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Billet de blog 14 novembre 2023

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La mère et la tempête

Une mère portée disparue, un gamin qui décide de ne pas s'en inquiéter, et un éducateur qui voit naître en lui un intime sentiment de malaise.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

LA MÈRE ET LA TEMPÊTE

Elle a une quarantaine d’années bien tassée, des cernes sous les yeux, des bracelets dorés qui cliquètent à ses poignets, de longues robes colorées, et un stylo Montblanc. Un stylo Montblanc qui lui rappelle sa vie d’avant, celle dont elle avait rêvé et qu’elle avait finalement obtenue : une vie confortable, dans laquelle la composition du frigo, les factures d’électricité et la jauge du réservoir à essence ne constituaient jamais une source d’angoisse ou d’incertitude. Un stylo Montblanc, comme le vestige d’un temps révolu, ayant laissé sa place à un quotidien morose, incertain, toxique. Ce stylo, elle le garde précieusement avec elle, et le manie rarement. Seulement à certaines occasions, toujours en public ; elle s’y cramponne comme à une bouée, pour se convaincre qu’elle n’est pas en train de couler. 

Mais la mer est agitée, autour d’elle. Et elle a beau lutter, tout le monde sait que les bouées n’empêchent pas les noyades. Surtout lorsqu’on n’a pas appris à nager. 

À ses six ans, son père est mort en la tenant dans ses bras. Une sidération innommable, un déni catégorique, une colère contre le monde entier (même contre son père), et une profonde tristesse dont elle ne s’est jamais défaite ont construit les bases sur lesquelles elle allait devoir se développer. Sa mère, absente en tant que mère mais (trop) présente en tant que femme, n’a pas su lui donner les moyens de surmonter l’absence d’un père dont elle a reçu le dernier souffle au creux de sa nuque. Alors à ses dix-sept ans, quand un ami lui assure qu’une simple injection l’aidera à apaiser une décennie d’angoisses existentielles, elle ferme les yeux, inspire une grande bouffée d’air, et lui tend sa veine bleue, luisante, accueillante. Un geste d’espoir. Un geste qu’elle reproduira des années durant, bien que l’espoir n’ait même pas survécu à cette première nuit d’extase. Bien qu’elle ait rencontré l’amour, le vrai ; bien que de cet amour soient nés deux enfants, beaux, doux, intelligents.

SA MÈRE

Juin 2023. Je suis au volant, mon téléphone sonne. C’est son fils aîné : « Faut que tu viennes tout de suite, je trouve pas Maman ! Ça lui arrive, de temps en temps : elle disparaît quelques heures, puis réapparaît comme si de rien n’était au beau milieu de son salon. C’est ce que je lui réponds, à son aîné : 

-Tu me rappelles quand elle est de retour, et je passe à la maison pour la voir et discuter.

-Non, mais là, c’est différent… Ça fait depuis hier aprem’ que je l’ai pas vue ! 

Je regarde ma montre, il est 16h30.

-À quelle heure tu l’as vue pour la dernière fois ? 

-Il était 15h30, mais on s’est engueulés… Je me suis levé à midi, et je l’ai trouvée dans le canap’ avec une pipe en verre, tu sais, celle qu’elle utilise pour fumer ses cailloux… Elle avait l’air défoncée, elle m’a regardé avec les yeux à moitié fermés. Du coup je lui ai fait la morale, ça lui a pas plu, elle m’a gueulé dessus, alors je suis reparti dans ma chambre. Et puis à 15h30 j’ai vu qu’elle était toujours dans le salon alors je me suis cassé pour voir mes potes. C’est la dernière fois que je l’ai vue, je sais pas où elle est, ni avec qui.  

-T’as prévenu ton père ? 

-Pas encore, je voulais d’abord t’en parler, parce lui, c’est sûr qu’il va s’énerver, je suis sûr qu’il va écrire au Juge s’il apprend ça, pour qu’elle n’ait plus le droit de nous avoir le week-end… »

Vingt-cinq heures. Aucune nouvelle depuis vingt-cinq heures. Je file chez elle rejoindre son aîné et, pendant que je roule, plusieurs scénarios défilent malgré moi dans ma tête. Un m’obsède particulièrement. Je ne veux pas y penser. Mais j’y pense. Je pense à ses gamins. Mon coeur accélère. Comme si je courais, mon coeur bat plus fort. J’arrive devant son petit appartement en rez-de-chaussée, je souffle un grand coup pour tenter d’effacer cette pression qui s’est installée bien malgré moi dans ma poitrine, sans que je ne m’en rende compte, sans que je ne la conscientise vraiment sur l’instant, et j’entre sans même frapper. Son aîné est là, une clope au bec, son iPhone à la main, assis sur une chaise de bar. 

« Ça va ? Il me fait la bise et se rassoit. Je me demande à cet instant si j’ai bien compris la situation. Il est si calme, son visage est si détendu, que j’en viens à douter que notre conversation a bien eu lieu.

-Bah, c’est à toi que je comptais le demander… comment tu te sens ? 

-Pas pire, pas mieux ! Ma mère, c’est pas Madame Tout-le-monde, j’ai l’habitude.

-Ok mais… tu comprends que sans nouvelles de sa part, je ne peux pas te laisser seul ici ? Je vais t’emmener chez ton père, prépare tes affaires. On va voir ce qu’on va faire pour ta mère.

-Si elle revient et que je ne suis pas là ? 

-Je vais lui laisser un mot, elle m’appellera. 

Il part dans sa chambre, attrape un sac, y jette quelques habits. 

-Un ou deux caleçons ? 

-Prends-en plusieurs, je ne sais pas quand tu reviendras. »

En cinq minutes, ses affaires sont prêtes. Il me rejoint dans l’entrée, avec son paquetage sur le dos. On dirait un réfugié, dont l’essentiel des bagages tient en un minuscule sac : quand on n’est nulle part vraiment chez soi, on est toujours prêt à partir, sans vraiment poser de question. J’éteins la lumière de la cuisine, il remplit d’eau la gamelle du chat, soupire, claque la porte. 

Dans la voiture, je tente de le rassurer : « Je sais que ça doit être angoissant, mais on va la retrouver. Je vais appeler ton père, ta grand-mère, il y a bien quelqu’un qui a une idée d’où elle se trouve. 

-T’inquiète, j’ai l’habitude, je te dis. Ça me fait chier, mais ça me stresse pas vraiment. Elle est peut-être en bonne santé avec son mec en train de fumer, ou bien elle est peut-être morte. Que je stresse ou pas, ça ne changera rien. La seule chose à faire, c’est attendre.

-Je comprends que tu puisses avoir besoin de te rassurer en disant que tu ne ressens rien, mais tu sais, …

-Non, tu ne comprends pas. C’est pas méchant, mais tu peux pas comprendre. Disons que j’ai mis une barrière entre mes émotions et moi. Je sais pas comment le dire autrement, mais en gros, c’est ça. Ça marche bien, et heureusement, parce que sinon j’aurais pété un câble depuis longtemps ! 

-Mais comment elle tient, cette barrière ? 

-Bah, ça tient tout seul une barrière ! »

Une demi-heure de route jusqu’à chez son père. Nous empruntons l’autoroute. Il a connecté mon iPhone en Bluetooth sur l’enceinte de la voiture et a lancé une playlist ; du rap, essentiellement. Il adore. Il écrit, d’ailleurs, même s’il dit avoir arrêté depuis quelques temps. 

MOI

Les morceaux de rap s’enchaînent et diffèrent, mais leur tempo reste le même. Trop rapide. Comme mon coeur, dont les battements compulsifs ont progressivement repris depuis qu’il a évoqué cette fameuse barrière, mettant en alerte tous mes sens, comme si un drame était sur le point d’avoir lieu. J’ai chaud, je transpire, je peine à maintenir une respiration régulière. De nouveaux scénarios se forment dans ma tête, je visualise sa mère allongée sur un matelas poussiéreux, une aiguille au creux du bras, au milieu d’un squat, avec d’autres agonisants autour d’elle. J’imagine ses yeux ouverts, sa bouche béante, ses mains relâchées, son ventre qui ne se soulève ni s’abaisse plus. Ma poitrine me fait mal, j’ai le sentiment que quelque chose la comprime de l’extérieur comme de l’intérieur. Je roule à 130 kilomètres à l’heure sur l’autoroute, avec l’impression de perdre pied, avec cet ado paisible à quelques centimètres de moi, cet ado dont le léger sourire et la douceur des traits semblent à des années lumières de la tempête qui explose dans mon thorax.

Je ne comprends absolument pas pourquoi mon corps réagit d’une manière aussi absurde et violente. Je fais tout pour lui cacher : lui qui semble si détaché de l’urgence de la situation pourrait-il comprendre que son éduc’ soit paniqué à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose à sa mère ? La sienne, à lui ! Pas sûr. Et même s’il le comprenait, quel sens pourrait-il y trouver ? Mon seul lien avec cette femme est la mesure éducative que j’exerce au profit de ses enfants. Je n’ai pas le droit de ressentir quelque chose d’aussi fort, là où lui semble parvenir à demeurer dans une apparente tranquillité, aussi déroutant cela peut-il être. En somme, je ne fais que mon métier, rien ne justifie qu’un évènement de ce type puisse me mettre dans cet état. 

Nous arrivons chez son père, il est au travail. Ma conscience professionnelle me porte jusqu’à son salon où, presque en apnée pour ne pas divulguer mon mal-être par une respiration saccadée et mal gérée, je le prends dans mes bras en lui promettant que ça va aller, avant de regagner ma voiture. Je démarre, je roule sur une centaine de mètres, je m’arrête. Je détache mes ceintures - celle de la voiture et celle de mon pantalon, j’ouvre la fenêtre, je tire sur le col de mon t-shirt pour l’élargir, il craque, je craque. La seule manière de relâcher la pression, à cet instant, consiste à laisser libre cours à mon souffle qui, malgré moi, prend la forme et les sonorités de ce qui ressemblerait à une sorte de crise d’asthme. Peu à peu, ma poitrine se desserre, c’est bon, je n’ai plus mal. 

Je comprends à cet instant qu’autre chose se joue en moi. J’en suis certain, je le sens, cette situation me touche personnellement. Intimement. J’ai le sentiment qu’à travers cet événement, mon esprit a tenté de faire émerger quelque chose. Un souvenir ? Peut-être. Un doute ? Sûrement. Une peur ? Oui, c’est certain : j’ai toujours eu peur de la mort. Elle m’obsède depuis quelques années, m’a empêché de dormir pendant la plus grande partie de mes années universitaires, sans que je n’ai pu jusqu’à présent comprendre d’où provenait cette crainte qui, même si elle me semblait légitime (au fond, tout le monde a un peu peur de mourir), me semblait démesurée en ce qui me concernait. 

Le soir même, je décide de prendre rendez-vous chez une psychologue. Je veux comprendre. Je veux en parler à chaud, être le plus pertinent possible. Je ne veux pas que mes souvenirs de ce moment se tassent, je ne veux rien oublier de ce moment.

La rencontre a donc lieu dès le lendemain. Entre temps, j’apprends que Madame est rentrée chez elle, qu’elle était simplement partie avec son copain faire la fête, que tout va bien, qu’elle est en vie. Elle est en vie ! Putain. Je me sens si bête. Et elle ! Quelle conne, bordel ! 

J’évoque l’évènement face à la psychologue dont la douceur de la voix, le regard et le sourire m’apaisent aussitôt. La séance se passe bien. Je me sens enveloppé, porté et, surtout, entendu. En quelques secondes, quarante-cinq minutes viennent de s’évaporer. Je prends aussitôt un second rendez-vous, quinze jours plus tard. Puis un troisième.

MA MÈRE

Lors du quatrième entretien, la psychologue m’interrompt : « Votre mère prend-elle autant de place que ça ? 

-Euh, je… Pourquoi me dites-vous ça ? 

-Vous ne m’avez parlé quasiment que d’elle, depuis notre première rencontre. Vous me dites à l’instant que durant l’enterrement de votre grand-père paternel, elle n’a pas été aussi présente pour vous que vous estimez l’avoir été été pour elle. Vous me dites qu’elle a beaucoup pleuré, là où vous parveniez à contenir vos larmes. Vous me dites qu’elle a souhaité écrire un discours pour son beau-père, alors que les propres enfants de votre grand-père n’ont pas ressenti ce besoin… À ce propos, j’ai une question : que vous êtes-vous dit lorsque votre mère a lu son discours à l’église ? 

-Ce que je me suis dit ? Et bien… Je crois que je me suis dit quelque chose comme « encore elle » !

Encore elle. Je ne m’en étais pas aperçu. Pas réellement, à vrai dire. J’ai conscience de m’être attardé sur ma mère durant ces séances : sur sa personnalité, sur sa manière de fonctionner et d’interagir avec les autres… mais je n’ai pas le sentiment de n’avoir parlé presque exclusivement que d’elle. À l’origine, je venais pour évoquer un événement survenu au boulot ! Pourtant, c’est le cas. Tout y est passé : son besoin d’être en permanence sur le devant de la scène, d’être valorisée tant sur ses tenues vestimentaires que sur sa coupe de cheveux, d’être remarquée, d’être perçue comme une femme ouverte, libre, autonome et intelligente. Son besoin d’être là pour les autres, et de rappeler à tout le monde qu’elle est là pour les autres. Son extrême manque de confiance en elle, aussi, qui explique paradoxalement ses attitudes souvent autocentrées. Attirer l’attention sur soi avant que quelqu’un d’autre ne le fasse.

Nous faisons alors un lien hypothétique, qu’il me reviendra d’interroger avant notre prochaine rencontre : et si ce que j’ai ressenti en cette après-midi de juin, cette crainte irrationnelle d’apprendre la mort de cette femme, était lié à ma mère ? 

Août 2023, je pars dans le sud de la France avec ma conjointe et mon fils. Trois merveilleuses semaines durant lesquelles les angoisses et les soucis du quotidien me semblent si lointains qu’ils en deviennent tout simplement irréels. Comme convenu, à la fin des vacances, nous faisons un crochet chez mes parents, où nous passons deux nuits. Le deuxième soir, nous partageons un repas avec mes parents, ma conjointe, mon fils et une amie de ma mère venue nous rendre visite. C’est une bonne soirée. On discute, on rigole. Au moment du dessert, la conversation prend une direction - que j’ai oubliée, et pour cause - qui m’amène à réagir : « Ah ouais, c’est comme la fois où vous m’aviez pris mon doudou pour le cacher parce que vous trouviez que j’étais trop grand pour en avoir encore un ! » Silence gêné autour de la table ; ce n’était absolument pas mon but mais, simplement, la discussion m’a évoqué cet épisode datant d’il y a vingt ans, et je l’ai abordé, sans aucune arrière-pensée. Ma mère réagit : « Qu’est-ce que tu racontes ? Ça va pas ! » Elle rigole maladroitement, change de sujet. Mon père hausse les épaules, me faisant comprendre d’un simple geste qu’il n’en a aucun souvenir. J’insiste : « Bah, si ! J’avais sept ans, vous l’aviez pris pendant que j’étais à l’école, et quand je suis rentré, il était nulle part. Je l’ai trouvé deux jours plus tard dans un tiroir du bureau. » Ma mère élude une nouvelle fois le sujet, dévoilant un sentiment mêlé de gêne et de doute. Je continue : « Je l’avais retrouvé, et la semaine d’après, il a à nouveau disparu, et je ne l’ai plus jamais revu, jusqu’à mes dix-huit ans, quand pour me faire une blague, Papa l’a sorti du coffre-fort de la cave. » C’en est à cet instant trop pour ma mère, qui ne parvient plus à contenir son apparent malaise. Elle se lève de table, part chercher une bouteille d’eau dans la cuisine comme pour donner une contenance à ses gestes qui ne traduisent finalement qu’un besoin de fuir, puis revient en me disant : « Alors là, ça me blesse que tu puisses croire que ton père et moi ayons été capables de faire ça à un enfant ! Vraiment, ça me fait du mal. »

MON GRAND-PÈRE

Une douleur intense apparait alors aussitôt au milieu de ma poitrine, aussi intense et douloureuse que celle que j’avais ressentie dans la voiture, en juin, avec cet ado paisible à côté de moi. Comme si elle venait de me foutre un coup de poing en plein dans le thorax. Mon coeur accélère, les battements résonnent si fort dans ma poitrine que je m’étonne que personne ne semble les entendre. Il est 21h30, mon fils se met à bailler, j’indique poliment que je vais aller le coucher et que, par la même occasion, je vais rejoindre ma chambre également. Je m’éclipse.

Un quart d’heure plus tard, ma mère m’appelle de l’étage d’en-dessous. « Je peux monter ? » Bien sûr. « Ça va ? Tu avais l’air bizarre, tu es fatigué ? » Non, tout va bien. « Tu es sûr ? Je… est-ce que j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? »Je perçois cette question comme ce qu’elle est : une perche tendue qui m’invite à la rassurer. Elle voudrait que je lui réponde « mais non, Maman, tout va bien, tu n’as aucune raison de d’inquiéter, tu ne dis jamais rien d’inadapté »… Pourtant, je décide de répondre simplement à ce qu’elle m’a demandé : 

-Bien sûr, que tu as dit quelque chose qu’il ne fallait pas ! Comment peux-tu nier ce que vous m’avez fait ce jour-là ? Comment peux-tu me dire, droit dans les yeux, que ça ne s’est pas produit ? Comment oses-tu me culpabiliser en me disant que je te fais du mal, simplement parce que je te rappelle ce jour où vous m’avez réellement volé cette peluche ? J’en ai fait le deuil, de cette peluche, c’était il y a vingt ans… mais dans la vie d’un enfant de sept ans, qui ne voit ses parents qu’après vingt heures le soir parce qu’ils passent leur vie dans leur boutique, tu sais ce que ça peut représenter, un doudou ? Tu n’as pas le droit de te défiler en me disant que ça te fait mal d’y penser ! Ce n’est pas toi le sujet, c’est de moi dont on parle. 

Ma mère semble assommée. Comme si je lui avais porté physiquement un coup. À croire que les mots peuvent avoir le même effet qu’un uppercut. Ma douleur dans la poitrine, qui ne s’est pas estompée, le confirme. Je poursuis : 

-Ce besoin de te placer en tant que victime, ce n’est plus acceptable. Ce besoin d’attirer en permanence l’attention sur ta personne, ce n’est plus acceptable. Je ne te juge pas, et je ne te le reproche pas, mais je le constate. Il y a forcément quelque chose qui explique ça, qui justifie tes comportements égocentriques. J’imagine que tu as dû vivre des trucs qui t’ont fait du mal quand tu étais plus jeune, et tes parents y sont sans doute pour quelque chose.

À cette évocation, ma mère craque et fond en larmes. Après avoir repris son souffle, elle évoque sa huitième année, durant laquelle elle a été victime d’un accident domestique, dont je connais les stigmates physiques : tandis que ma grand-mère préparait de la soupe, ma mère s’est précipitée dans la cuisine, au moment où ma grand-mère allait se retourner avec la casserole brûlante. Déséquilibrée dans son mouvement, ma grand-mère a renversé l’intégralité de la soupe bouillante sur l’épaule de ma mère. Elle en a conservé toute sa vie une cicatrice imposante que, me dit-elle, mon grand-père avait pris l’habitude d’exhiber lors des réunions familiales et amicales. « Viens, viens montrer aux gens ta cicatrice ». Elle ajoute que durant son enfance et son adolescence, son surpoids était souligné quasi-quotidiennement par mon grand-père « Arrête de manger », « Regardez tout ce qu’elle gobe, pas étonnant qu’elle soit dodue ». Mon grand-père a toujours représenté une forme de divinité pour ma mère. Je sais qu’elle a toujours entretenu une réelle admiration vis-à-vis de lui. Ce genre d’admiration qui permet de tout pardonner, de ne rien questionner, de tout accepter. Son père était son héros, son dieu vivant, et pour autant, il l’exhibait, l’humiliait, aux yeux de tous. 

Au fil de ses paroles, je me rends compte que ma douleur dans la poitrine s’estompe. Je n’ai presque plus mal. On se prend dans les bras, et je pense alors en avoir fini. Ma mère s’en va.

MA GRAND-MÈRE

Ma conjointe me rejoint quelques minutes plus tard, je lui raconte la scène. Elle me laisse terminer, puis me dit : « Tu sais, ce matin, ta mère me disait que ta grand-mère avait fait une crise d’angoisse avant-hier. 

-Ma grand-mère fait des crises d’angoisse ? 

-Ouais. Apparemment, ta grand-mère avait une grande soeur, qui est décédée à l’âge de 59 ans. Vers ses quarante ans, ta grand-mère s’est mis en tête qu’elle mourrait au même âge. Ça l’a mené vers une forme de dépression, et son médecin l’a mise sous anti-dépresseurs. Ça a duré quelques années, puis elle a décidé d’arrêter en pensant aller mieux, mais ça a eu un effet catastrophique : elle menaçait régulièrement de se suicider, en faisant du chantage à ton grand-père. Elle lui disait que s’il partait travailler, elle le vivrait comme un abandon, alors elle le menaçait d’aller sauter sous un train, ou sous une voiture. Après un certain temps, elle a fini par reprendre ses anti-dépresseurs, et ça s’est calmé.

Ma grand-mère est l’extrême opposée de l’image que l’on a communément d’une personne dépressive : c’est la joie de vivre par définition, l’humour personnifié, la gentillesse et la bienveillance incarnée, la vie dans ce qu’elle a de plus festif. En apparences. Car, même si je n’en avais jamais questionné les raisons, je savais qu’elle prenait des antidépresseurs depuis des années.

-Mais, c’est ma mère qui t’a dit ça ? 

-Ouais, et apparemment, elle entendait régulièrement les menaces de suicide de sa mère, quand elle était petite. »

LA MÈRE YVONNE

À cet instant j’ai le sentiment d’avoir face à moi plusieurs pièces d’un puzzle qui commencent à apparaitre. Je me remémore alors cette fameuse histoire, longtemps et régulièrement racontée par ma grand-mère lors des repas de famille. 

Elle adore se mettre en scène, ma grand-mère, pour faire rire les gens. Elle s’inspire de sa vie, de sa famille, de sa mère, surtout. Sa mère, mon arrière-grand-mère. La seule photo que j’ai vue de cette femme que je n’ai jamais connue, a été prise dans les années 50. Elle est assise sur une chaise, un galopin de vin rouge dans la main gauche, une clope entre les lèvres, et la main droite levée avec le majeur tendu vers le ciel. Des rideaux de dentelle forment un arrière-plan fidèle à l’image des vieux troquets français.

Cette histoire que ma grand-mère a souvent raconté avec le ton d’une Florence Foresti sur la scène de Bercy, n’a pourtant rien de drôle. Au contraire, avec mon regard actuel d’éduc’, elle me parait tout simplement traumatisante : mon arrière-grand-mère était une alcoolique notoire. Ma grand-mère a coutume de dire qu’en rentrant de l’école, « si ça sentait la soupe dans l’escalier, ça voulait dire qu’elle était sobre. Si ça sentait le tabac, ça voulait dire que j’allais m’en prendre une dans la gueule ». Un contexte de violences sur une enfant qui, à sept ans, faisait régulièrement à manger pour toute la famille. Une enfant qui, régulièrement, « à peu près une fois par semaine jusqu’à ce qu’elle monte au ciel », allait récupérer sa mère sur la plage, à marée haute. « Parce que quand elle était saoule, elle voulait se suicider. Alors elle allait sur la plage, à marée basse, s’asseyait avec son paquet de Gitanes et sa bouteille de rouge, et attendait que la mer monte pour la noyer. Sauf qu’elle s’asseyait toujours trop haut. Alors même ses orteils n’ont jamais touché l’eau ! Moi, je regardais les horaires des marées, je repérais le moment où la mer serait haute, j’attendais la bonne heure, et puis j’allais récupérer ma mère, ivre morte. »

Sa mère, à la mère de ma mère. Cette arrière-grand-mère que je ne connais pas, mais qui était connue par l’ensemble des habitants de la ville. La Mère Yvonne, celle qu’il valait mieux ne pas faire chier. La Mère Yvonne, celle qui avait couché avec un soldat nazi pendant l’Occupation, et qui avait ainsi donné naissance à ma grand-mère. Les conséquences pour elle, contrairement à beaucoup d’autres femmes tondues et humiliées en public lors de la Libération, n’ont pas été aussi intenses ; par contre, la grande soeur de ma grand-mère a souffert toute sa vie de cette grossesse honteuse qu’affichait paradoxalement sans pudeur la Mère Yvonne. Notamment pendant son adolescence, lorsque l’une de ses professeurs lui a demandé, face à toute la classe, pourquoi « ta mère est enceinte alors que ton père est au Front ? ». Cette honte irréparable a nourri un sentiment de colère et de rancoeur chez cette femme vis-à-vis de sa petite soeur (ma grand-mère) et ce, dès sa naissance. Dans son berceau, elle redoublait d’inventivité pour maltraiter ce nourrisson, fruit du péché : quand elle ne lui arrachait pas de petites touffes de cheveux, elle la pinçait avec les ongles, discrètement. Les deux soeurs n’ont jamais rien partagé et n’ont jamais rien eu en commun : ni intérêts, ni amis, rien. Ma grand-mère, de son côté, semble prendre aujourd’hui avec humour et philosophie ce qui a sans nul doute constitué une composante majeure de son histoire et de sa construction identitaire : le poids d’une culpabilité à l’égard de sa grande-soeur. La culpabilité d’avoir, par le simple fait d’exister, été la cause d’une honte à tout jamais impardonnable. 

Et la culpabilité entraînant bien souvent un sentiment de redevabilité, ma grand-mère aurait ainsi développé une névrose l’amenant à objectiver sa propre mort comme une monnaie d’échange : je t’ai causé du tort par le fait-même de mon existence, ma vie a coûté ta souffrance, je mourrai au même âge que toi pour rétablir cette injustice : je n’ai pas le droit de vivre plus que toi, alors même que je t’ai déjà volé toutes ces années. D’où sa certitude qu’elle mourrait à 59 ans. 

SYNTHÈSE

La Mère Yvonne, alcoolique et violente, dont on a aujourd’hui aucune prise sur les angoisses existentielles crée trois traumatismes majeurs chez - au moins - deux de ses filles : une honte ineffaçable chez sa fille aînée, en raison d’une relation avec un soldat nazi ayant mené à la naissance de ma grand-mère ; un sentiment de redevabilité de ma grand-mère à l’égard de sa grande-soeur, vis-à-vis de laquelle la seule manière de réparer cette injustice aurait été de mourir au même âge qu’elle ; une crainte permanente, pour ma grand-mère, de perdre sa mère suite à une énième tentative de suicide, pourvu que la Mère Yvonne finisse par s’asseoir suffisamment proche de la marée montante.

Redevable vis-à-vis de sa grande soeur morte à 59 ans, ma grand-mère se met en tête de mourir au même âge. Par ailleurs, les tentatives de suicide répétées de sa mère créent en elle une angoisse immense, celle de perdre sa mère à tout moment. Les anti-dépresseurs lui permettent de tenir le coup durant quelques années, mais tout dégringole lorsqu’elle décide de les arrêter. S’en suivent nombre de chantages au suicide face à mon grand-père, desquels ma mère est témoin durant son enfance. Paf, à son tour, la voici traumatisée.

Placée toute son enfance au centre de l’attention pour des raisons aisément qualifiables de malsaines émanant de mon grand-père, et témoin directe d’un discours traumatisant de ma grand-mère menaçant régulièrement d’intenter à sa vie, ma mère développe elle aussi une peur de perdre sa mère et, par extension, de mourir elle-même, nourrissant aujourd’hui encore ce que l’on nomme communément des crises d’angoisse. Elle reste jusqu’à aujourd’hui une enfant en quête de valorisation (cherchant à compenser des années d’exhibition qu’elle a vécu comme profondément humiliantes et dégradantes pour son image) et de protection (en lien avec la peur de la mort). 

De mon côté, j’hérite du bagage le plus récent, celui de ma mère, qui synthétise joyeusement la peur de la mort (cristallisée, sans doute, par la disparition soudaine de mon doudou à l’âge de sept ans - « l’âge de raison »), ainsi qu’un mode relationnel ambigüe avec ma mère, vis-à-vis de laquelle se crée chez moi un sentiment constant de protection, m’amenant notamment à éviter systématiquement le conflit (« Ah, ça ! Il nous a jamais fait de crise d’ado, aucun problème, un ange ! »), et en acceptant de la placer au centre de tout, faisant passer ses besoins avant les miens. Par ailleurs, et d’une manière ou d’une autre, ma mère a dû rejouer face à moi, durant mon enfance, quelque chose de suffisamment fort pour qu’émerge la peur de la perdre, et par extension, de mourir moi-même. La menace d’un départ ? « Si ça continue, je vais me barrer de cette maison ! » Possible. Probable, même.

MORALE

J'ai l'habitude de dire, depuis mes débuts dans l'éducation spécialisée, que "je fais ce métier par hasard". Provocation inconsciente ou déni de mon histoire ? Après tout, mon parcours n'a rien à voir avec celui de tous ces jeunes que j'ai été amené à rencontrer : je n'ai pas souffert, je n'ai pas manqué d'un parent, je n'ai pas été battu, rien. Mes parents étaient présents et je ne manquais de rien. Mais cette histoire me fait prendre conscience que quoi qu'on en dise, nous avons été construits selon une suite de réalités plus ou moins palpables, induites par un héritage familial plus ou moins doux, plus ou moins dur. Et cet héritage, non conscientisé, peut nous sauter à la figure d'une minute à l'autre, surgissant d'un coin bien enfoui dans notre mémoire sans même que l'on ne s'y attende, sans même que l'on ne le demande. 

Les professionnels du travail social composent au quotidien avec la misère, la tristesse, la détresse, les remords, les secrets, les regrets, les émotions, la honte, la peur, la colère, la haine, l'amour. Qui s'occupe de nos angoisses, de nos cas de conscience, de nos doutes, de nos craintes ? Il y a bien quelques outils mis à notre disposition (supervisions, GAP, psychologues du service qui "restent à votre disposition si vous avez besoin"). Mais encore faut-il accepter de se saisir de ces outils, sous la forme dont ils nous sont proposés. Quoi qu'il en soit, n'avons-nous pas tout intérêt à nous connaître et à connaître le mieux possible notre histoire, lorsque l'on prétend travailler sur celle des autres ? 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.