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Billet de blog 15 septembre 2017

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Mother !, fable mystico-obstétricale sur l'amour fou, Facebook et les migrants

Le film-gifle de Darren Aronofsky, fécond de tant d'horreurs contemporaines, explore, tel un spéculum, par écartement des parois, les moindres cavités de notre monde faussement connecté.

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Illustration 1

          Mother ! : un jugement-cri épidermique en guise de titre. Livré dans son plus total dénuement, le mot frappe avec toute la force du signe brut. Effusion d’amour familial, insulte ou clin d’œil hitchcockien à Murder ! : l’impact est à son optimum. S’ouvre alors une perversion parturiente. Une psychose cervico-utérine. Le nouveau-né d'Aronofsky fait grincer les yeux pour mieux ouvrir l'esprit au forceps. « Prépare-toi à souffrir, toi qui es venu me contempler et m'aimer » nous dit-il entre deux scènes sadiques. Torturé, le spectateur se noie dans le sang amniotique d'une logique folle. Mais que diable raconte ce film ? Une transaction Airbnb qui dégénère en Projet X monstrueux ? Une grossesse fertile en hallucinations d'une accro à la déco ? Une histoire d'amour fatalement pulsionnelle ? Une parabole biblique sur l'inspiration, la sublimation et la (pro)création ? Cet épisode de Charmed qui tourne mal est tout cela et bien plus encore. 

            Pour que l'allégorie soit maximale, tous les personnages sont sans nom. Ils en deviennent archétypaux. Jennifer Lawrence est à la fois femme au foyer, amoureuse folle, lectrice de Marie Claire Déco accro aux psychotropes et déesse de la fécondité bafouée aux pieds nus. Un ouragan de sens contraires s'abat sur le public hagard. L'ombre de Rosemary's Baby plane, bien sûr, l'imagerie christique prolifère et le clin d'œil au monument littéraire postmoderne de Mark Z. Danielewski est immanquable, mais les références s'effacent presque devant ce monstre de bâtardise qu'est Mother !. Tout est chavirant et pâteusement vertigineux dans ce cauchemar indécidable. 

Parabole sur la manducation et le parasitisme 

            Aussi difficile à déchiffrer que soit le film, il repose avant tout sur la logique du parasite. Aronofsky n'oublie pas qu’hospitalité et hostilité ont la même racine latine : hostis. Parabole sur la manducation, Mother ! envisage l'appropriation sous toutes ses formes. Invités gênants, inspiration divine, scène d'eucharistie néo-natale qui vire au cannibalisme : le spectre de l'absorption de l'autre est affreusement complet. S'ajoute évidemment la matrice même du film : le désir d'Aronofsky pour son actrice-muse devenue sa compagne dans la vie. 

            Hébété par tant de hargne destructive, on sent néanmoins poindre tout ce qui gangrène aujourd'hui notre monde. Cette mère…nature qui flambe, est-ce une mise en images de notre obsession pour le réchauffement climatique ? Tous ces réfugiés dans la maison du couple ne seraient-ils pas les migrants dont on nous parle tous les jours mais qu'on ne veut pas voir ? Dans leur demeure aux faux airs de Lampedusa, le naufrage est inévitable. 

Requiem pour une économie participative 

            Réveille-toi, monde ! Vois ce que tu engendres. Et si Mother ! était un réquisitoire contre Facebook ? Un véritable mur des visages est mis en place dans la maison assaillie par tous ces étrangers-amis. Le mot wall est même utilisé au sens Zuckerbergien du terme. La demolition party trouve sa raison d'être, pour un participant, dans le mantra : « Je prouve que j'ai été là ». N'est-ce pas pour cette unique raison que les réseaux sociaux fleurissent ? Aronofsky signe ici la mort de l'intimité et se joue de la vélocité ubuesque avec laquelle tout s'apprend et s'échange aujourd'hui. A peine le poète a-t-il écrit son œuvre que son éditrice valide le projet. Une poignée de minutes plus tard, il est au firmament, adulé. Intronisé Justin Bieber des lettres, il est starifié à outrance. Et déjà dépendant de sa horde d'admirateurs prêts à tout pour voler une relique de leur Jésus du jour. On se croirait au défilé Chanel automne / hiver 2014 où on s'arrachait dans la cohue des boîtes de conserve juste parce qu'elles étaient siglées.... « Pourquoi n'aurais-je pas, moi aussi, ma part du gâteau ? » L'image est claire dans le film lorsqu'un invité se sert et mange ce que la future mère a préparé. Mère qui sera rouée de coups dans une mise en images édifiante de ce qu'Internet fait de pire : le slut-shaming. On pourra déplorer, bien sûr, la gratuité folle de la scène sauvage où l'ex-Katniss Everdeen se fait violenter avec une hargne surgie des pires bas-fonds de la Twittosphère. 

            Se dévoile également dans Mother ! la perversité infernale de l'économie participative. Soirée de couchsurfing bien peu réussie, la bacchanale chez le couple assailli prend l'allure dystopique d'un monde sans marché et sans état où seule compte la force de la foule. Bienvenue en ochlocratie, amis que je n'ai jamais rencontrés.

            Mother! est aussi un pamphlet tonitruant contre l'amour fou. Déboussolés par la révolution sexuelle, nous n'avons plus qu'une idée en tête : jouir. La quête de l'extase passe par la peau de l'autre. Prends-moi dans tes bras, j'oublierai qui je suis et je t'appartiendrai pour toujours. Jusqu'à ce qu’un(e) autre me fasse vibrer. Hyperconsommation des corps. Rares sont ceux qui, aujourd'hui, dans les pays développés et capitalistes, ne sont pas obnubilés  par la recherche de l'âme sœur. Faut-il rappeler que Tinder, l'application pour célibataires la plus célèbre du monde, signifie "petit bois" ? Consomme en te consumant, tu te sentiras bien vivant. (Les gays, eux, sont promis à une triste fin encore plus violente,  Grindr signifiant broyeur.)

En finir avec Javier Bardem

            Mais Mother n'est pas qu'une victime. Elle construit un paradis pour son Adam qui la comblera, pense-t-elle. Un doux leurre n’engendrant que douleurs. Michelle Pfeiffer, dont le visage ne peut plus bouger, insiste lourdement sur cet amour amer que porte Mother à son bourreau d'amoureux. Parfait choix que Javier Bardem dans le rôle du poète expert en carbonade de cœurs. Sorcière poilue à la voix rauque, il fait aussi froid dans le dos que son accent anglais. Les rôles infâmes ne lui ont jamais fait peur : un pirate légendaire qui tombait en morceaux dans l'interminable dernier volet de Pirates des Caraïbes et, comble de l'horreur, un médecin sans frontières dans The Last Face de Sean Penn en 2016, qui était moins un film qu'un virus sur pellicule doucement inoculé dans une seringue sale à un spectateur violé par tant de racisme, de cynisme et de scènes de sexe gratuites et répugnantes. Bardem est un mini-Aronofsky qui se dédouble comme dans Black Swan en dupliquant ses tropes : Jennifer Lawrence, sa nouvelle Rachel Weisz, arbore, sur l’affiche, la même tête fêlée que Natalie Portman. Le fœtus, lui, est poisseux à souhait comme l’arbre de vie de The Fountain. Et son fameux fondu au blanc arrive au parfait moment. In fineMother ! est enceinte de toute la filmographie de son créateur.

            Étendard politique gothico-surréaliste planté en plein coeur d'un monde ubérisé jusqu'à la nausée, Mother ! est un embryon anarchiste. Écoutons son vagissement rouge sang pendant qu'il en est encore temps : révolutionnons notre vivre ensemble sous peine de finir le coeur en cendres. 

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