
Issues des deux côtés d’un pays séparé par le Mur de Berlin, les fondatrices du collectif She She Pop viennent, en deux spectacles, en découdre avec le passé, pour se construire, en toute conscience, un joyeux présent.
TIROIR DE LA MÉMOIRE
Dans Schubladen (Tiroir), elles sont six autour d’une table. Disons plutôt deux fois trois jolies jeunes femmes, pareillement délurées, pareillement lucides et sans pitié, parlant la même langue, mais sans bien se comprendre. Car elles sont nées de chaque côté de ce Mur qui, même s’il n’existe plus, continue de les séparer. Ainsi, à quoi correspond pour une Occidentale un « Chef de brigade » ? Il a fait quoi, servi à quoi, quel était son pouvoir ? Et pour l’enfant de la société prolétarienne, que signifient des termes boursiers du genre « dividende » ?
Mais ces jeunes femmes ne sont pas butées, n’ont pas envie de se réfugier les unes dans « l’ostalgie », cette nostalgie d’un monde hyper protecteur où les routes sont toutes tracées ; les autres dans le confort d’un monde ouvert sur tous les rêves, y compris celui de devenir riche, de vivre comme on l’entend. Pendant des années, le territoire des unes était interdit aux autres – et réciproquement. Le mur ne se franchissait pas, sinon pour des stars du sport. Exceptionnellement pour Heiner Müller, cet homme de l’Est dont les pièces se jouaient beaucoup à l’Ouest, et qui se demandait s’il est « obligatoire de vendre un pays pour que ses habitants aient droit au passeport ».
C’était son humour, et aujourd’hui nos six jeunes filles continuent de chercher une réponse. Elles ont besoin de mettre les choses au point. Il ne s’agit pas de juger, pas même de comparer. Simplement de comprendre, de savoir. Savoir qui est l’autre, et par voie de conséquence, qui l’on est.
Alors elles se racontent, se souviennent, s’affrontent. Leurs mémoires sont comme de vastes « tiroirs » où sont enfouis en vrac toutes sortes de souvenirs. De ceux qui racontent le quotidien, réel ou fantasmé, de la vie à l’école, dans la famille, dehors, les premières rencontres avec les garçons… Décidément rien n’est pareil. Non plus les disques, les livres, pas davantage la manière dont s’engage la lutte pour l’émancipation féminine. D’ailleurs, de Virginia Woolf à Simone de Beauvoir, les filles de l’Est n’ont pas eu accès aux grandes combattantes. Sont-elles pour autant moins libres ?
Tout a été dit, et comme au temps du Mur, les unes et les autres se rejettent la responsabilité de ce qui ne va pas. Différentes elles sont, différentes elles restent, c’est aussi ce qui fait leur richesse.
SACRE & SACRIFICE
Les She She Pop n’en ont pas fini avec leurs questions sur le monde et comment il se vit. Sur la famille et ce qu’on lui doit, de mauvais comme de bon. Pour s’enexpliquer, elles convoquent leurs mères respectives, comme elles l’ont fait déjà avec leurs pères, afin de leur rappeler que, si, telles les filles de Lear elles n’ont pas toujours été parfaites, eux, tels le vieux Roi, n’ont rien fait pour les comprendre. Cela s’appelait Testament, accueilli aux Abbesses en 2012.
Elles gardent la même précision, le même humour complice, mais si les pères étaient physiquement présents, cette fois, sur scène, c’est à des images qu’elles se confrontent. Images filmées projetées avec toutes les déformations permises, sur des écrans surdimensionnés. Comme si le personnage maternel dépassait le simple stade du concret, facilitait les désirs d’identification, en tout cas de rapprochement, voire de tendresse, en dépit de tout ressentiment. De quoi sont-elles coupables, ces mères ? De n’avoir rien fait, ou pas grand-chose, pour se libérer et donc les libérer elles, de cette antique et toujours vivante notion de « sacrifice ». Se sacrifier à son époux, à ses enfants, tel serait donc encore et toujours l’immuable devoir féminin ? Elles s’en veulent mais le reconnaissent : voir leur mère passer l’aspirateur leur semble normal. En revanche, la voir danser…
Alors elles dansent, s’inspirent du Sacre de Stravinski, de la légende dont lui-même s’est inspiré : le sacrifice rituel d’une jeune fille, en offrande au Printemps. Elles dansent avec le garçon qui fait partie de leur collectif – après tout, les frères, ça existe. Entre deux reproches, deux demandes d’explication, elles dansent avec l’image de leurs mères, se confondent avec elles, sans rien abandonner. Rien de leur volonté de vivre, de rire, d’aimer, en toute liberté.
COLETTE GODARD
Shubladen du 14 au 17 octobre au Théâtre des Abbesses
Le Sacre du Printemps du 20 au 24 octobre au Théâtre des Abbesses