Les allumettes chimiques, ce sont des petits objets, un peu passés de mode, mais qui ont été au cœur de mobilisations sociales féroces sur les questions de santé au travail, avec à la clef des innovations en matière de protection sociale qui pourraient, encore aujourd’hui, être réactualisées.
Je m'appuie pour ce billet sur mon mémoire de Master de recherche en histoire sociale et environnementale consultable ici : LE GOUIS Olivier, Poison en boîte. Quatre-vingts ans de mobilisations contre le phosphore blanc dans l'industrie allumettière française, 1845-années 1920, Univ. Paris 1 CHS, 2019, 354 p.
Si l'envie vous en dit, vous y trouverez toutes mes sources et ma bibliographie.
I/ Quelques points-clefs sur l’industrie des allumettes
II/ Luttes sociales et santé au travail
III/ Une Convention internationale novatrice
I/ Quelques points-clefs sur l’industrie des allumettes
Depuis le début du XIXe siècle, les allumettes sont un des premiers produits de consommation de masse, utilisé par toutes les couches de la société à raison d’au moins une demi-douzaine d’allumettes par jour et par personne, soit plusieurs milliards par an pour un pays comme la France. L’allumette au phosphore blanc est la plus utilisée, parce qu’elle a l’immense avantage de s’embraser par friction sur n’importe quelle surface un peu rigide et rugueuse : bois, pierre, textile… Il en existe d’autres, comme l’allumette de sûreté, dite allumette suédoise, inventée en 1854 et qui est celle encore en circulation aujourd’hui : elle ne s’embrase que sur un frottoir spécial.
Le problème avec les allumettes au phosphore blanc est leur triple dangerosité :
- Elles sont tellement inflammables qu’elles sont à l’origine de très nombreux incendies accidentels, souvent provoqués par des enfants et même certains par des chats.
- Le phosphore blanc qu’elles contiennent est un poison mortel à faible dose, indétectable et pour lequel un anti-poison a mis des décennies à être inventé. Les allumettes au phosphore blanc remplacent même l’arsenic comme poison le plus utilisé pour les meurtres et les suicides en France dans les années 1850.
- Le phosphore blanc est aussi un poison industriel très nocif. L’inhalation de vapeur de phosphore blanc dans les ateliers provoque chez tou.tes les ouvrières et les ouvriers de très nombreuses maladies professionnelles chroniques. La maladie la plus redoutée, car très spectaculaire et souvent mortelle, est une forme de nécrose envahissante de la mâchoire, dite nécrose phosphorée ou mal chimique1. Les survivant.es étaient pour la plupart mutilé.es à vie, avec des visages ressemblant à ceux des gueules cassées de la Première Guerre Mondiale.
L’industrie de fabrication des allumettes est assez unique en France à l’époque :
- Il s’agit d’un monopole d’État depuis 1872. Le monopole est d’abord confié à un consortium privé avant d’être géré en régie directement par l’État à partir de 18902. C’est l’ancêtre, avec le monopole des tabacs, de la Société d’Exploitation Industrielle des Tabacs et des Allumettes (SEITA). L’industrie des allumettes est concentrée sur une demi-douzaine de manufactures dans toute la France, et la plus grosse est à Pantin-Aubervilliers. Il y a environ 2000 allumettières et allumettiers en France au milieu des années 1890.
- C’est une industrie très féminisée (60 % d’ouvrières en France en 1896, 98 % au Royaume-Uni), avec une forte division genrée du travail dans les ateliers.
- La quasi-totalité des allumettières et allumettiers adhère à une puissante fédération syndicale créée en 1892, la Fédération nationale des Ouvriers et Ouvrières des Manufactures d’Allumettes de France. Toutes les mentions des « ouvrières et ouvriers » dans ce billet de blog sont ainsi à comprendre comme « ouvrières et ouvriers syndicalistes ».
II/ Luttes sociales et santé au travail
France, années 1890.
La dangerosité des allumettes, en particulier sur les questions de santé au travail, fait l’objet de mobilisations de la part de plusieurs groupes : médecins hygiénistes, parlementaires socialistes, presse écrite, et bien sur des ouvrières et ouvriers elleux-mêmes.
En particulier, les ouvrières et les ouvriers sont à l’origine de trois grèves, une en 1893 et deux en 1895. Ces deux dernières, d’une durée cumulée de 5 semaine entre le 12 mars et le 2 mai 1895, sont assez atypiques car elles placent les enjeux de santé au travail au cœur de la lutte, devant même les revendications plus classiques sur les salaires. En effet, la revendication principale des grévistes est l’interdiction du phosphore blanc, et son remplacement par un produit non dangereux. La grève fait l’objet de plusieurs centaines d’articles dans la presse nationale et locale, et permet de sensibiliser, au moins un peu, le grand public.
Les mobilisations des allumettières et des allumettiers ont conduit à plusieurs avancées sociales pour elleux, très largement en avance sur les lois de protection sociales françaises sur les questions de santé au travail. Pour rappel, la loi sur les accidents du travail de 1898 permet l’indemnisation quasi-automatique des personnes blessées dans un cadre professionnelle à hauteur de la moitié du salaire, à charge de l’employeur. Quant aux maladies professionnelles, certaines sont prises en charge à partir de 1919, mais toutes ne le sont pas et leur reconnaissance par les employeurs comme par les pouvoirs publics est, encore aujourd’hui, souvent très difficile.
Pour en revenir aux allumettes, les ouvrières et les ouvriers obtiennent une prise en charge précoce et unique à l’époque de leurs maladies professionnelles. Ainsi, grâce à leur grève de 1893, les ouvrières et ouvriers obtiennent une indemnisation à hauteur de 100 % du salaire en cas de nécrose et de 50 % du salaire en cas d’autre maladie dentaire. Après les grèves de 1895, le gouvernement octroie aussi un litre de lait par personne et par jour à tou.tes les ouvrières et ouvriers, sur recommandation des médecins hygiénistes.
Entre 1895 et 1898, un bras de fer permanent est imposé par les ouvrières et les ouvriers au gouvernement sur la question de l’interdiction du phosphore blanc. Ainsi, à la fin de l’année 1895, les ouvrières et les ouvriers de la Manufacture de Pantin-Aubervilliers se déclarent massivement malades pour forcer l’État-employeur à trouver rapidement une solution ou devoir payer massivement des indemnités maladie. Une commission scientifique chargée par le gouvernement d’examiner ces arrêts maladie conclut que les ouvrières et les ouvriers sont en bon état de santé. Sauf qu’en regardant dans le détail des travaux de la commission, un quart des effectifs a été déclaré inapte au travail pour nécrose ou carie pénétrante (un facteur majeur de risque de nécrose), et la quasi-totalité des autres avait aussi des problèmes de santé notamment dentaires liés à leur activité professionnelle. Bref, déjà à l’époque, cet épisode montre la volonté d’une partie de l’appareil de l’État de ne surtout pas prendre en charge les maladies professionnelles.
Suite à la découverte, assez fortuite, d’un substitut non dangereux au phosphore blanc en 1898, celui-ci est abandonné et les mobilisations prennent fin au niveau français.
III/ Une Convention internationale novatrice
Forts de cet antécédent français, les hygiénistes de l’Association Internationale pour la Protection légale des Travailleurs (AIPLT) proposent au début des années 1900 de mettre en place une convention internationale visant à interdire le phosphore blanc à l’échelle mondiale (en réalité surtout européenne).
Deux Conférences sont organisées à Berne (Suisse) en 1905 et 1906 et conduisent à l’adoption d’un texte strict, sans dérogation mais restreint à un petit nombre de pays ayant déjà interdit le phosphore blanc. En effet, les plus gros producteurs et exportateurs mondiaux (Royaume-Uni, Suède, Belgique, Japon…) refusent tout compromis. La Convention de Berne de 1906 interdisant l’utilisation du phosphore blanc dans l’industrie de fabrication des allumettes est ainsi signée par la France, l’Allemagne, l’Italie, le Luxembourg, la Suisse, le Danemark et les Pays-Bas.
C’est la première convention internationale interdisant l’utilisation et le commerce d’un poison industriel, mais c’est un échec partiel pour l’AIPLT qui voulait impliquer tous les pays producteurs, alors qu’au final la convention ne concerne que 20 % des allumettières et allumettiers européen.nes et japonais.es. De plus, l’AIPLT ambitionnait d’en faire un modèle en vue de futures interdictions internationales d’autres poisons industriels, notamment la céruse, la peinture blanche au plomb qui tue beaucoup d'ouvrières et d'ouvriers peintres tous les ans. Cela n’aboutit finalement qu’après la Première Guerre Mondiale.
Un des intérêts de cette Convention est surtout ses répercussions dans les années qui suivent. En effet, le simple fait que la Convention existe a produit un fort effet d’entraînement sur les pays ayant choisi de continuer à utiliser le phosphore blanc, avec une pression qui est à la fois morale et économique, le marché mondial des allumettes au phosphore blanc devenant de plus en plus restreint à mesure des ratifications. Et celles-ci ont été nombreuses, au delà des signataires originels : la convention est ratifiée par le Royaume-Uni qui change de position dès 1908, par l’Espagne en 1909 et la Norvège en 1914. La Convention est aussi rejointe par les empires coloniaux des États signataires (colonies britanniques entre 1909 et 1911, néerlandaises en 1910, françaises en 1911). Elle donne également lieu à de fortes mobilisations aux États-Unis entre 1910 et 1912, grâce à l’implication de la branche américaine de l’AIPLT.
Après la Première Guerre Mondiale et la mise en place de l’Organisation Internationale du Travail, la Convention de Berne de 1906 est adoptée sans grand débat par la plupart des États européens et asiatiques.
Conclusion : Quelques éléments pour enrichir les luttes sociales contemporaines.
1) La Convention de Berne de 1906 montre une autre manière de faire des conventions internationales, par rapport à la plupart de celles qui ont été adoptées depuis. Plutôt que de trouver le consensus mou le plus large possible mais contenant tellement de dérogations que l’accord est sans effet, il est en effet possible de se mettre d’accord entre un petit groupe de pays sur des principes forts et contraignants, et d’élargir ensuite l’accord à d’autres pays. Cela pourrait être particulièrement intéressant à essayer au niveau européen, pour éviter les blocages notamment en droit social et de l’environnement.
2) Il est possible et nécessaire de lutter contre les poisons industriels, même si c’est difficile. Les luttes antérieures, comme celle contre le phosphore blanc, peuvent aider, montrer des formes de mobilisation qui fonctionnent (visibiliser la maladie auprès du grand public ; construire des alliances entre groupes d’acteurices...). Cette mobilisation historique, comme d’autres (plomb, amiante…), peuvent aussi aider à déconstruire les discours lénifiants ou de déni de la part des industriels et des pouvoirs publics sur le danger posé par les poisons industriels sur les travailleurs et travailleuses comme sur les populations riveraines des usines. C’est nécessaire pour renforcer les mobilisations actuelles, par exemple contre les pesticides ou les polluants éternels.
3) Les luttes sociales, et notamment les grèves, peuvent conduire à des changements forts pour l’ensemble de la société. Les avancées obtenues par les allumettières et les allumettiers sur l’indemnisation des maladies professionnelles ont ainsi été précurseures aux lois sur les accidents du travail et sur les maladies professionnelles. Même si les grévistes bénéficiaient sans doute de circonstances relativement avantageuses que j’aurai probablement l’occasion de détailler dans de futurs billets (forte médiatisation par une presse alliée, visibilité de la maladie, spécificités du monopole public, etc.), on peut insister ici sur l’importance de créer des récits et des imaginaires désirables, en conjonction avec un rapport de force qu’il ne faut pas hésiter à construire.
Merci pour votre lecture !
1Les statistiques médicales de l’époque ne sont pas du tout fiables ni complètes, mais certains médecins estiment à l’époque que la nécrose toucherait quelques pourcents des ouvrières et ouvriers tous les ans, avec un taux de mortalité estimé entre 25 % et 50 % des cas.
2Pour en savoir plus sur l’histoire du monopole des allumettes : SMITH Paul, « L’ancienne manufacture d’allumettes d’Aubervilliers », In Situ [En ligne] 26, 2015.