Billet de blog 15 mai 2010

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Pierre Benedetti

Journaliste et simple mortel

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Pourquoi envoyer les blindés ? Une seule balle suffit !

Au sein du camp des Rouges à Ratchaprasong, on attend le chapitre final, celui d’un jeudi 13 mai durant lequel l’armée passera le balai de la force pour nettoyer les six milles « Red shirts » retranchés dans cette zone commerciale de Bangkok depuis deux mois. Le regard inquiet, la rage de ne rien lâcher, les manifestants guettent les blindés au loin. Mais finalement, le gouvernement préfére l’option de la balle de sniper sur le général renégat Seh Daeng, touché à la tête, et plus près aujourd’hui de la mort que de la vie. Reportage. 

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Au sein du camp des Rouges à Ratchaprasong, on attend le chapitre final, celui d’un jeudi 13 mai durant lequel l’armée passera le balai de la force pour nettoyer les six milles « Red shirts » retranchés dans cette zone commerciale de Bangkok depuis deux mois. Le regard inquiet, la rage de ne rien lâcher, les manifestants guettent les blindés au loin. Mais finalement, le gouvernement préfére l’option de la balle de sniper sur le général renégat Seh Daeng, touché à la tête, et plus près aujourd’hui de la mort que de la vie. Reportage.

Texte et photos par Pierre Benedetti

L’armée avait annoncé son scénario. Et planté le décor : ce soir, sur le coup 18 heures, un déploiement de 32 000 hommes et plus de 150 véhicules blindés doivent quadriller la « forteresse » des chemises rouges. Sur place, un calme trompeur plane. Comme pour mieux annoncer la tempête. Pas de militaires visibles, aucun char de l’armée à l’horizon. À leur place, le trafic habituel sur Silom et une bonne vingtaine de journalistes et de photographes, équipés de casques et brassards verts marqués de l’inscription « Press », remplissent le tableau bien vide de ces rues désertes, encerclées par les barricades de bambou, de pneus, et de barbelés tranchants. Le tout, illuminé par un soleil déclinant, doucement chassé par la nuit.

Sur le site, la routine se répète. Des rouges font la queue pour recevoir leur ration habituelle du soir, des femmes, personnes âgées et enfants, sont couchés à même le sol, avec en fond sonore les discours des leaders qui se succèdent à la tribune. Toujours méfiants, mais pas paranoïaques, les gardiens de sécurité laissent entrer les gens, sans une vraie fouille rigoureuse, alors que l’annonce de la charge finale a flotté dans l’air toute la journée. Malgré tout, plus d’un visage, certains souriants, d’autres crispés, laissent paraître la crainte. Vers 19 heures, le général Seh Daeng arrive, encerclé de six gardes du corps, certains taillés comme des colosses, leurs yeux scrutant les alentours, à la recherche d’une potentielle menace. Bien entendu, chacun des pas de Seh Daeng est salué par des applaudissements et des cris de soutien. Il serre des mains, encourage les rouges. Et signe même des autographes. On pourrait presque croire à une campagne présidentielle.

Tout change brusquement lorsque les aiguilles de l’horloge s’arrêtent sur 19h25. Plusieurs coups de feux retentissent. Les cris envahissent les lieux. Des manifestants se précipitent au sein du site, derrière les motos qui foncent pour annoncer la charge de l’armée. Au milieu de ce courant d’âmes pressées, un homme, blessé, au corps presque inerte, les membres ballotant telle une marionnette, est porté par quatre ou cinq personnes. Les rumeurs circulent : « Ils ont tiré sur le général alors qu’il donnait une interview à des chaînes de télévision », s’inquiète Kaew, une jeune thaïlandaise vivant aujourd’hui à Sydney, le visage dégoulinant de sueur, les pupilles dilatées, grandes ouvertes par une montée d’adrénaline. Des bruits courent : des snipers l’auraient touché à la tête. Le colonel Sunsern Kaewkumnerd, porte-parole militaire, avait annoncé la couleur : des « tireurs embusqués (seraient) déployés » et l'usage de balles réelles serait autorisé en cas de menaces, et contre des « terroristes armés ».

Dans la minute qui suit, le courant est coupé, plongeant dans le noir cette zone, dominée par les quelques lumières jaunâtres et criardes des enseignes publicitaires qui émanent des buildings environnants. Tous les visages changent. La riposte s’organise. La main bien agrippée à leurs walkies-talkies qui grésillent les instructions, les membres de la sécurité et les fameux « hommes en noir » activent la riposte. Des fusées, placées à l’intérieur de tubes mesurant près d’un mètre, s’envolent dans toutes les directions, déchirent le ciel noir de leur couleur orange. Aucune cible précise en vue. Ils tirent au hasard. Piégés au milieu d’un site qui ressemble à une souricière, où l’armée peut abattre qui elle souhaite sans montrer le bout de son nez, les Rouges tentent de se mettre à l’abri. Dans la confusion. Accroupis au sol, contre une paroi, même sous les pick-ups. D’autres marchent à pas de loup, flottant sur le bitume chauffé par une énième journée caniculaire dans la capitale thaïlandaise. A droite, à gauche, au centre, près des barricades, ils cherchent une position idéale pour lancer leurs fusées ou bander les élastiques de leurs lances-pierres.

Cinq minutes déjà. Personne ne sait, ou ne voit, si l’armée va tenter un assaut. Tout à coup, une bombe explose, dans un bruit assourdissant qui ajoute un degré de tension. L’onde de choc déclenche l’alarme d’une voiture. Un rouge, casque de construction sur la tête, et protégé par un manifestant armé d’un bouclier de la police, réussit à toucher un immeuble à près de deux cents mètres avec sa fusée. Cette riposte est vécue comme une victoire, un acte incitant à continuer, à ne rien lâcher. Plus encore, à se sacrifier. Comme le prône le leader Jatuporn Prompan qui assure « qu’ils se battron(t) contre des blindés et des armes automatiques » à mains nues. Pourtant, les visages marqués par le stress, la désorganisation des troupes, la tactique de l’armée qui reste tapie dans l’ombre… semblent prouver en quelque sorte que les manifestants sont plus vulnérables qu’il n’y parait.

19h50. Après quatre grosses explosions assourdissantes qui font grimper le rythme cardiaque des « encerclés », un peu comme l’écho des tirs de fusil résonnent dont on ne sait trop où, le silence de l’attente, de l’inquiétude, laisse place au retour à la normale, malgré une obscurité inquiétante. Des rouges se promènent maintenant debout, d’autres se remettent à manger... « C’est fini. Ils ne veulent pas attaquer. L’armée ne cherche qu’à tuer nos leaders. Et ce soir, ils ont réussi à toucher le général », assure Ting, cet homme d’une quarantaine d’années, originaire de Chonburi, au torse nu et tatoué, à la peau mate, propre à une majorité des manifestants qui s’oppose au teint blanc des élites de Bangkok, accusés de mépriser le reste de la Thaïlande. À ses yeux, les leaders sont presque plus importants que ses revendications. Alors son visage perd évidemment de sa gravité à l’annonce de la bonne nouvelle : le général Seh Daeng est sérieusement touché, mais vivant, et il serait en train de subir une opération chirurgicale à l’hôpital Hua Chiew.

Une demi-heure plus tard, le courant revient. Rapidement, la foule s’amasse devant la télévision pour suivre les nouvelles. Qui n’apportent en fait aucun scoop. Tous savent que Seh Daeng a été touché, que le Premier ministre Abbhisit a refusé finalement d’organiser des élections en novembre prochain et que leur demande de voir le vice Premier-ministre Suthep jugé pour le massacre du 10 avril, durant lequel une vingtaine de Rouges a embrassé la faucheuse, risque de rester lettre morte.

À la sortie, l’équipe de la sécurité, composée d’hommes et de nombreuses femmes, s’est renforcée. Maintenant, toute personne pénétrant dans le site est systématiquement fouillée. À l’extérieur, les taxis et les moto-taxis ne chôment pas. Une file d’attente s’est formée pour quitter les lieux. Tout semble indiquer que la soirée est finie, et qu’un retour à la maison s’impose. Pourtant, à deux minutes de là, près de deux cents manifestants, enflammés, se mettent à lancer des pavés sur des soldats qui se trouvent derrière les grilles du parc Lumpini, sous le regard d’un militaire impassible, dépassé, et bientôt chassé. Une pierre, deux pierres, puis tout s’accélère : elles fusent ensuite de toutes parts. La tension monte. Des balles en caoutchouc sifflent en direction des protestataires. L’un d’eux est touché. On s’occupe de lui dans les secondes qui suivent. Il n’a qu’un hématome à l’épaule, qu’il exhibe aux caméras et aux photographes.

Un taxi, seul au beau milieu de l’avenue, sert alors de bouclier à une vingtaine de rouges. Les plus téméraires, dont une femme bedonnante, pieds nus et déchaînée, continuent de raser les murs pour crier et lancer des projectiles. On sent l’esprit de vengeance, celui d’en découdre. Mais rien ne laisse présager que les choses prendront la forme d’un véritable affrontement, les militaires restant cachés à l’ombre des arbres et des bosquets. Quelque fois, des automobilistes klaxonnent pour encourager, des sympathisants hurlent leur soutien du Thai Belgian Bridge qui surplombe la scène. D’autres, pas franchement sur la même longueur d’ondes, s’arrêtent, ouvrent la fenêtre de leur voiture, et crachent en direction des manifestants tout leur mépris, exprimé aussi dans la foulée par des rafales d’insultes. A 21h15, la fin semble se dessiner, bien qu’une foule importante reste sur place. Les moto-taxis et chauffeurs de taxis qui s’étaient mêlés aux rouges reprennent possession de leur outil de travail. Une vague de départ débute. Ce soir, le conflit entre les rouges et le gouvernement a déjà suffisamment écrit son histoire. Reste à savoir quel sera le prochain chapitre. Ting en donne un avant-goût : « On ne sait pas si demain l’armée attaquera le camp. En tout cas, de notre côté, nous, nous resterons. Toujours prêts à nous battre, même à mourir ».


Toute la journée, le chapitre final était annoncé. L’armée enverait ses blindés et des milliers d’hommes pour nettoyer d’un coup de balai le site des Rouges, occupé depuis bientôt deux mois. A 18 heures, pourtant, un décor désertique. Le calme avant la tempête.


Deux manifestantes attendent, surveillent une possible arrivée de l’armée, le regard perçant, scrutant l’horizon sur Silom et son trafic qui, lui, ne prend pas de pause en cette fin de jeudi 13 mai.


Parmi les Rouges, se trouvent aussi de nombreuses femmes, des personnes âgées, et des adolescents, à l’image de ces deux jeunes trônant sur les barricades de bambou, pneus, et barbelés.


L’attente, l’attente. Le soleil se couche. Mais rien aux alentours. L’armée viendra-t-elle ? 18h30, les regards restent vigilants.


Question pour un champion : je suis curieux, un peu insouciant, mon téléphone portable à la main pour immortaliser la scène, avec un assortiment tongues et short estival. Eh bien oui : Farang est mon nom.


A l’entrée de la station MRT du métro de Silom, le sang du général Seh Daeng, touché à la tête par un sniper vers 19h25, témoigne de la violence de l’impact des balles.


L’un des fameux « Hommes en noir », ces combattants ressemblant plutôt à d’anciens militaires qu’à des paysans de l’Isan, montre les douilles des balles tirées en direction du général Seh Daeng.


Un des Rouges tient son pied blessé lors d’une explosion, dont l’origine reste inconnue. Est-ce l’armée ou les manifestants ? Personne ne pouvait donner de réponses.


Alors qu’auparavant plus ou moins n’importe qui pouvait pénétrer le site, tout a changé après que le général Seh Daeng ait essuyé une balle. Les fouilles sont devenues systématiques.


Une fois le courant rétabli et la crainte d’un « crackdown » dissipée, les Chemises rouges se sont précipitées devant la télévision, à l’affût des dernières nouvelles.


Rapidement après les incidents de Ratchaprasong, des manifestants ont filé à l’entrée du parc Lumpini, près du Thai-Belgian Bridge. La rage au ventre, la hargne d’en découdre, chaque pierre symbolisait le défoulement de la vengeance.


Situés derrière les murs du parc Lumpini, parfois cachés à l’ombre d’un bosquet, les militaires essuient les divers projectiles lancés par les manifestants…


… Et évidemment, les soldats n’attendent pas le lever du soleil pour faire parler leur fusils. Bien inspiré, ce manifestant portait un gilet protecteur, sans cela l’hématome arborerait des couleurs beaucoup plus féroces.

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