Billet de blog 6 novembre 2014

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Un concert exceptionnel, qui réunit des oeuvres de Luigi Nono. Dans A Floresta é jovem e cheja de vida, le compositeur italien entonne, enthousiaste, le chant des révolutions qui agitent le monde dans le milieu des années 1960. Et Ricorda cosa ti hanno fatto in Auschwitz est une pièce électronique sur la résistance et l’extermination des Juifs en Europe.

Ricorda cosa ti hanno fatto in Auschwitz (Souviens-toi de ce qu’ils t’ont fait à Auschwitz), pièce électronique sur les ghettos, la résistance et l’extermination des Juifs en Europe. Luigi Nono réélabore ici la musique de scène qu’il avait composée en 1965, à la demande d’Erwin Piscator (1893-1966) pour la création de L’Instruction de Peter Weiss (1916-1982), à la Volksbühne de Berlin. Dans A Floresta é jovem e cheja de vida (La forêt est jeune et pleine de vie), Luigi Nono entonne, enthousiaste, le chant des révolutions qui agitent le monde au milieu des années 1960. Avec l’aide de l’écrivain, militant et ancien résistant Giovanni Pirelli, il établit un livret où des pensées et des sentences poétiques d’ouvriers, d’étudiants et de guérilleros relatent des moments de la lutte contre l’impérialisme, avec ses dures réalités, ses doutes, ses défaites, ses chants funèbres – à la mémoire de Patrice Lumumba ou de Nguyen Van Troi, un membre du Front national de libération du Sud-Vietnam condamné à mort et fusillé à Saigon –, ainsi que la détermination à poursuivre le combat. Une telle lutte en appelle au jugement de l’Histoire.
Chez Nono, les langues se côtoient : l’anglais de la domination, mais aussi des mouvements radicaux de protestation, l’italien d’ouvriers de la FIAT, le portugais d’un guérillero angolais, le français de Frantz Fanon, l’espagnol de Pedro Duno (commandant du FALN vénézuélien), ainsi que le vietnamien, langue d’un peuple, entre résignation et soulèvements impuissants, dont l’Occident assiste alors à la tragédie. « Ce n’est pas seulement l’absurdité et les horreurs de l’agression américaine que j’ai voulu dénoncer, c’est aussi la cruauté aveugle de toutes les dominations, de toutes les répressions, les violences barbares auxquelles conduit la civilisation de l’argent, le danger que font peser sur nous toutes les escalades de quelque nature qu’elles soient, la grande peur atomique qui plane sur ce siècle… » En d’autres temps, et en d’autres lieux, on aurait volontiers parler d’« agit-prop », un art d’agitation et de propagande, désormais à l’échelle de l’Internationale. Car lutter dans les usines à Bergame ou à Detroit, c’était, pour Nono, rechercher la même liberté que celle pour laquelle combattaient tant de mouvements à travers le monde, surtout en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est.
Une longue période d’expérimentation dans les studios de la RAI de Milan précéda la composition d’A Floresta é jovem e cheja de vida et porta sur l’émission chantée et parlée (du cri au son étranglé) de mots en relation avec l’idéologie qu’ils véhiculent, sur des timbres inédits de clarinette et sur la percussion de plaques de cuivre, aux splendides reflets sous les lumières de la scène et sous l’effet de pointes ou de chaînes d’acier, mais aussi de maillets de fer, de bois, de tissu ou de caoutchouc. Il fallait encore un autre élément à Nono pour faire pleinement écho à la violence de l’époque. Fasciné par l’expérience du Living Theatre, alors au sommet de son inventivité théâtrale, il convia la troupe pour enregistrer huit lectures de « L’Escalade », une théorie de Herman Kahn, expert en affaires militaires au ministère de la Défense des États-Unis. Cette théorie graduait la diplomatie américaine depuis la guerre froide, traversée de crises ostensibles, de gestes et de sanctions politiques et économiques, voire de déclarations solennelles, jusqu’à la guerre nucléaire, que Kahn dit aussi guerre de « spasme » ou guerre « insensée ». Les éructations vocales sur la bande magnétique, lointain souvenir du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud, modifient non seulement le style, mais les structures mêmes du langage et les intentions de la communication verbale : réveiller le corps meurtri par les conditions de travail, engourdi par la société du spectacle et enfermé dans la morale que celle-ci lui impose, sortir de notre léthargie et nous engager dans l’action. Nono se montrait ici au plus près de Sartre : il ne s’agit pas d’être libre, mais d’agir pour sa liberté. Où donc se termine la musique et où commence la révolution ?


Laurent Feneyrou

Concert Luigi Nono vendredi 14 novembre 2014 au Théâtre de la Ville

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