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La Mort de Danton © Pascal Gely

Durant sa courte vie (il est mort à 23 ans), Georg Büchner a écrit trois pièces, que Ludovic Lagarde présente en une saisissante trilogie. Comme une traversée de l’Histoire à trois époques différentes.

Pourquoi Büchner?
LUDOVIC LAGARDE: Büchner, c’est mythique ! Quand j’ai commencé à faire du théâtre, on était en pleine dramaturgie allemande en France, et Büchner, en particulier Woyzeck, cette pièce inachevée, en fragments, c’était le joyau noir, à la fois très archaïque, l’essence du théâtre, et en même temps le fondement de la modernité : la première fois qu’un homme de peu est pris comme « héros » d’une pièce, qu’un fait divers devient le matériau dont s’empare le théâtre.
J’avais toujours le petit livre avec moi, les trois pièces dans le volume de l’Arche, comme une bible couverte de café – inatteignable pendant longtemps. Et puis, la première fois que je me suis vraiment plongé dans l’oeuvre de Büchner sur un plateau, avec les élèves comédiens de l’ERAC (l’École régionale d’acteurs de Cannes), c’était déjà dans l’oeuvre entière : j’avais déjà choisi de traverser les trois pièces de Büchner. Vous montez donc la totalité du théâtre de Büchner, mais vous l’agencez selon un ordre qui n’est pas celui de l’écriture: d’abord Woyzeck, puis La Mort de Danton, pour finir avec Léonce et Léna.


Pourquoi?
L. L. : On est dans une sorte de chronologie historique reconstituée. Büchner écrit Woyzeck au moment de l’explosion de l’industrialisation et de la naissance du capitalisme ; c’est dans ce contexte qu’on parle du « lumpenprolétariat », c’est-à-dire de ceux qui sont exclus à l’intérieur même du système. En cela, on peut lire cette pièce comme un protocole sur l’impossibilité des gens exclus du système (du travail, de la culture, du langage) à s’extirper de la répression et de l’oppression inhérentes à cette exclusion. Ici, Woyzeck annonçant Danton, elle résonne donc particulièrement en tant que pièce prérévolutionnaire sur l’oppression. C’est pourquoi je la mets au début, pour pouvoir ensuite traiter de la question de la révolution – à la fois de son impossibilité et de son utopie. Vient donc ensuite La Mort de Danton. Cet agencement permet selon moi de nous demander ce qu’est la machine révolutionnaire. Quant à Léonce et Léna, depuis le début je la perçois comme une pièce contemporaine ; elle nous parle du XXe siècle et d’aujourd’hui. […] On est entre la fin douce-amère des comédies shakespeariennes et une certaine vision du monde occidental contemporain, en tant qu’il est le lieu du triomphe du matérialisme athée, de l’individualisme et de l’absence de foi. C’est l’expression d’un double mouvement: celui d’une absence de croyance mêlée à un plaisir farouche de la consommation. Il y a à la fois une sorte de bienêtre insatisfait et de nostalgie de l’espérance dont on sait que si elle devient acte, elle devient révolution. Mais on sait aujourd’hui que faire la révolution, c’est aussi prendre le risque de la terreur… Tout cela nous ramène aussi à La Mort de Danton. Le fil conducteur se dessine en même temps que l’inflexion d’un rapport complexe à la révolution, imminente et déjà juste derrière nous, troublante;
Comment s’est dessinée cette unité?
L. L. : L’unité a commencé à apparaître au moment où on a abordé concrètement la question de l’espace. En travaillant sur la scénographie, on arrive à une première hypothèse qui consisterait à construire une scénographie unique mais évolutive : l’évolution d’un même lieu à travers l’histoire. C’est comme si on prenait une pièce du XVIIIe, bourgeoise, qu’on la découvre ensuite vidée de ses fastes par la révolution, puis qu’on la retrouve finalement réaménagée par un XXIe siècle aisé et confortable. Comme si on habitait un lieu depuis deux siècles, et qu’on refaisait la « décoration » comme on referait l’histoire, comme si on habitait et réhabitait un même lieu à trois époques différentes. […] Comment habiter le temps, vivre dans une pièce sans cesse réaménagée, c’est aussi se demander comcomment habiter l’Histoire. On cherche la bonne manière, les manières de vivre dans un lieu qui garde trace de tout, qui porte la mémoire de ce qui est déjà arrivé. Pour reprendre les catégories de Foucault, c’est dans ce cadre que se pose la question des hétérotopies à inventer pour remplacer les utopies auxquelles on n’arrive plus à croire.


Propos recueillis par Marion Stoufflet
extraits d’un entretien réalisé en octobre 2011

Intégrale Büchner du 16 au 25 janvier

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