
Créer, c’est piller des histoires, et partager le butin. Dans booty Looting, un photographe « vole », en direct sur le plateau, les expressions des danseurs. Wim Vandekeybus a toujours cherché à prendre l’image de vitesse.
Attraper au vol, chorégraphier comme un chasseur-voleur. De mouvements, d’énergies, d’intensités. Dès son premier spectacle, What the Body Does Not Remember, en 1987 (pièce fondatrice qu’il a récemment reprise et que sa compagnie, Ultima Vez, danse à nouveau), Wim Vandekeybus entrait par effraction dans le monde de la danse contemporaine, jetant sur le plateau un commando de corps bagarreurs, aimantés par quelque instinct de survie. Certes, il avait participé à la création du légendaire Pouvoir des folies théâtrales de Jan Fabre, mais ses années de formation, en psychologie et en photographie, ne le prédisposaient pas spécialement à se proclamer chorégraphe. Alors, laissant à d’autres les compositions savantes et le raffinement des gestes, Vandekeybus est allé directement dérober à la danse ce qu’elle a de plus secret, en prenant de vitesse des états de corps, ceux-là même dont le corps ne se souvient pas, tant ils ont été digérés par l’apprentissage physique. « La danse pour la danse ne me suffit pas, disait-il au début des années 1990. Ce qui m’intéresse, c’est l’endroit où les limites s’estompent, où les sens se chevauchent, où les états d’âme se mêlent en une seule et même émotion. L’intensité balaie le sens ou, plutôt, elle constitue ce qui substitue au-delà du sens. »
Chevauchée des sens, qu’ils viennent des corps eux-mêmes, et des actions qui les engagent, de la musique et des rythmes qu’elle impulse, de la scénographie et des images qui se forment. Puzzle dynamique, en incessante recomposition, qui témoigne du bouillonnement d’un champ de visions, dont la danse attise le feu. Là encore, l’instinct du voleur : prendre l’image de vitesse, la saisir en cours de formation, avant qu’elle ne se stabilise en cliché. Pour Vandekeybus, l’image produite par la danse n’est pas un dépôt résiduel, mais un incendie qui se propage. Les corps en mouvement en sont le phosphore, l’incandescence incarnée. booty Looting, créé en 2012 à la Biennale de Venise, est dans cette veine. Le titre évoque l’idée de « piller un butin ». Voler ce qui a déjà été volé. En recycler le cours. « L’art crée ainsi sa propre mythologie, commente Wim Vandekeybus, en créant à partir de ce qui existe ou a existé, il s’agit d’inventer autre chose et de le rendre crédible. » Sur un fil mélodique rock (Elko Blijweert à la guitare électrique), booty Looting est ainsi parsemé d’histoires et de citations qui se télescopent, d’une Médée contemporaine (l’actrice allemande Birgit Walter) aux coyotes de Joseph Beuys (la célèbre performance I love Amercia and America loves me) et autres happenings légendaires réinterprétés par Jerry Killick en maître de l’esbroufe. Mais au-delà des références qui le nourrissent, c’est le spectacle lui-même qui devient objet de détournements et de pillages. Shooting en direct : un photographe, Danny Willems, se mêle aux danseurs et subtilise leurs expressions. Les clichés sont aussitôt projetés sur grand écran. « Cette instantanéité n’aurait pas été possible il y a vingt ans. Là, on voit chaque image telle qu’il la prend, indique Vandekeybus. En ce sens, c’est pour le public un spectacle interactif, parce qu’il ne s’agit pas seulement d’admirer le résultat, mais d’entrer dans sa fabrication. » Et sans doute réalise-t-on alors, en témoins directs de cette prise de vues (comme on pourrait le dire d’un butin), combien notre société se reflète dans une incessante chasse aux icônes, dont la mise en scène contribue à façonner le regard que nous portons sur la réalité.
Jean-Marc Adolphe