À la fin de mon essai sur 'les ailleurs de l'art' je faisais deux propositions, l'une de chercher du coté de la théorie féministe si on trouvait des pistes pour repenser l'art, l'autre de chercher du coté de l'invisible.
Je vais essayer d'explorer ces deux pistes dans ce nouvel essai... mais d'abord revenir un peu en arrière sur ce l'hypothèse qui fonde cette recherche.
L'hypothèse fondamentale, fondatrice, est celle du changement d'épistémé. Début 15e s'est mis en place un rapport au monde tout à fait révolutionnaire dans lequel si on peut dire le niveau divin ou sacré est aplati sur le niveau humain. On le voit très bien dans la peintures de la cité idéale d'Urbino ou les differents espaces qui constituent la cité sont d'abord les palais des princes puis sur le même plan l'espace du jeu, le Coliseum, et l'espace sacré, le Baptistère. En résulte un nouvel homme, un homme Dieu (cf aussi le fameux autoportrait de Durer en Christ) qui regarde le monde comme son objet... et son projet (puisque la représentation perspective est un mode de projection). L'art a participé activement à la mise en place de cette nouvelle épistémé humaniste, ce fut même, avec les mathématiques, avec l'architecture un des moteurs principaux.
Il parait certain aujourd'hui qu'une nouvelle révolution est en route, même si nous ne savons pas exactement la nommer pour le moment, sauf avec les termes de posthumain, ou post-humanisme. L'homme, c'est à dire cet homme-dieu qui maitrise le monde et lui impose son projet, est mort. Non pas que cette vision du monde soit tout à fait périmée malheureusement, mais parce que la philosophie qui la soutenait, le progrès, un monde meilleur, s'est absolument effondrée avec l'holocauste et la prise de conscience actuelle des ravages exercés par l'homme sur le monde et sur lui-même.
[Une remarque importante, l'homme, après Dieu, est mort, mais pas plus que Dieu il n'a disparu de notre conscience et de notre culture. Il faudrait pouvoir en relever la puissance (de nuisance éventuellement), sous la forme dénégative d'un non-Dieu, ou d'un non-Homme.]
Mon hypothèse est donc que si changement d'épistémé il y a, alors l'art, qui est né au début de l'époque moderne (au même moment d'ailleurs et ce n'est pas insignifiant que le capitalisme) a toutes les chances de disparaitre, ou au minimum de subir une transformation radicale. Si l'art a été le creuset dans lequel, au début du 15e siècle, se sont mêlés des composants (presque des pulsions sociales) aussi explosifs que le désir de maitrise, le désir de profit, et une forme de religiosité retournée à notre avantage, c'est à dire finalement une soif inégalée de puissance, et bien cet art-la est mort. (Plutôt que l'anniversaire de l'art proposé par Filiou, c'est bien un enterrement qu'on devrait organiser, a la Restany. Qui a d'ailleurs des infos sur cet événement de 1978 a la galerie Diagonale ?)
Il est vrai que le désir de profit a atteint aujourd'hui des niveaux jamais égalés qui poussent quelques-uns à détruire la planète entière pour le satisfaire, mais cela ne prouve rien d'autre qu'il a perdu tout support, toute justification éthique, morale, ou même culturelle. C'est devenu un sauve qui peut, dangereux parce que désespéré. Donc l'art est mort ! Et laisse la place à ce que je vais appeler pour le moment post-art (malgré la grande mocheté du terme ;-) et dont on ne sait absolument pas en quoi il peut consister.
La première conséquence de mon hypothèse est que, dans ce domaine comme dans d'autres, il n'est pas question d'être réformiste quand on est en face d'une changement de paradigme. Le post-art ne sera pas (n'est pas) quelque chose de légèrement different! Il sera (il est sans doute déjà) tout à fait autre chose! La seconde conséquence est que les deux épistémé, comme les deux arts, peuvent très bien coexister, au moins pour une période.
Donc la question est: ou chercher? Et même est-il nécessaire de chercher. Si des forces aussi importantes, agissant au sein non pas seulement de la société mais de l'eco-systeme, sont en jeu, le changement aura lieu, qu'on le veuille ou non, qu'on le devine ou non, qu'on le prédise ou non. Pourtant on peut aider à éviter une situation de blocage et d'explosion, sur la même logique que celle de la tectonique des plaques : plus un tremblement de terre est tardif, plus il est ravageur !
Quelles sont nos pistes ? Elles ne sont pas si minces qu'on pourrait le croire. Si l'art de demain est bien invisible, ce qui était une de mes propositions de départ, le féminisme et les recherches menées à partir du féminisme (posthumanisme, new-materialisme, environementalisme) ont un peu déblayé le terrain. Ce qui est en jeu c'est un changement fondamental de philosophie dont le corps est le moteur central, et qui permettra de repenser le monde comme 'worlding' (Haraway) ou sont périmés toutes nos sacro-saints dualismes, sujet-objet, corps-esprit, humain-non-humain, réel-virtuel, maitre-esclave, je et autre,… etc. Un de nos outils sera donc la philosophie de Spinoza qui a toujours refusé ces dualismes et qui a défendu l'idée que JE n'existe pas sans L'AUTRE. (Idée que Rimbaud a génialement poussé à son extreme.)
Parmi nos pistes, et bien... il y a l'énumération de nos besoins les plus vitaux.
[Il n'entre absolument pas dans mon idée d'instrumentaliser l'art, plutôt pensé comme force de transformation toujours-déjà la, avant même que le besoin réel, les raisons, s'en fassent sentir. Il faudrait d'ailleurs se poser la question de sa dimension sexuelle.]
-une prise en compte de l'eco-systeme, ou peut être une philosophie de l'eco-systeme comme mode de relation au monde ('worlding', cf Haraway)
-une nouvelle idée de la communauté qui intègre plantes, animaux, outils, eco-systeme, qui rejette nécessairement le nationalisme, et qui repense des échelles plus locales et leurs interrelations, qui repense les échelles en termes d'eco-systemes
-conséquemment une nouvelle construction politique
-un mode de production, d'échange et de consommation qui mette fin à la course en avant aveugle et folle du capitalisme (et si on pense qu'il n'y a aucune façon de stopper le capitalisme sauf à l'emballer jusqu'à explosion, alors il est urgent de mettre en place un mode post-capitaliste prêt à prendre la relève)
-une totale réinvention de nos relations aux resources naturelles
-un nouveau mode de relation sexuée et de reproduction
-etc.
Il me semble qu'une hypothèse plausible en ce qui concerne le post-art est qu'il ne soit pas le résultat d'une démarche nécessairement personnelle, ou plutôt qu'on ne doive pas s'arrêter à cette question de l'auteur (et de ses droits). L'oeuvre est un terme à requestionner, et on pourrait le faire à partir de sa signification précapitaliste et italienne d'opera, ou travail réalisé, souvent ensemble. D'ailleurs il en va de même pour l'art et les ARTS majeurs ou mineurs tels qu'ils existaient en Italie au début du 15e siècle.
On pourrait poser l'hypothèse de NUIT DEBOUT comme œuvre commune… sans pour autant clôturer ce moment exceptionnel par des récits visuels ou écrits. (Un des reproches le plus souvent adressé à ND, son inutilité, ou inefficacité, étant un indice supplémentaire de la dimension postartistique de l'événement.)
Une autre piste que je propose sans la développer ici, est la piste grecque. Qu'en est-il de l'art et de l'oeuvre à l'époque grecque ? Quelle est la place de l'architecture ?
PS.
Une idée développée en 2001 dans un texte tres peu diffusé et toujours d'actualité, 'Berlin by bike' : que la logique moderniste aurait du voir la production de masse (les usines Ford à Detroit qui fascinaient le monde entier avec leurs chaines de production d'ou sortaient des millier d'objets parfaits, chromés, et identiques) promue au titre de grand art du 20 e siècle. Que ce développement industriel est très étroitement lié a l'architecture. Que finalement l'histoire de l'art est surtout terriblement réactionnaire : le retour vers une valeur refuge, en termes religieux de rédemption, d'oeuvres-talismans, mais aussi bien sûr en termes de placements financiers…
http://berlinbybike.free.fr/