Billet de blog 3 janvier 2023

Souris verte

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1973 - Pour gagner sa vie et voler de ses ailes

Jour pour jour et un mardi comme aujourd'hui, voilà cinquante ans exactement, j'entrais dans le monde du travail, voici ce que j'y ai vu et retenu... Un autre âge.

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Oui, 1973 a été pour moi réellement une année charnière  : cette année là, j'ai basculé du temps de l'adolescence au monde du travail et aux balbutiements de la "vie adulte", à l'âge de dix-neuf ans - mineure à l'état-civil.

J'ai commencé à travailler le 3 janvier 1973 – il y a cinquante ans exactement, c'était aussi un mardi, le premier jour de ma vie d'adulte.

Précédemment j'avais été employée en renfort d'été un mois dans un centre téléphonique – télégraphique (eh oui savez-vous encore ce qu'étaient les télégrammes ?) mais mon lieu de travail se situait à cinq cents mètres du domicile de mes parents et je n'avais donc pas du tout les contraintes d'un emploi dans la Capitale.

1973 : Six mois avant j'étais encore au Lycée à trois cents mètres du domicile parental. Sortie de la terminale avec Bac D en Poche.

Ma mère a dû me présenter au Chef du Service de l'Entreprise auquel j'étais affectée en fonction des besoins de personnel pour cette tâche essentielle à cette époque de l'année.

Ma vie a changé d'un coup... Je devais me rendre tous les jours à Paris par le train de banlieue et le métro surchargé en prenant une ou plusieurs correspondances, partir de chez moi tout à côté de Juvisy sur Orge à sept heures du matin dans la nuit froide. Je me levais donc à six heures bien trop tôt. Ma mère pour gentiment préparait mon petit déjeuner se levant parfois avant moi !

Les locaux

C'était une grande entreprise financière nationalisée située dans le quartier de la Bourse. A l'entrée, un guichet avec en permanence un ou deux gardiens, une entrée réservée au personnel. Un hôtel particulier, Dans cet immeuble, des zones étaient interdites aux employés de base, il comportait une Cour d'honneur qui menait à la direction. Sauf grands chefs, personne n'osait la traverser sauf nécessité absolue.

Un vieux bâtiment avec des couloirs obscurs donnant sur des pièces poussiéreuses et grisâtres, emplies de bureaux disparates en métal ou en bois rayés, aux tiroirs grinçants et clapets incertains d'au moins cinquante ans, des chaises en bois ou en skaï usagé, parfois déchiré, avaient supporté maints fessiers, un espace réduit par employé.

Dans les bureaux numérotés par section, les tables étaient serrées les unes contre les autres, les personnes à l'étroit et l'on faisait face à une collègue, rarement un collègue...

Les salles étaient assez sombres et il n'était pas rare que la lumière brûle toute la journée en hiver.

S'il était besoin d'un rendez-vous médical qui devait être puissamment justifié, il fallait un bon de sortie, signé par le responsable de section, contresigné par le chef de service, montré au vigile à la sortie du bâtiment (comme à l'école au pion !)

Quand votre voisine ou votre vis à vis fumait, vous en preniez pleins les naseaux. C'était bien longtemps avant la loi Evin, il n'en était même pas question ! Les non-fumeurs dégustaient à leur corps défendant.

Les horaires

Les horaires de travail étaient fixes 8h20 -17h15 : avec sonnerie le matin qui donnait le signal, le scribouillard devait alors avoir le stylo en main, sonnerie le soir qui marquait la fin de la journée de travail.

L'employé à l'heure passait le porche et saluait le planton. A 8h25, quand la sonnerie avait retenti c'était un retard de cinq minutes et l'employé signait un registre par section au guichet. Pas de tolérance ! Dix minutes après l'heure requise les registres étaient montés dans les services et le retardataire devait le signer en regard de son heure d'arrivée dans le bureau de son chef de service avec une remontrance à la clé et un dénombrement des retards… comme à l'école.

La blouse

Les tacherons exécutaient des taches répétitives, remplissaient au stylo noir en appuyant bien fort, les cases des liasses de papier carbonés en trois épaisseurs qui justifiaient une blouse réglementaire grise pour les hommes, bleu clair pour les femmes... bien genré en somme même si pas blouse rose !

Elle devait être ramenée propre et repassée le lundi matin, endossée pour la journée, sauf à la pause déjeuner. Elle était déposée le soir sur le dossier de la chaise sauf le vendredi soir. Alors, elle voyageait avec nous jusqu'au domicile et le week-end était consacré au lavage et repassage de la dite blouse. Tant pis pour le rituel lavage du lundi ! Il faut dire qu'une blouse était remise chaque année à l'employé, 1973 étant mon année d'embauche, j'ai reçu une seule blouse. J'ai dû attendre janvier 1974 pour avoir une seconde blouse. Le port obligatoire de la blouse a été supprimé en 1976 avec l'arrivée des premiers ordinateurs : un terminal pour vingt gratte-papier – exit les liasses de papier carbonés ! Nous nous salissions bien autant !

Le téléphone

Pour le téléphone, un seul téléphone noir à cadran sur le bureau de la responsable sous-chef, appareil qui ne servait presque jamais. Il fallait laisser appeler les agents. Si le subordonné avait besoin de passer un message à sa famille pour une raison obligatoirement impérieuse, il devait le faire devant tout le monde et tous les autres salariés ouvraient grands leurs oreilles pour ne pas perdre un mot de la conversation : intimité garantie !

La cantine

L'heure de la cantine était très contraignante, organisée par service et étage à la cantine de l'entreprise située hors du bâtiment principal à quelques centaines de mètres sur un boulevard parisien très fréquenté. Le personnel devait manger à l'horaire fixé pour la section, avec ses collègues. Pour les nouvelles embauchées, la difficulté était de trouver une place à une des tables dédiées et parfois supporter la conversation des anciennes qui racontaient des histoires d'anciennes...

Une fois assis, les agents administratifs étaient servis à table par des cantinières avec un menu fixe immuable au fil des semaines. Les hors d’œuvre attendaient à chaque place. Les plats étaient ensuite amenés sur des chariots : jambon-frite le lundi, omelette-salade cuite le mardi, steak-frite le mercredi, poulet-carottes le jeudi, poisson-riz le vendredi. Les desserts étaient uniques pour chaque menu : fromage blanc, compote, salade de fruits, fromage salé, quelquefois un gâteau ou une part de tarte. Tout cela préparé par des cuisiniers salariés par l'entreprise, Sodexo et autre grand trust de la restauration n'ayant pas encore investi ce marché qui le fut peu après.

Première tâche

J'ai été élevée dans le respect de la hiérarchie – je ne devais pas contester le supérieur donneur d'ordre, mes collègues forcément plus âgées, devant toujours dire bonjour la première, les laisser passer devant et ne pas répliquer.

Dans ce contexte, une des plus jeunes et une des dernières embauchées (mais pas la moins payée rémunérée avec en complément par une prime de diplôme), la vie n'a pas été facile au début, il a fallu négocier avec toutes les nouveautés du travail, du trajet, de tout.

J'ai été affectée à une tâche très simple la semaine de mon embauche, je suis arrivée en renfort d'une équipe qui croulait sous les piles de dossiers : partout sur les tables, des piles de soixante centimètres de hauteur de dossiers à traiter le plus rapidement possible, des centaines de dossiers d'assurance, la production du mois de décembre des agents... qu'il fallait éclusée le plus rapidement possible.

Je devais sur une feuille A3 vérifier quatre données situées dans le bas de la page gauche : nom de l'agent, matricule, nom de l'agence et code agence, le reste de la proposition me serait expliqué plus tard, pour l'instant faire à l'aide de l'annuaire contenant les informations codifiées. Cette zone comme toutes autres allant être enregistrée par les mécanographes pour devenir des fiches perforées qui alimenteraient l'ordinateur central.

Au fil des semaines, mes tâches ont été élargies, trois mois plus tard, en section gestion, j'étais autorisée à écrire quelques courriers... Attention j'étais sous le régime de six mois d'essai avant de voir mon contrat transformé en CDI. De nouvelles collègues filles et garçons ont été embauchés dans ce service, cela faisaient plus de jeunes, on rigolait bien. Les femmes près de la retraite se sont retrouvées à gérer des "gamins et gamines" qui les faisaient un peu tourner en bourrique  !... Je me suis retrouvée bien plus tard la plus âgée d'un service et plus vieille que les anciennes qui m'ont accueillie.

Le pool des dactylos

Les lettres (quand on avait accédé au droit de les rédiger, en partant d'un modèle standard) étaient dactylographiées dans le pool des sténos-dactylos (que des femmes ! Les hommes étaient affectés aux calculs !). Celles-ci occupaient des bureaux bien alignés face à la responsable du pool qui répartissait le courrier en fonction des compétences ou des copinages.

Sur chaque table, une machine à écrire électrique à clavier simple dont les touches en éventail se bloquaient parfois, sur lesquelles il fallait frapper violemment. La responsable obligatoirement appelée « Madame » relisait toutes les lettres pour traquer les fautes, distribuait les bons et mauvais points... Gare à celle qui faisait trop de ratures, elle devait retaper entièrement la lettre après une remarque parfois acerbe ! Elle faisait baisser la cadence et verrait son tour passer lors de la distribution des augmentations de fin d'année... Le soir, les machines étaient recouvertes d'un capot en plastique.

Les trajets

L'heure de la sortie était anticipée par certains ou certaines, dossiers rangés, stylos et crayons dans le plumier, manteau sur le dos, sac sur l'épaule, attendant dès 17h12 derrière la porte du bureau, trois minutes avant la sonnerie. Quand celle-ci retentissait, le flot des employés s'écoulait rapidement vers la sortie puis au pas de course vers la station de métro la plus proche, les horaires n'étaient pas encore mobiles et nous retrouvions dans les wagons du métro et du train de banlieue la même cohue que le matin, ainsi nous pouvions apercevoir matin et soir les mêmes voyageurs et pouvions repérer ceux qui descendraient dans la même gare de banlieue que nous. Trouver une place assise était un objectif pas facile à atteindre. Chacun·e donnait en sortant de la gare, son ticket journalier de train à l'employé de la SNCF, ces petits tickets cartonnés Aller ou Retour qu'il fallait acheter au début de la semaine ou à la fin de la semaine précédente (dix tickets car cinq jours de travail). Les tickets de métropolitain s'achetaient aussi par carnet de dix, 2ème classe et le poinçonneur (des Lilas et toutes les autres stations) faisait un petit trou pour le valider, quand il y avait du monde, cela prenait du temps, le portillon se fermait et nous pouvions louper la rame ! Mais des p'tits trous, toujours des p'tits trous !

Les six premiers mois, j'étais vraiment très fatiguée par l'heure de départ du matin et le trajet et celle du soir, par les informations nouvelles, les termes techniques que je devais emmagasiner, par les nouvelles contraintes, et relations de travail.

Ce fut mon année 73 : sans horaires mobiles ni RTT, sans self, ni ordinateur personnel, sans Carte Orange ou Navigo, sans carte bancaire ni paiement sans contact et surtout … sans téléphone portable (après walkman ou lecteur CD portatif...) ! Vous voyez bien que c'était une vie impossible quasi-préhistorique tout de suite après la grotte.

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