
Dans 887, Robert Lepage interroge magistralement le souvenir, intime et commun. Les grandes luttes du Québec des années 1960 sont perçues à travers les yeux d’un enfant. Rencontre avec un grand magicien de la scène.
ENTRETIEN AVEC ROBERT LEPAGE
Comment s’est effectué votre choix entre ce qui devait ou pouvait passer à la scène et ce qui ne le pouvait pas?
ROBERT LEPAGE: Tout mon récit est articulé par un travail de retour en arrière vers les années 1960, celles de mon enfance. J’ai dû faire un tri important dans mes souvenirs, de l’âge de deux ans et demi jusqu’à douze ans et demi. Plein de choses sont réapparues en essayant de retrouver la grande histoire autant que la petite histoire. Car j’ai essayé, comme dans la plupart de mes spectacles de croiser ces deux niveaux et de m’interroger sur ce qu’était le Québec dans les années 1960.
Ce n’est donc pas seulement pour vous-même, pour votre propre mémoire, que vous revenez sur l’époque, mais aussi pour la mémoire collective du Québec?
R. L. : Le débat actuel vient en écho à celui des années 1960. Mais à l’époque, il était beaucoup plus axé sur les questions de lutte des classes, de rapports sociaux […]. Les grandes luttes du Québec dans les années 1960 ressemblaient plus à ce qui se passait en Europe, où commençait la décolonisation, avec ces pays qui essayaient de s’affranchir du joug impérialiste. Dans 887, j’essaie de ramener ça, mais vu à travers les yeux d’un enfant.
C’est là que vous en venez au poème de Michèle Lalonde, Speak White*, qui condense ces questions.
R. L. : Le poème a été écrit en 1968 mais a été lu et enregistré en 1970. Il a été la cristallisation du mouvement d’insatisfaction des Québécois francophones. Il fait la synthèse de cette lutte de classes, de ce rapport à la langue et de ce rapport à l’identité. Ce poème a été déterminant. Je m’en sers comme colonne vertébrale du spectacle. Je me joue moi-même lorsque je suis invité à célébrer le 40e anniversaire de sa lecture publique et que je me rends compte que j’ai un problème de mémoire. […] Qu’est-ce que le théâtre si ce n’est un sport de la mémoire ? Ça, c’est le prétexte du spectacle. Il m’amène à des allers-retours dans mon passé pour trouver des éléments auxquels me raccrocher.
Quelle est la place de l’autofiction dans votre travail?
R. L. : Les histoires, les personnages, les contextes, les situations sont tous vrais. Certes, le conteur ou le poète se doit d’enjoliver les choses. La licence poétique permet de mentir un peu ou d’exagérer certains liens pour que la pièce soit ce « mensonge qui dit la vérité », comme disait Cocteau.
N’y a-t-il pas une dimension de réconciliation avec votre propre histoire et avec l’histoire du Québec?
R. L. : C’est exactement ça, c’est le bon terme, se réconcilier avec son propre passé. Oui, on veut changer le monde, oui, on veut une meilleure société pour tout le monde, mais il ne faut pas oublier le passé.
Extrait de l’entretien avec Jean-Louis Perrier
* Le poème de Michèle Lalonde a la forme d’une riposte dramatique directe au célèbre mot d’ordre Speak White, jadis en usage dans les plantations nord-américaines pour commander aux esclaves de s’exprimer en tout temps dans la langue de leurs maîtres blancs. Cette même expression en vint par la suite à s’adresser couramment aux Canadiens d’expression française pour les enjoindre de s’exprimer en anglais et leur rappeler leur infériorité ou position subalterne.
887 de Robert Lepage du 9 au 17 septembre au Théâtre de la Ville avec le Festival d’Automne à Paris