Orientation professionnelle chez les prolos
"Vous pouvez m'appeler "maman" !
Ondulation et murmures étonnés dans l'assistance des adolescentes rassemblées dans le jardin au pied du " château"
"Mais oui, vous êtes toutes un peu mes filles ! " Insista la vieille folle en cherchant déjà de ses yeux intrusifs à repérer celles qui ricanaient.
"Ça commence bien" se dit Aline !
Avec le langage d'aujourd'hui, elle aurait ajouté :
" Dans tes rêves" !
" La Source" Lycée professionnel privé sous contrat. Tel était le statut de ce château, construit en lisière du bois de Vincennes, qu'une vieille bourgeoise désoeuvrée, sans mari ni enfant et cupide sans aucun doute, avait obtenu auprès de l'éducation nationale pour la préparation du BEP sanitaire et social option social.
Aline avait désespérément cherché avec son amie Sylvie un autre établissement pour passer ce diplôme mais aucune autre solution !
Depuis toujours, la rentrée scolaire la plongeait dans les abîmes de la mélancolie mais cette année, elle n'était pas sûre de tenir le coup ! La fin des vacances en Bretagne et la perspective de passer un an dans ce lycée pour "jeunes filles" d'une autre époque, ça faisait beaucoup.
Sylvie, elle, avait jeté l'éponge ! Aline n'avait pas de nouvelles. Qu'avait-elle décidé ? De changer d'orientation ? D'entrer dans la vie prétendue " active " ?
En tout cas, elle lui manquait déjà, cette petite blonde espiègle ! Espiègle, oui, c'était le trait de caractère qui la définissait le mieux ! Quand ses yeux bleus se mettaient à pétiller, son sourire à fleurir sur son visage diaphane, Aline savait que les pitreries et les imitations n'étaient pas loin ! Sylvie débordait d'imagination quand il fallait décrire et brocarder les profs lénifiants qu'elles avaient dû subir pendant leur première année de BEP.
A grand renfort de grimaces, elle assurait le spectacle dès qu'ils avaient le dos tourné ! Jamais son amie n'aurait accepté d'enfiler cette blouse blanche obligatoire qu'il n'était pas question de laisser ouverte. Oublier de serrer la ceinture, obligatoire elle aussi, pouvait déclencher une heure de colle ! C'était dans le règlement ! Mais les parents d'Aline, quant à eux, n'avaient rien voulu savoir, il n'y avait pas d'autre choix ! Leur fille ayant voulu, contrairement à beaucoup des élèves de première année rêvant de puériculture, prendre l'option social pour devenir monitrice-éducatrice.
Oui, déjà attirée par la marge, par les enfants pas comme les autres, cabossés dans leur tête ou dans leur corps. Et puis, tant pis pour elle, "elle n'avait qu'à faire comme sa soeur ! " rester dans la filière générale pour aller jusqu'au BAC.
Aline avait réussi son passage en seconde, malgré son deux de moyenne en math, grâce au soutien de sa prof de français, Mme Teisseidre. Militante d'extrême gauche, elle partageait les idées défendues par son élève dans les dissertations. Elle l'avait prise sous son aile et à l'oral, l'exhortait régulièrement à sortir de sa coquille :
" Plus fort Aline ! Quand tu harangueras les foules, il faudra que tout le monde t'entende ! "
Grâce à ses encouragements, Aline avait scotché la classe un jour, en osant citer les vers d'Appolinaire que son enseignante cherchait, victime d'un trou de mémoire, pendant une leçon de grammaire sur l'impératif :
-"Vienne la nuit, sonne l'heure"
- "Et oui, prenez-en de la graine" avait dit Madame Teisseidre à sa classe.
A ces mots, un drôle de sentiment bouscula son élève : du plaisir bien sûr mais un malaise aussi, dû sans doute au manque d'habitude d'être citée en exemple !
Année scolaire 73/74
Lycée Paul Valéry à Maisons-Alfort
Ce fut donc une seconde littéraire bien sûr ! Mais elle qui rêvait de continuer à découvrir les poètes, les écrivains du dix-neuvième siècle, avait eu la malchance de tomber sur un enseignant passionné de Rabelais, resté bloqué toute l'année sur Gargantua !
Il prenait un plaisir, un peu grotesque, à leur lire jour après jour, les aventures " savoureuses" et " truculentes " selon lui, de ce personnage ! Elle, ses idoles, c'étaient Raskonilkof et bien sûr Arthur Rimbaud, autant dire le jour et la nuit !
Mais cette année-là, Aline avait trouvé son double. Elle s'appelait Katy et, comme elle, était de père Algérien. Pourtant, elles n'en avaient jamais parlé ensemble. Aline l'avait appris incidemment par sa soeur aînée qui, de son côté était dans la classe de la soeur aînée de Katy.
Les deux amies avaient dû recevoir les mêmes consignes de la part de leurs mères : ne jamais révéler la nationalité de leurs pères ! Elles avaient, l'une comme l'autre, reçu un prénom français et leurs patronymes, leurs visages pouvaient passer inaperçus.
Très peu d'élèves fréquentant le collège Montaigne de la banlieue où Aline avait grandi étaient passées en seconde générale au lycée de cette ville limitrophe plus huppée ! En quelque sorte, Aline et sa soeur étaient des rescapées de l'hécatombe pédagogique perpétrée par l'éducation nationale. La plupart des élèves de leur classe de troisième étaient tombés aux champs du déshonneur, terminant leur scolarité en apprentissage ou en lycée professionnel !
Une exception donc de se retrouver en seconde littéraire mais elle serait de courte durée pour Aline.
Au début de l'année, cette question adressée aux deux amies revenait souvent
" Vous êtes soeurs toutes les deux ? "
En effet, le doute était permis : Mêmes yeux verts en amande, cheveux bruns tirant vers le roux, hérités de sa mère bretonne pour Aline, grâce au henné pour Katy. Les vêtements assez neutres à dominante noire d'Aline avait été remplacés au fil des mois par ceux de la mode " flower power " revendiquée par Katy :
Robes longues fleuries, réalisées par sa tante à partir du tissu acheté au marché St Pierre à Barbes, colliers multicolores, triskell et sabots bretons aux pieds. Aline avait appris à natter ses cheveux comme ceux de son amie et les deux cheyennes qui faisaient leur entrée chaque matin dans la classe du maniaque de Rabelais faisaient forte impression.
Leur faisait-il payer leur marginalité en corrigeant leurs dissertations, ne leur accordant jamais beaucoup plus que la moyenne? Toutes deux s'étaient posées la question quand un stagiaire préparant son agrégation, sosie du Finkelkraut mais peut-être que c'était lui dans sa jeunesse maoïste, leur avait attribué les deux meilleures notes de la classe, accompagnées d'une appréciation leur prédisant une grande carrière dans le domaine des lettres et des idées, tandis que le Rabelaisien rongeait son frein dans un coin de la classe !
Mais cette amitié avec Katy avait été une étoile filante ! Aussi brillante qu'éphémère, secrète. Elles ne se voyaient jamais en dehors du lycée, ne connaissaient même pas leur adresse. Le fil les reliant l'une à l'autre était tissé d'utopie, de révolte et d'ennui pour ce monde éducatif qui n'arrivait pas à capter leur attention.
Elles rêvaient d'autre chose, la vie était ailleurs…mais où ? Ni l'une, ni l'autre ne le savaient mais certainement pas entre ces quatre murs, dans cette routine palote, imposée par des adultes sans charme ! Un jour, Katy avait prêté un livre à Aline "l'amant de Lady Chatterley". Un choix qui l'avait décontenancée et plutôt ennuyée mais quand son amie disparut du lycée avant la fin de l'année, l'explication était simple, Katy était partie vivre un grand amour.
La tristesse de cette disparition s'atténua quand, à son tour, Aline tomba amoureuse. Olivier l'avait choisi, elle, parmi toutes les filles du lycée ! Derrière ses boucles blondes qui encadraient ses pull à col roulés bleus assortis à ses yeux, ce garçon lui adressait de tendres sourires à chaque fois qu'ils se croisaient dans les couloirs, jusqu'au jour où il se décida à venir lui parler. Là, ce fut un absolu emportement, inexplicable, romantique et excessif. L'amour comme on peut le vivre à seize ans ! Plus rien ne comptait pour Aline en dehors des instants de bonheur vécus avec Olivier. Des instants qu'il fallait voler, arracher à la surveillance parentale et à la routine scolaire. Les bords de Marne, tout près du lycée, accueillirent leurs premiers baisers dans l'éclosion d'un printemps fabuleux.
Quand, à la fin de l'année scolaire, le proviseur convoqua Aline pour lui signifier sa réorientation vers un BEP en s'étonnant de l'absence de travail tout au long de l'année :
" Comme ça, vous n'avez rien fait ? "
Elle répondit simplement
" Non, je n'ai rien fait " jugeant inutile et impossible de mettre des mots sur l'ennui, la béance absolue de cette seconde littéraire tellement fantasmée au collège !
Katy avait disparu pour enfin pouvoir vivre sa vie, elle en était certaine. Elle, elle était folle amoureuse, elle allait partir en Bretagne et c'était la seule chose qui comptait ! L'avenir ? La vie professionnelle ? Inconnue au bataillon ! Prémices du " no future" des punk ? Quoi qu'il en soit, Aline se faisait la malle, la belle, elle taillait la route vers le seul endroit, la maison de ses grands-parents, où les jours avaient un sens. Le mois de septembre n'existait pas, il n'était tout simplement pas au programme !
Année scolaire 74/75
Lycée Saint-Exupéry Créteil
Pourtant, la voilà qui se retrouvait à nouveau prise au piège de ce système scolaire qu'elle exécrait.
Septembre lui était bel et bien tombé dessus et son bel amour n'avait pas résisté aux tentations de l'été. L'amour romantique n'avait pas suffi à Olivier qui "venait d'avoir dix-huit ans" comme dans la chanson…
Aline était retombée dans sa mélancolie originelle et avait affronté la rentrée dans une brume existentielle à couper au couteau.
Cette première année de BEP " sanitaire et social" aurait pour cadre le lycée Eugène Delacroix à Créteil.
Une classe de filles puisque cette formation devait déboucher sur des métiers dit " feminins" mais dans un lycée public mixte qui comptait également des classes conduisant au BAC général.
Pourtant, les deux mondes était bien "étanches" Aucun contact, d'aucune sorte ne s'établissait d'une destinée à l'autre :
" On ne mélange pas les torchons avec les serviettes" disait la mère d'Aline.
Mais Créteil allait être l'année Sylvie ! Comme avec Katy, cette nouvelle amitié reposait tout en douceur, en petites touches discrètes sur des moments de grâce partagés quand elles s'apercevaient sans avoir besoin de parler, qu'elles ressentaient les mêmes choses au même instant.
Sylvie habitait à Orly. C'était la seule information dont disposait Aline concernant la vie de son amie mais elle avait rapidement appris à respecter les montagnes russes qui accidentaient la route de cette petite blonde. Sylvie passait sans crier gare, des fous rires aux coups de cafard, des sketchs hilarants pour les copines se tordant de rire, aux propos d'une noirceur abyssale.
Rapidement se forma dans cette classe un petit groupe donnant du fil à retordre aux enseignants et surtout à la prof principale Madame Luciano ( comme le célèbre patron de la mafia, avait-elle dit en début d'année pour détendre l'atmosphère)
Elle semblait sympa, comme on disait à l'époque : jeune, sûre d'elle avec son carré strict encadrant des lunettes sages qui contrastaient avec sa façon de s'habiller. Un sous-pull ultra moulant et un jean patd'eph en velours côtelé soulignant la courbure de ses reins.
-"Elle est bien foutue mais elle s'la péte" !
C'était le résumé qu'en faisait Maryannick, l'extravertie de la classe. De grande taille, cheveux longs bouclés, yeux bleus rieurs et mobiles, elle portait été comme hiver un manteau en peau de brebis, typique des des années soixante-dix, assorti des inévitables clarks.
Mais les choses se gatèrent vraiment le jour où Madame Luciano prononça cette phrase à propos des travailleurs immigrés - Quand on s'est battu pour son indépendance, on ne vient pas après réclamer du travail auprès de ceux qu'on a mis dehors !
Bien sûr, ces mots s'adressaient en particulier à l'immigration Algérienne ! De tout évidence, Madame Luciano avant d'être Italienne était surtout "pieds-noirs" tendance revancharde !
A partir de là, sans se le formuler pourtant, la petite bande retira toute crédibilité à cette enseignante et lui mena la vie dure jusqu'à la fin de l'année.
Heureusement, un remplaçant assurant les cours de maths et de sciences naturelles remonta le moral des troupes !
Aline se souviendrait toujours de ce jeune homme atypique faisant son entrée dans la classe : Jean et veste noire, cheveux jusqu'aux épaules, regard turquoise et sourire ravageur. Toutes les filles tombèrent" raides dingues" de Benoît, le prénom qu'il donna, dès le premier jour ! Quant à Aline, ce fut le premier cours de maths, hors normes, qui la fit chavirer vraiment : il s'agissait de calculer le taux de profit tiré de la vente d'armes dans le monde par les USA ! Enfin cette discipline avait un sens ! Jamais les maths ne lui avaient semblé aussi passionnantes et ce qui ne gâtait rien, c'est que Benoît ne donnait jamais une note au-dessous de la moyenne.
Son premier cours de sciences naturelles fut encore plus révolutionnaire : Benoît expliqua à cette classe de fille comment se déroulait les avortements avec la méthode Karman, méthode "par aspiration" pratiquée pour la première fois clandestinement dans l'appartement de l'actrice Delphine Seyrig.
Il ne faisait pas mystère de son engagement politique : Militant de la "Cause du peuple" et du MLAC, c'est avec cette association qu'il avait aidé des femmes à avorter y compris dans la clandestinité qui venait juste de prendre fin. Il leur raconta comment il avait été ébloui par la magnifique solidarité dont ces familles, pourtant en situation difficile, étaient capables :
Un couple d'immigrés Portugais s'apprêtait à sacrifier toutes ses économies pour un avortement en Angleterre. Apprenant que cette intervention pourrait être pratiquée par le MLAC à Paris, ce couple proposa de donner leur argent à une femme contrainte de partir à l'étranger, sa grossesse ayant dépassée la date à partir de laquelle la méthode Karman n'était plus possible.
Oui, Benoît leur parlait d'un autre monde ! Sans doute de ce monde, de cette vie que ces adolescentes pressentaient, cachés quelque part derrière les montagnes d'indifférence, de compétition, d'évaluation permanente qu'elles subissaient depuis l'enfance. Mais Aline était aussi secouée par d'autres sentiments : Ainsi, quand on était une femme, tombée amoureuse conduisait inexorablement à se retrouver un jour, allongée sur une table, jambes écartées, devant un homme la plupart du temps. Que ce soit pour qu'il extirpe un bébé désiré de votre ventre ou qu'il vous vienne en aide pour que ce bébé n'arrive jamais, même ou peut-être surtout, si cet homme était aussi séduisant que Benoît, l'image était violente ! Être une femme était violent !
Aline, sans doute par opposition à l'âpreté des relations familiales, vivait en apesanteur. Dissociée de son corps. Seuls les sentiments existaient et encore lui parvenaient-ils à travers une image floue, cotonneuse où les couleurs et les images avaient échappé de justesse à la gomme d'un artiste insatisfait de son dessin.
Les filles de sa classe prirent l'habitude de raconter à Benoît tout ce qui les choquaient, les révoltaient dans leur vie. Aline restait légèrement en retrait. Elle n'avait pas la spontanéité de Maryannick qui ne cachait plus sa passion pour le beau prof de maths !
Celle-ci sauta de joie, le jour où Benoît accepta l'invitation d'Amina à venir manger un cous-cous chez elle, un mercredi midi avec toute la petite bande.
Amina était la plus féminine du groupe. Des mains magnifiques aux ongles toujours parfaitement laqués de rouge écarlate. Habillée avec soin, maquillée à la perfection. Elle lissait ses cheveux ébènes jusqu'à ce qu'ils deviennent aussi raides que ceux d'une asiatique. Les crises d'épilepsie qui la frappaient régulièrement étaient d'autant plus impressionnantes. Aline avait le coeur retourné quand elle voyait Amina commencer à palir puis se raidir, trembler de tous ses membres, la bave aux lèvres. Elle qui était toujours dans le contrôle de son image, dans l'élégance absolue ! Était-ce bien la même personne ?
A la première crise survenue dans la cour de l'établissement, les filles s'étaient affolées. Elles avaient alerté le premier adulte qu'elles avaient rencontré mais le temps qu'il arrive, la crise était passée
Depuis, tout le monde avait pris l'habitude. Amina leur avait expliqué la seule chose à faire : l'empêcher de tomber de trop haut.
Il fallait aussi lui éviter les émotions fortes et les tensions. Pas facile dans cette classe où on montait très vite dans les tours. La plupart du temps, Amina s'en amusait beaucoup. On entendait son rire enroué, comme sa voix, envahir la classe en cascade. C'était sans doute sa façon à elle de désamorcer les situations tendues en particulier avec Madame Luciano. Mais quelquefois, c'était ces tensions, pouvant aller jusqu'aux larmes, de certaines de ses camarades qui déclenchaient la crise.
Des larmes, il y en eu, des larmes et des cris même, le jour où, attendant le beau Benoît, les filles virent surgir, manu militari, le prof titulaire, étonné de l'effroi provoqué par son retour. L'administration n'avait pas pris la peine de prévenir cette classe de la fin de son arrêt maladie.
Après le cours, à peine sortie dans le couloir, Maryannick tomba en pleurs dans les bras de sa meilleure amie. Moins démonstratives mais toutes consternées, ses camarades ne pouvaient pas croire que la grisaille allait reprendre le dessus.
C'est pourtant ce qui arriva. Il fallu renoncer à l'intelligence de cours toujours mis en adéquation avec la réalité, toujours reliés avec les préoccupations de leur adolescence. C'en était fini, aussi, des débats sur l'avenir, sur l'importance de choisir quelles femmes elles voulaient devenir. Benoît les faisait réfléchir par elles-mêmes, sur le choix de leur orientation, entre autres : "Moniteur-éducateur", parce que c'était l'époque où tout était au masculin, étaient-elles sûres de vouloir remettre tout le monde dans le" droit-chemin" ? De contribuer à faire tourner le monde aussi mal ? Ne pouvait-il pas y avoir une place pour la singularité ? Pour la marge ?
Fini toutes ces questions, oui, il fallu renoncer à l'intelligence et se traîner vaille que vaille jusqu'à la fin de l'année scolaire.
Année scolaire 75/76
Lycée professionnel " La source" Nogent-sur-Marne
Après la période bénie des vacances bretonnes, le funeste mois de septembre était donc de retour et avec lui cette rentrée dans une école d'un autre âge. D'une certaine manière, Aline, la littéraire, pouvait s'imaginer dans un de ces romans où l'héroïne, orpheline, est obligée de se soumettre au règlement inique d'un internat perdu dans les brumes de Cornouailles. Une "Jane Eyre " banlieusarde ! Ce parc, ce château ! Ces classes non-mixtes et ces blouses blanches ! Quel cauchemar !
Mai 68 avait-il vraiment existé ? Est-ce que vraiment, à la fac de Vincennes, à quelques pas de là, des jeunes de son âge parlaient féminisme, homosexualité contraception et avortement ?
Non, décidément, ce ne serait pas possible se disait Aline le jour de la rentrée.
Mais l'automne remplit sa mission.
Une nuit de routine implacable était tombée sur sa vie. La fatigue du trajet qui l'obligeait à prendre le bus, le métro puis le train de banlieue pour passer d'une ville à l'autre pourtant éloignées d'à peine cinq kilomètres à vol d'oiseau l'avait plongé dans une sorte de léthargie. En effet, pour aller de ce coin huppé du bois de Vincennes jusqu'à sa cité-dortoir, il fallait passer par Paris ! Oui, la fatigue, la rage et la perte de son premier amour habitaient Aline en ce début d'automne.
Mais un rayon de soleil réussit à percer pour quelques jours tous les nuages qui s'amoncelaient au-dessus de sa tête :
Paradoxalement, cette éclaircie survint parce qu'une ultime abomination se préparait de l'autre côté des Pyrénées : Le régime franquiste s'apprêtait à garotter cinq militants, anarchistes et Basques. Une manifestation interdite était prévue devant l'ambassade d'Espagne. Une première pour Aline en dehors des manifestations lycéennes contre la loi Fontanet.
Pour se donner une contenance, elle acheta un paquet de gauloises bleues sans filtre, elle qui n'avait jamais fumé puis elle prit son train de banlieue et le métro jusqu'au Champs Élysées.
Très vite, la manif tourna à l'affrontement avec les CRS qui protégeait l'ambassade du bourreau, " le salaud latin " comme Jean-Paul Sartre avait qualifié Franco, déclenchant la haine de tous les détracteurs du philosophe sympathisant maoïste, aux aguets pour lui taper dessus et l'accuser stupidement de racisme…Les vitrines tombaient, les poubelles brûlaient et Aline restait plantée au milieu du champ de bataille, inconsciente du danger. Tel le vieil indien de " Little Big Man" qui ayant perdu la vue et la prudence se retrouvait au milieu des soldats bleus, fascinée, Aline observait la scène. Les CRS chargeaient les militants d'extrême gauche casqués, foulards sur le nez jusqu'à ce que l'un deux lui cria :
-Ne reste pas là, mets-toi à l'abri !
Il la saisit fermement par le bras et se mit à courir avec elle jusqu'à une porte cochère.
Plaquée derrière la porte, Aline reconnut les yeux turquoises au-dessus du foulard de son sauveteur : C'était Benoît !
La charge policière s'éloignant, ils sortirent de leur cachette. Le prof essaya d' échanger quelques mots avec son ancienne élève mais, paralysée par la timidité, elle le remercia puis s'en fut reprendre son métro.
Malgré sa brièveté, cette rencontre inespérée illumina la vie d'Aline pendant quelque temps, la berçant de mille histoires romanesques qu'elle aurait pu vivre avec Benoît si elle avait été moins cruche.
Un jour, la directrice fit une visite surprise dans sa classe. Elle avait demandé à chaque élève de décliner sa date de naissance et avait alerté l'enseignante résignée et souriante que l'année serait difficile. En cause…les signes astrologiques ! Toutes les élèves étaient nées en hiver…
Mais ce qui mit le feu aux poudres n'eut rien à voir avec le poisson ou le verseau. La déflagration vint du cours de dessin.
La prof avait demandé aux élèves de représenter le monde tel qu'elles le voyaient. Aline avait dessiné un sac d'argent, un tank et un curé.
Scandale ! Et retour de la directrice dans la classe. Aline fut sommée de s'expliquer sur ce dessin subversif et ses parents furent convoqués sur le champ. La vieille folle de directrice s'attarda longuement sur la nationalité de son père, source, sans doute pour elle, de tous les problèmes et brandit la menace du renvoi.
Curieusement, ses parents revinrent perplexes de cette entrevue. Aline pensait se faire engueuler mais sans doute avaient-ils pris conscience de la folie de cette directrice parce qu'ils lui dirent simplement de" faire profil bas "pour obtenir son diplôme.
Mais ce n'était pas dans la nature d'Aline de faire profil bas. Elle tomba malade.
Tous ces mots, qui restaient coincés dans sa gorge, se mirent en boule et formèrent un monstrueux phlegmon ! Avaler sa salive, entrouvrir les lèvres était extrêmement douloureux.
Elle n'en dit rien à ses parents. Elle était en stage dans une maison de retraite. La tristesse de l'endroit et l'absence de lien avec le métier qu'elle avait choisi ajouterent une couche de cafard à la maladie et un matin, elle resta clouée au lit.
Sa mère faisait le ménage trois fois par semaine chez une institutrice qui lui recommanda un bon ORL.
Bon professionnel, peut-être mais tortionnaire en puissance. Il commença par provoquer Aline sur ces vêtements post-hippie et prit sa mère à témoin pour se plaindre de cette jeunesse gauchiste et fainéante. Il demanda à Aline d'ouvrir la bouche en ignorant la douleur que cela provoquait. Puis, il se saisit d'un appareil qui maintenait la bouche ouverte et se mit à fourrager dans la gorge d'Aline pour percer le Phlegmon. Il avait réussi à entraîner la mère de sa patiente dans ses basses oeuvres : elle tenait les mains de sa fille !
Aline était en larmes tant la douleur était vive. Quand tout fut terminé, le tortionnaire trouva le moyen de se moquer d'elle :
"Ah ces jeunes ! Pas très courageux finalement"
Toute sa vie, Aline assimilera cette intervention à un viol. Le plaisir que cet homme avait ressenti à infliger douleur mais surtout humiliation à une jeune femme qui dérangeait ses habitudes de notable réactionnaire avait été obscène.
En arrêt maladie pendant une quinzaine de jours, Aline allait pouvoir souffler un peu.
Mais, un jour, sa mère remonta de la boîte aux lettres avec un courrier de l'établissement de Nogent :
Aline était renvoyée pour cause d'absence injustifiée !
"La vieille salope ! " hurla sa mère avant de redescendre au pied de l'immeuble où était installée une cabine téléphonique.
Quand elle revint, sa colère était celle des grands jours : la" vieille folle " prétendait ne jamais avoir reçu l'arrêt maladie et le conseil de classe avait voté le renvoi d'Aline sans autre forme de procès.
A la demande de rendez-vous, exigée par sa mère, la directrice avait opposé un refus catégorique alors dès le lendemain, elles entreprirent le long périple : train de banlieue, métro et bus pour contester ce renvoi.
Les cours avaient commencé depuis un bon moment quand elles traverserent le parc plus sinistre que jamais en ce début d'hiver. Elles gravirent les escaliers du "château" et frappèrent à la porte du bureau de la directrice qui blêmit en voyant débarquer Aline et sa mère. Elle se leva d'un bond en criant qu'elle refusait de les recevoir mais il en fallait plus pour les impressionner ! La mère d'Aline criait plus fort que la directrice qui finit par les pousser hors de son bureau et leur claqua la porte au nez.
" On va aller voir ton prof de math"
Oui, parce que dans cet établissement aussi, seul le prof de math semblait échapper à la dictature. Aline avait de bonnes relations avec lui malgré sa nullité persistante dans cette matière honnie.
Mais déjà, une pionne avait été lancée à leurs trousses pour leur demander de quitter l'établissement. Un peu gênée quand même du rôle qu'elle devait jouer, cette jeune femme leur conseilla d'écrire au prof.
Début janvier, Aline se retrouvait donc encore convalescente, descolarisée, avec un BEPC pour tout diplôme.
Sa mère, d'une douceur inhabituelle, laissa sa fille sortir un après-midi pour qu'elle se change les idées. Elle rencontra une élève de sa classe. Celle-ci lui raconta que la directrice était venue informer ses camarades du renvoi d'Aline. Une fois encore, la rage, le dégoût la submergea en apprenant la façon dont la directrice avait parlé de ses parents : " Des pauvres gens" ! " Ceux qui ne sont rien" dira des décennies plus tard un abject sur-diplômé que la finance aura catapulté au pouvoir
…
Mais quand Aline revint chez elle, une surprise l'attendait : Le prof de maths était passé chez elle. Il avait expliqué à sa mère que pendant le conseil de classe, à aucun moment, la directrice n'avait informé les professeurs de la maladie d'Aline. Vraissemblablement, elle avait déchiré le certificat du médecin pour pouvoir se débarrasser du" mouton noir" qui menaçait de répandre un vent de révolte dans son établissement. Le prof de math avait bien tenté de défendre Aline mais il eut cette réponse d'un autre âge :
-Vous la défendez parce que vous êtes son frère de sang !
Et oui…Ahmed était son prénom !
Il avait laissé son numéro de téléphone à sa mère. Aline pouvait l'appeler quand elle voulait.
Ahmed avait des relations au journal
" Libération" encore maoïste à l'époque. Il lui conseilla d'écrire son histoire et de l'envoyer au journal mais Aline ne reçut jamais aucune réponse. Ses parents écrivirent à la mairie de leur commune pour dénoncer les pratiques de "La Source" mais en vain.
Sur les conseils de sa soeur, Aline essaya de s'inscrire en auditeur libre à la fac de Vincennes.
Elle débarqua un matin dans cet fac. Le contraste avec son lycée professionnel la déstabilisa quelque peu. Elle réussit à trouver le chemin du secrétariat au milieu des vendeurs de bijoux indiens et des distributions de tracts mais quand elle annonça aux secrétaires qu'elle venait s'inscrire, elle déclencha un fou rire incompréhensible qui la fit pâlir.
-S' inscrire au mois de février ? Finit par dire l'une des secrétaires.
Aline bredouilla qu'il s'agissait d'assister aux cours de psycho en auditeur-libre et se retrouva avec une liasse de papier à remplir avant de battre en retraite sans plus d'explication. Elle s'assit dans un coin pour lire les formulaires. Un jargon indescriptible parlait d'UV à passer. Ne sachant par quel bout attraper tout ça, elle allait repartir quand un étudiant lui demanda si elle avait besoin d'aide. Sans attendre la réponse, il s'installa à côté d'elle, un peu trop près d'elle… Il lui expliqua deux ou trois choses auxquelles Aline ne comprit rien sans oser le dire puis il passa à des questions un peu trop personnelles en la détaillant de la tête aux pieds.
Aline se leva, remercia et quitta le monde universitaire pour toujours.
Ainsi se termina la scolarité d'Aline et un mois plus tard, elle était vendeuse à Créteil-soleil, centre commercial flambant neuf qui venait d'ouvrir à quelques kilomètres à "vol d'oiseau" de chez elle.
Mais Aline n'étant toujours pas un oiseau…bus, métro, boulot…
Épilogue Mai 76
Un matin, Aline sortit du vestiaire du magasin où, comme tous les jours, elle s'était changée des pieds à la tête pour commencer sa journée de travail. Elle avait troqué sa jupe longue, sa tunique indienne avec ses petites glaces, ses colliers de perles, son triskell et ses sabots bretons contre une jupe et un tee-shirt noirs, le pantalon étant interdit.
Perdue dans ses pensées, elle se dirigeait vers son poste de travail quand elle aperçut un jeune homme aux cheveux longs jusqu'aux épaules en jean et veste noire qui faisait les cent pas devant son rayon.
Il se retourna et Aline vit les beaux yeux turquoise de Benoît qui lui souriaient.
Fabienne Serbah Le Jeannic
Mars 2023