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Billet de blog 6 février 2017

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Black La Land : Moonlight est le film politique le plus romantique de l’année

Moonlight est une ode cinématographique qui dilue la virilité noire dans un bain de minuit et de larmes.

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Illustration 1

Et si les noirs ne l’étaient pas ? Telle est la question de ce triptyque existentiel. À la lueur de la lune, ils se révéleraient bleus. Cette croyance ancestrale, au cœur de cette triple fresque si spectaculairement spectrale, est révélatrice au sens photographique du terme. Elle transforme l’image latente en image visible. Chambre noire politique et idéologique, Moonlight retravaille les clichés afro-américains grâce à sa poésie inactinique. 

Être américain, c'est être blanc 

Avant même la première image, le ton est donné : « Every nigger is a star » chante Boris Gardiner. La mélodie nous invite à bien regarder : le noir se trouve dans la brillance du ciel. Et cet azur foncé déconstruit la couleur que l’Amérique a toujours transformée en abject repoussoir. N’importe quel roman de la grande Toni Morrison vous l’apprendra : être Américain, c’est être blanc. 

L’affiche du film, subliminale et kaléidoscopique, tranche avec cette blancheur essentielle. Poster tripartite illustrant peut-être trois états désunis : être gay, noir et américain. On croit voir, sur ce subtil collage de visages, le V de vendetta. Trois têtes d’affiche et pourtant un seul homme : camaïeu de trois faces, « lune » après l'autre. Où voyez-vous du noir ? Cette magnifique gueule cassée est un coucher de soleil floridien où le violine flirte avec le turquoise pour mieux pénétrer le rose. 

Liberty City, terre céleste 

Pourquoi la lune ? « Terre céleste » d’après Plutarque, elle est un autre monde où le noir devient conquête. Satellite romantique et féminin, elle est l’anti-soleil. Pâle, solitaire, mère des marées et du magma : belle figure tutélaire pour ce film crépusculaire que Séléné, sœur d’Hélios. Tentative de réconciliation de la masculinité et de la sensibilité, Moonlight marie douloureusement l’amour, la grâce et la force. On a en tête ce vers du plus grand poète américain, aussi gay que Chiron, Walt Whitman : « la race la plus splendide sur laquelle le soleil ait jamais brillé ». Un rêve démocratique dont les rayons n’ont, en réalité, jamais caressé la peau des noirs. Ironie de l’histoire : Chiron habite Liberty City, un quartier insalubre et pauvre où la criminalité fait la loi. Dégingandé et affublé d’un jean non homo-logué par la confrérie fratricide des noirs qui ont le gang dans le sang, il est persécuté. Sans famille, il flotte. Little/Chiron/Black – Chiron, dans la mythologie, est un centaure blessé et empoisonné par Héraclès, son élève  –  est triplement abandonné par sa mère, son père et sa mère patrie. 

Le boxer de 50 Cent

Et si la couleur n’existait pas ? Et si seule existait celle des sentiments ? Moonlight révèle les ravages du refoulement, arrache le masque de la virilité qui confond menace et masculinité et montre que violence n’est qu’amour mal appris. Little devient Chiron avant de se figer en Black, clone du seul père qu’il aura jamais connu : Juan. Transformé en 50 Cent, Black fait des pompes et deale du crack. Son pénis est devenu pistolet : il nique la police.... parce qu’il ne sait pas faire l’amour. Il a mis le masque de mort du gangster noir. Il n’est que ce qu’il gagne en empoisonnant la vie des autres. Chaîne et dents en or, armure de muscles et voiture de mac : il est ce que l’Amérique blanche a voulu faire de lui. A l’intérieur de ce corps épais et musculeux, qui fut jadis fin et noueux, règne la vraie noirceur : celle du refus criminel de soi. La violence est la chose du monde la mieux partagée, pourrait-on dire en parodiant Descartes. D’autant plus lorsqu’elle ronge la victime, bourreau d’elle-même. On sait tous ce qui se passe dans le boxer de 50 Cent – il n’y a qu’à regarder son clip Candy Shop, summum de misogynie et de la culture du viol made in MTV – mais s’est-on jamais demandé ce qu’il avait dans le cœur ?

Sublimation par le grill 

Comment, quelle que soit notre histoire ou notre sexualité, ne pas se laisser happer par le baiser lyrique, sableux et salin de Kevin à Chiron ? Succulente scène aussi que celle où Kevin, devenu chef, non pas de bande mais cuisinier, prépare sa spécialité à Black. Préliminaires gustatifs torrides sur lit de petits légumes amoureux. Une sublimation du désir ardent par le grill. Chaque geste est caresse, chaque pincée plaisir, chaque goutte de jus délice. 

Pour magnifier la beauté bleutée de l’homme noir, Barry Jenkins – le réalisateur, hétérosexuel – et Tarell Alvin McCraney – l’auteur, homosexuel – ont écrit, main dans la main, un roman sur pellicule trismégiste digne de ceux de James Baldwin. Moonlight est l’étendard noir et étincelant d’une Amérique douloureusement gibbeuse. Un Black La Land où on ne danse pas dans le ciel mais où, dans l'écume lunaire d’une marée bleu sombre, s’entraperçoit l’éclipse d’un noir enfin humanisé.

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