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Billet de blog 3 décembre 2020

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De Milgram à maintenant....

Dans un article récent paru dans The Conversation intitulé « Reconfinement : la mise en garde du psychologue Stanley Milgram », l'auteur nous propose de ne pas oublier les résultats des expériences de Milgram. N'étant pas convaincue de sa démonstration, je vous explique pourquoi effectivement il convient en ces temps de crise sanitaire de ne pas oublier les conclusions de Milgram.

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Voilà maintenant des mois, neuf mois pour être tout à fait exacte, que nous sommes plongés dans une crise que j’ai du mal à appeler sanitaire, tant elle me parait dépasser le strict cadre sanitaire. Neuf mois donc que j’ai l’impression d’avoir une idée à la minute sur ce que nous vivons au quotidien, que je vis la situation de manière envahissante et que je n’ai pourtant écrit aucune ligne, alors que l’écriture a toujours été pour moi un exutoire. Ce sont donc les premières sur le sujet.

Pourquoi maintenant ? Deux raisons à cela. Pour la première, tellement de personnes ont donné de la plume dans cette période-là que j’ai certainement estimé superflu le fait de rajouter ma touche personnelle. Pour la seconde, un déclic récent à la lecture d’un article dans The Conversation intitulé « Reconfinement : la mise en garde du psychologue Stanley Milgram » de Gilles Paché [1]. Milgram, bien sûr, en tant qu’enseignante-chercheure en psychologie, Milgram est dans mon esprit depuis le début de cette crise. Mais quelle ne fut pas ma surprise à la lecture de cet article quand j’ai découvert comment les résultats des expériences de Milgram étaient sollicités.

Avant de vous exposer mon ressenti et ma réflexion, reposons le contexte des expériences de Milgram. Nous sommes après la deuxième guerre mondiale et Milgram, chercheur en psychologie, s’interroge sur le mécanisme qui a pu pousser tant d’individus à se soumettre au 3e Reich et à commettre sous son autorité les pires atrocités. Pour comprendre ce qu’il appellera la soumission à l’autorité, il conçoit toute une série d’expériences reportées dans un ouvrage publié en 1974 [2] au cours desquelles les participants sont placés en position d’assistants du chercheur menant une expérimentation sur l’apprentissage. Cet assistant a pour mission de déclencher une décharge électrique lorsque la personne qui effectue la tâche de mémorisation (qui est en réalité un acteur) commet une erreur. Ainsi, sous l’autorité scientifique du chercheur qui explique qu’il est indispensable de déclencher ces décharges électriques pour mener à bien l’expérimentation et malgré les plaintes et la souffrance de la personne qui est interrogée, une très large majorité des individus (65%) vont infliger des décharges électriques assez élevées pour conduire à la mort (450 V). Ainsi, parce que les participants reconnaissent l’autorité du scientifique comme légitime, ils en viennent à ne plus avoir totalement conscience de ce qu’ils sont en train de faire et surtout ne s’en sentent pas responsables.

Alors oui, bien sûr, en ces temps de crise et avec tout ce qui va avec elle, j’ai pensé à Milgram. Mais pas de la même manière que l’auteur de l’article qui nous demande de porter notre attention sur le variant 15 de l’expérience de Milgram. Variant qui montre que lorsque les discours scientifiques sont contradictoires, finalement les participants se retirent et ne veulent pas infliger les décharges électriques. Dans l’article, cette observation est transposée à la situation actuelle vécue pendant le deuxième confinement de novembre 2020 et la conclusion est que, pour que les personnes se soumettent à l’autorité, il faut que celle-ci soit stricte et qu’elle ne soit pas contredite. L’auteur en conclue donc que si les gens se relâchent un peu lors de ce deuxième confinement c’est parce que des discours scientifiques contradictoires ont été tenus, brouilleraient les esprits et amèneraient les individus à ne pas respecter les directives gouvernementales. Une telle conclusion ne laisse donc aucune place à la controverse. Un seul discours serait possible, voire souhaitable, afin que les individus se soumettent et respectent les règles. Je rappelle que les expériences de Milgram ont été menées afin de mettre en lumière les mécanismes qui ont mené au pire dans l’histoire de l’humanité. L’objectif était bel et bien que l’on prenne leçon de ce qui s’était passé afin de ne pas recommencer. Et là on pose comme acquis que la soumission à l’autorité serait un moyen louable de gestion de la crise. N’est-ce pas détourner l’essence-même de ce que Milgram a voulu démontrer ? Qu’est-ce qui est dérangeant dans la co-existence de points de vue scientifiques divergents ? Le fait que, par ce biais, les individus retrouvent leur libre arbitre ? La liberté qui leur est donnée de se forger leur propre opinion ?

La science et l’émergence des connaissances scientifiques reposent sur le débat, la contradiction, la polémique. Si nous avançons c’est justement parce que nous ne cessons d’interroger l’existant, les théories, les modèles. Une crise sanitaire représenterait une situation telle que nous devions faire fi de ce précepte ? Elle pourrait légitimer le fait de ne plus réfléchir, de prendre le discours gouvernemental comme argent comptant, de ne plus avoir le droit de se forger sa propre opinion ? Mais serions-nous encore des individus libres alors ?

Nous soumettre sans possibilité de controverse à l’ensemble des règles et directives édictées nous déresponsabilise. J’applique les gestes barrière à la lettre, je me confine, je me coupe de toutes relations sociales parce que des personnes ont estimé que c’était ainsi qu’il fallait agir. Pour ne prendre qu’un exemple, ces mêmes personnes ont estimé que les enfants devaient être masqués dès 6 ans à l’école toute la journée. Mais ces enfants sont sous la responsabilité des parents. Et dans ce cadre, une partie de leur responsabilité leur a été enlevée. Les parents n’ont plus la possibilité de penser à ce qui est le mieux pour leur enfant, ils doivent se conformer. Pour autant beaucoup s’interrogent. L’objectif ici n’est pas de débattre sur l’utilité ou non du port du masque mais de comprendre le mécanisme sous-jacent. Loin d’être convaincus par l’utilité d’une telle mesure, les parents ont à cœur le bien-être de leur enfant et pourtant ils appliquent la règle. Et si l’on interroge ces parents, la réponse la plus courante revient simplement à exprimer le fait qu’il faut appliquer la règle. Ainsi, cette règle, ils l’appliquent et l’imposent d’autant plus facilement à leurs enfants qu’ils sont soumis à l’autorité et qu’ils ne la remettent pas en cause. Il s’agit pourtant ici de ce qui leur est le plus cher, leur enfant. Alors oui, il y a un côté maltraitant à imposer le port du masque à des enfants dès 6 ans [3], c’est en tout cas l’avis de certains spécialistes de l’enfance (avis tout aussi scientifique que celui sur lequel le gouvernement s’appuie pour prendre ses décisions), mais les parents n’en sont pas responsables, ou plutôt ne s’en sentent pas responsables. C’est le gouvernement qui impose. Cette déresponsabilisation nous amène à accepter des choses qui nous paraitraient intolérables dans un autre contexte. Tout cela mérite le débat. Les contraintes imposées sont peut-être à la hauteur de l’enjeu, je veux bien l’entendre. Mais il a été décidé que nous n’avions pas le droit d’en débattre, et c’est bien cela qui est problématique. Il ne nous est plus permis de prendre nos responsabilités et de décider si oui ou non il est indispensable, compte tenu de la situation, d’imposer cela à nos enfants.

Parallèlement à cela, on voudrait nous faire croire que le fait de négliger certaines de ces règles à moment donné nous rend entièrement responsables de la situation. Moi ? Je serai responsable de ce qui peut advenir de l’ensemble de mes concitoyens ? Mais nous parlons de la circulation d’un virus. De quelque chose qui nous échappe totalement. Qui n’est pas perceptible. Pensons-nous réellement que nous pouvons à ce point avoir le contrôle de notre environnement pour que nous soyons capables d’éradiquer par des gestes barrière la propagation d’un virus ? Essayer d’être vigilant est une chose, et nous le faisons toutes et tous me semble-t-il pour la grande majorité. Mais nous sommes des êtres faillibles, nos capacités sont limitées et nos ressources ne peuvent pas être allouées exclusivement à l’application de gestes barrière. Nos ressources étant limitées, nous avons un besoin fondamental de les remettre à niveau régulièrement. Deux solutions. Economiser les ressources (je baisse la vigilance de temps en temps sur les contraintes) ou aller chercher de nouvelles ressources (partage social, moment de plaisir, …). Dans tous les cas, les contraintes imposées et rendues obligatoires sont mises à mal. Mais il est inhumain de nous le reprocher, à moins de considérer que le fait que nous finissions tous épuisés et déprimés est finalement négligeable par rapport à l’enjeu. C’est ainsi qu’il est impensable de considérer que l’on puisse être responsable en tant qu’individu de l’évolution d’une épidémie.

C’est en réalité tout cela que nous apprend Milgram. Prenons nos responsabilités. Acceptons les responsabilités. Mais les bonnes.

Je terminerai sur la description du processus d’obéissance ou de soumission à l’autorité proposée par Milgram. Ce processus comprend trois stades. 1) Les conditions préalables de l'obéissance qui vont de l’éducation reçue (l’autorité parentale qui impose des règles qui doivent être respectées sans forcément être explicitées) à la conformité à l'idéologie dominante. 2) L'état d'obéissance en lui-même appelé également état agentique dans le sens où l’individu devient agent d’une autorité et perd ainsi son sens de la responsabilité. 3) Le maintien de l’obéissance dans le temps qui est permis par la manifestation de l’anxiété qui joue le rôle de soupape de sécurité. Ainsi, le sentiment d’anxiété permet à l'individu de se prouver à lui-même par des manifestations émotionnelles qu'il est en désaccord avec l'ordre exécuté et que finalement il agit ainsi parce qu’il n’a pas le choix.

Or, ce choix-là nous est donné…

[1] https://theconversation.com/reconfinement-la-mise-en-garde-du-psychologue-stanley-milgram-149413?utm_medium=email&utm_campaign=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2018%20novembre%202020%20-%201789117363&utm_content=La%20lettre%20de%20The%20Conversation%20France%20du%2018%20novembre%202020%20-%201789117363%20CID_1fee575d3345a6f9050a76d0f04ce5a9&utm_source=campaign_monitor_fr&utm_term=Reconfinement%20%20la%20mise%20en%20garde%20du%20psychologue%20Stanley%20Milgram&fbclid=IwAR3QZwXmccVAQgPyRPL2ii29UwiAhBQp62Fwq0bbsgvQBVDiBLW35UUNsDo

[2] Stanley Milgram (trad. de l'anglais), La Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy, 1994, 2e éd., 270 p. (ISBN 2-7021-0457-6)

[3] https://www.liberation.fr/debats/2020/11/01/port-du-masque-a-6-ans-avons-nous-perdu-l-age-de-raison_1804083

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