L’article de mes collègues en écriture, Camille&Guillaume, sur la polémique à propos du dernier livre de Jacques Chessex : « Un juif pour l’exemple », Grasset, m’incite à publier l’extrait d’un récit qui s’est déroulé en Gruyère, durant les années de la dernière guerre. L’auteur n’a, certes, pas le talent de Chessex, raison pour laquelle son livre n’est pas encore édité !
… Plus John grandissait, plus il était dans les bottes de son père Ferdinand, un géant doté d’une force de titan. Il exerçait le métier de boucher communal, travail qui consistait à abattre vaches, veaux et cochons que les paysans d’alentour amenaient à l’abattoir du village. Bien avant l’école primaire, vers les cinq six ans, il assista maintes fois à ce rituel sanguinaire sans qu’une telle pratique ne l’impressionnât outre mesure.
Chaque semaine, un homme, vêtu d’un manteau et d’un chapeau noir, descendait du tortillard vers les huit heures avec, pour tout bagage, un grand étui, noir lui aussi. Il se rendait aussitôt à l’abattoir où le père de John s’affairait autour d’un bœuf ou d’une génisse qui allait passer de vie à trépas d’une manière particulière. La bête était entravée vivante par les deux pattes postérieures, puis hissée à la verticale à l’aide d’une poulie à chaîne, elle pendait dans le vide, ses gros yeux noirs révulsés. L’homme en noir retirait de son étui un énorme coutelas et tranchait le cou de la bête. La tête sanguinolente gisait sur le sol alors que Ferdinand s’apprêtait à dépecer la carcasse.
Quand il fut en âge de comprendre, son père lui raconta que le monsieur noir, avec des favoris le long des joues, était un rabbin, un prêtre de la religion israélite qui prescrivait l’abattage des animaux selon le rite casher, méthode barbare interdite dans le petit pays helvétique. La guerre de 1939-45 sévissait aux confins de la Suisse. Les frontières étaient fermées, les importations bloquées, incluant la viande en provenance de France à destination des communautés juives, nombreuses dans le pays.
Une filière de marché noir avait été organisée qui partait de l’abattoir de Ferdinand, cheville ouvrière de ce trafic illicite. C’était lui qui dénichait le bétail dans les fermes environnantes, chez ses cousins, ses frères ou ses oncles. Les quartiers de viande sanguinolente étaient acheminés clandestinement de nuit vers les villes de Lausanne, Vevey ou Montreux. Pour tromper les gabelous, ils étaient transportés à bord tantôt d’un fourgon mortuaire, tantôt d’une ambulance ou d’un camion de chantier qui fonctionnait au gazogène.
Un matin d’hiver, Ferdinand cira ses guêtres de cuir noir mieux qu’à l’accoutumée. Il était soucieux et parlait à Lucie en patois pour que John ne comprenne pas. Il était convoqué chez le préfet de district. Sa femme lui avait préparé un baluchon car il s’attendait à être arrêté, mis en cabane dans les geôles du château de Bulle, le chef-lieu de la Gruyère. Quelques jours auparavant, un camion de bidoche avait été intercepté par les gendarmes et on le suspectait d’être le “tueur” de la filière clandestine.
Le soir venu, Ferdinand n’était toujours pas rentré. Lucie mit son fils au lit, le cajola, lui raconta l’histoire du Petit Chaperon rouge, puis celle du Laboureur et ses enfants, celle du Petit Poucet et encore bien d’autres. Il ne dormait toujours pas lorsque la porte s’ouvrit avec fracas. Papa était de retour, riant, parlant fort, titubant dans la chambre lorsqu’il s’était approché du lit pour embrasser son fils. Il était libre et éméché, le Ferdinand ! Le préfet n’avait pas réussi à faire craquer le colosse. …