu'il s'agit d'un cadeau que l'on m'a offert pour ma "carrière d'agricultrice" qui commence à peine. Ce couteau a une valeur sentimentale. Le gendarme semble désolé mais me rassure en me disant que j'aurai 1 an pour le récupérer. Habitant à 400 km de Melle, ça me semble compliqué. En partant dans la voiture, je pousse un gros cri et pleure quelques secondes, cette confiscation faisant déborder l'accumulation de stress et tension de la journée. Cette oppression par les contrôles et la violence, qui voudrait presque que l'on se sente coupable alors qu'on est venu défendre une cause relevant du bien commun crée un décalage dans ma tête. Je ne comprends pas, je n'arrive plus à analyser. Là, nous nous rendons juste à un évènement festif en centre-ville autour de l'enjeu de l'eau...
Pas le temps de souffler car voici, 2 minutes après, un nouveau contrôle. Nous expliquons que nous venons de nous faire contrôler, nous avons même le papier de la confiscation d'un bien. Rien y fait, nous voilà de nouveau obliger de donner nos cartes d'identité et d'ouvrir notre véhicule. Ils nous demandent de nous tenir debout au milieu de la route, devant la file de véhicule qui attend derrière. Nous allons être contrôlés par des chiens... Un chien passe devant et derrière nous, reniflant nos vêtements et nos mains, à la recherche de drogue que nous n'avons pas. Je me sens un peu humiliée d'être traitée ainsi en pleine rue. Je ne regarde plus les forces de l'ordre, ne leur parle plus, je me mets dans une bulle et fais juste le minimum qu'ils nous demandent. Nous repartons et nous garons au plus vite pour éviter tout autre contrôle. Nous arrivons en centre-ville, où se tiennent les manifestations festives. L'ambiance est calme et bienveillante, le contraste est saisissant. Nous allons acheter une bière. La personne qui nous sert nous demande si nous étions à la manifestation et nous remercie profondément d'être là. Il me regarde dans les yeux et me dit que c'est déjà beaucoup d'être venue et que ses remerciements sont sincères. Je suis troublée et émue. Je n'ai pas su le remercier sur le moment mais ces paroles ont été d'un grand réconfort.
Comme indiqué dans mon récit, je me suis fait confisquer mon couteau. On m'a indiqué que je pourrais le récupérer pendant 1 an à la gendarmerie. Une amie y est allée pour moi et le choix est le suivant : soit je retire mon couteau mais je serais poursuivie pour port d'arme de catégorie D, soit il part à la destruction... Il sera probablement comptabilisé dans les "importantes saisies d’objets constituant des armes ou des armes par destination".