1973. Alain Chamfort chantait L'amour en France : « Mariage ‘plus-vieux’, mariage heureux. »
À 22 ans, j’ai épousé la fille de 16 ans d’un gendarme-mobile. Lui et moi avions vécu le boulevard Saint-Michel aux mêmes heures de la nuit ; c’était en mai 68. En juin, va nous naître un premier enfant. Je travaille comme arpète dans une imprimerie de Nuits-Saint-Georges, payé en dessous du Salaire-Minimum-Interprofessionnel-Garanti.
Les Maître-imprimeurs-typographes tiennent le haut-du-pavé, s’entendent sur les prix, et imposent leurs délais. Je suis à l’atelier offset, cette nouveauté à laquelle personne ne croit. Aller-retour quotidien en train, mon épouse malvoyante sans pension, standardiste manuelle à la Poste de Beaune. Accompagné par les amis syndicalistes C.G.T., je passe mon C.A.P. de reporteur-photomécanique. Lorsque je demande l’ajustement de mon salaire, réponse de mon patron : « - Nous verrons cela ultérieurement. »
Le Syndicat C.G.T. du Livre est l’un des plus puissants ; souvent, il encadre les manifs’ nationales. Il a obtenu depuis longtemps > 7h 1/4 de travail payées 8 ! Congés-payés de 5 à 6 semaines, et préavis de rupture de contrat de 3 jours. J’échange ceux-ci contre mes quelques jours de congés. Mon Solde-de-tous-comptes dans la poche, je n’ai plus repris le train malodorant des travailleurs du soir. Carlos chantait « Tout nu, tout bronzé ». Rentré à Beaune, je me bats contre les militants C.G.T. locaux qui refusent la diffusion du tout jeune journal « Libération ».
Le taux de chômage est d’environ 5% (aujourd’hui, 30%) ; une amie comptable dans une grosse imprimerie de Beaune m’en a entr’ouvert la porte d’un atelier ; nous pouvons quitter notre chambrette sous le toit, son voisinage d’oiseaux-chapardeurs, pour emménager un grand trois-pièces + salon. En ’74, après les années de hiérarchie verticale imposée par le général de Gaulle, et le Parti Communiste - 2ème parti de France après la droite -, la grève des ouvrières de Lip, organisées en auto-gestion, l’idée d’une hiérarchie de 1 à 4, à la Suédoise, fait son chemin dans la mentalité des entreprises. Discrètement, je suis sympathisant d’un groupuscule d’extrême-gauche, les Lambertistes, où milite un obscur Lionel Jospin.
À 60 ans la Caisse de Retraite m’avertit par téléphone - mon épouse sert d’intermédiaire - que depuis lundi je n’ai plus besoin de travailler. Nous sommes jeudi, il est 16 h 10, je raccroche le ‘téléphone-pour-table’, regarde ma responsable de service, incompétente, « - Madame, là, je laisse là vos matériels. Adieu madame. », me lève, me tourne, un peu triste vers mes collaboratrices exaspérées par cette bourgeoise pistonnée, venue chercher les épreuves de correction qu’elle relira à Deauville ; son mari l’attend en bas, dans sa Mercédès a-t-elle précisé. Nous étions convenus, avec mon équipe, de travailler tout le weekend pour être prêts… lundi ! Je suis directeur technique pour une grande chaine de distribution. J’étais. « Victoire de l’homme faible et rusé contre l’homme fort et stupide… » a écrit Primo Levi.
Ayant commencé de travailler le jour de mes 14 ans, comme colleur d’affiches, j’ai mes annuités ; je peux « poser mes clous » comme aurait dit mon grand-père, ouvrier menuisier. Claude François, « À part ça la vie est belle ». Végéter dans la routine de Province me rendait impatient. Friquet de Paris, l’odeur du métro me manquait.
Justement, le Choc-pétrolier vient d’ébranler les certitudes. Juin 1975, nous débarquons sur le quai des wagons-postaux de Bercy, à l’aube - le voyage le moins cher - avec juste une boîte d’1 mètre cube contenant nos effets personnels. C’est le début d’un envol comme j’en souhaite aux générations qui nous suivent. Ma chère et tendre, partie avec notre bébé de 2 ans faire du porte-à-porte pour nous trouver un nid, je remonte le boulevard Voltaire ; lorsque je passe devant la porte de l’imprimerie C.D., le patron est en train de fulminer contre un employé absent. Je me propose comme photograveur : « - Justement !… », et je me mets immédiatement au travail. Il a, entre autres, pour client Thierry-le-Luron. À midi je retrouve mon épouse ; le mari de la concierge est en train de monter notre modeste-mais-lourd coffre. Nous allons habiter un petit premier, sombre, angle rue des Boulets-rue de Montreuil, où je vais sympathiser avec un jeune photographe.
Les grèves nationales des plus grandes imprimeries de labeur vont mettre celles-ci à genoux. Fermeture, par exemple, de l’imprimerie Georges-Lang ; 4 000 ouvriers sur le carreau. En face, devant leur unique et commune station de métro, 6 ooo ouvrières des conserveries Félix-Potin pleurent leurs compagnons de voyages quotidiens. Joe Dassin : « La Complainte de l'heure de pointe. »
Je vais finir ma période d’essais de 3 mois lorsque le chauffeur de notre vedette me signale que le poste de graphiste d’un Centre d’Action Culturelle va se libérer. Septembre, j’y débute comme concepteur-sérigraphe. Je ne connais rien à la sérigraphie mais les vendeurs de Tripette & Renau m’ont techniquement accompagné et, rapidement, mes affiches ‘Pop’, tirée sur papier Arjomary, qui me conseille aussi, en couleurs flashies, répandues dans toute les banlieues voisines, sont recherchées des jeunes fille qui passent à mon atelier. Elles viennent d’abord pour le cours de danse de la salle qui jouxte la mienne. La prof’ est une référence de la danse contemporaine ; je lui propose de faire des photos de ses spectacles. En plus de celles pour le Centre, je vais exercer, comme photographe, en plus de mon travail de concepteur et sérigraphe, durant 5 années, et puis, alors que Maurice Béjart est en pourparlers pour s’installer à Paris, les appareils numériques se glissent dans les salles et me ‘doublent’. Je range mon matériel argentique, Béjart est en Suisse. Et, par bravade, réponds à une annonce-presse qui ne me correspond pas. Premier entretien, je sais tout de la fonction mais pas pour qui, mon interlocuteur ne sait rien de moi. Second, le commercial se met en avant, je m’écrase mais faits cette gaffe d’oser comparer les trois grands titres de la Presse-d’Information concurrents - que je lis -, avec juste une phrase neutre mais pertinente, pour chaque. Troisième, le comptable me pose des questions qui n’ont rien de professionnel. Johnny Hallyday : « Noël interdit. »
Le 2 janvier ’81 je commence comme « chef de fabrication-abonnements » du principal titre de cette presse grand-public. J’y apprends, par ma complicité technique avec nos agences-conseil - Ogilvy,… - les bases du Marketing-Direct. Dalida & Alain Delon, « Paroles paroles ». Lorsqu’après 3 ans, ma secrétaire va me faire un Coup-de-Jarnac, j’entrerais immédiatement au service de l’une d’entre elles. L’ambitieuse a pris ma place, puis la porte à la fin de sa période d’essai.
Nous avons toujours pour amis nos témoins de mariage dont notre complice, l’ex-comptable, mais j’ai eu 56 employeurs. À cette époque où, en France, l’employé cherchait la sécurité de l’emploi et les avantages sociaux catégoriels, aux States il était apprécié d’avoir quitté un état, quitte à abandonner sa maison downtown avec jardin, pour embaucher à l’autre bout du continent.
Après les bals-populaires années ’50, puis les sixties twist & Rock, les années ’70 sont enfin finies, ouf !, jamais la pop’ française n’a été aussi quelconque. À part Téléphone, et le groupe « Petit-avec-de-grandes-oreilles », dont je fus du fan-club. Daniel Guichard, « Faut pas pleurer comme ça ».
Il était temps que les ANNÉES-FRIC arrivent ! Salaire triplé, musique disco, carnaval de Venise EN COSTUME, boîtes-de-nuit et des nuits, et des lignes et des lignes… blanches. J’ai passé mon permis. Qui m’a permis d’aller signer des ‘Bon-à-Tirer’ au cul des machines de Régio-d’Émilia, Nuremberg, Madrid - sympas, un vendredi, au montage, ils avaient inversé 2 pages importantes ; tirage repoussé au dimanche. J’ai découvert les nuits madrilènes !
Je vous parle des 300 tonnes de papier négociées à 8,01 francs le kilo, dont j’ai signé le bon de commande, puis la facture, et enfin le procès-verbal - ‘Stock Physique Inexistant’- de l’Huissier que j’ai personnellement mandaté-accompagné, avant de démissionner ? Sinon, c’était la prison pour n’avoir pas dénoncé ; mais c’était en période électorale…
Années '80 !
3 janvier 93, dans une petite agence de Communication-Administrative, je vais pour rejoindre mon poste de travail lorsque notre patron nous réunis, « - L’info vient de tomber qui va paraître dans la presse-pro : ‘Suite à la crise, pour cette année, plus de budget de com’ pour les grands annonceurs’’. Vous pouvez-rentrer chez vous. » Claude François : « Le Lundi au soleil »
Récemment je suis passé rendre visite à une imprimerie parisienne qui m’était familière, « - Tiens, un chef-de-fab’ ! On n’en connait plus, de nos jours. Tu sais que nous sommes la dernière imprimerie parisienne ? »
Mon métier n’existe plus. L’offset-quadrichromie a été balayé par le numérique, comme il avait laissé sur place la typographie quadri-centenaire. Et demain, alors qu’aujourd’hui le mail n’est plus pratiqué que par les seniors ?