
Emmanuel Demarcy-Mota évoque la façon dont se concrétisent les tournées internationales, le travail de la troupe et la diversité des publics qu’elle rencontre à travers le monde.
La tournée américaine: pourquoi? comment?
EMMANUEL DEMARCY-MOTA: Depuis plusieurs années, nous avons à coeur de franchir et de dépasser les frontières. Que notre troupe, et à travers elle, le Théâtre de la Ville de Paris mais aussi plus généralement le théâtre en langue française – qui n’est pas assez visible hors des frontières – puissent aller à la rencontre de spectateurs nouveaux à travers le monde. Ces dernières années, nous avons joué Rhinocéros de Ionesco, Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac et Ionesco Suite dans plus de 15 pays (Corée, Russie, États-Unis, Chili, Argentine…). Six personnages en quête d’auteur de Pirandello vient de démarrer sa tournée internationale dans quatre grandes villes des États-Unis, durant un mois. D’autres tournées sont en cours : au Brésil au printemps 2015 et en Asie à l’automne 2016. Tourner dans tous ces pays implique que chaque directeur de ces lieux voit les spectacles et choisissent de nous inviter. Cela signifie aussi que chacun d’entre eux doit réunir les moyens financiers nécessaires pour défendre l’idée d’accueillir du théâtre en langue étrangère et que nous pouvons avoir besoin, au cas par cas, du soutien de l’Institut français. Car il est bien entendu exclu que ces tournées soient financées par le Théâtre de la Ville ! Aux États-Unis, où les projets sont possibles grâce aux fonds privés, au minimum deux ans de recherches de financements sont menés par chacun des directeurs ! C’est le cas partout, même à la Brooklyn Academy of Music de New York, dont le directeur, Joe Melillo, par sa volonté personnelle d’inviter Rhinocéros il y a deux ans, a rendu possible nombre de contacts avec d’autres théâtres du monde entier. Pour le théâtre international, c’est vrai, New York, comme encore aujourd’hui Paris, offre aux yeux de tous une légitimité incontestable.
Théâtre en langue française?
E. D.-M.: En France, on nous demande souvent, avec un certain étonnement, si c’est bien en français que sont joués Six personnages en quête d’auteur, Rhinocéros… à travers le monde ! Autant chacun est habitué à voir à Paris et dans l’hexagone – a fortiori au Théâtre de la Ville – des spectacles dans toutes les langues du monde accompagnés de surtitres, autant cela ne va pas de soi de jouer en français à l’étranger. Bien sûr, nous avons ici une tradition magnifique, et historique, d’accueillir des théâtres en toutes langues, et cette tradition est une spécificité qu’aucun autre pays ne partage avec autant d’ampleur, surtout hors des festivals internationaux. Il est aussi vrai que le théâtre en langue française, à quelques rares exceptions, près – Ariane Mnouchkine, Peter Brook ou la Comédie-Française –, tourne très peu dans le monde, notamment dans les salles de plus de 1000 places et pour de longues séries de représentations. Plus on s’éloigne de l’Europe, plus cela est frappant. J’ai donc la certitude qu’il faut résister à l’idée que le théâtre en français serait difficilement « exportable » et se bagarrer pour qu’il le soit. Car je constate partout où nous jouons à quel point la langue française, les acteurs français, le théâtre… suscitent un désir réel, une curiosité, un élan artistique, pour un large public. Nous venons de jouer Six personnages en quête d’auteur de Pirandello, en français surtitré, devant près de 9 000 spectateurs américains. Il faut aux directeurs de théâtres étrangers une belle volonté, un certain aplomb même, au vu du regard que nous portons nous-mêmes sur notre théâtre, pour dire : « Je vais faire venir ce spectacle français à New York et le présenter pour 5000 spectateurs ». C’est ce que fait Joe Melillo, le directeur de la BAM, qui m’a dit un jour : «Mon travail, c’est ça : voir Rhinocéros en français à Paris et dire : ce sera formidable pour les spectateurs new yorkais ! »
La troupe
E. D.-M. : La même troupe a joué presque partout dans le monde avec nous ces dernières années. C’est d’ailleurs amusant de se dire que ces acteurs sont payés une bonne partie de la saison par des « capitaux étrangers »: ceux qui proviennent de la vente du spectacle dans chaque pays où nous tournons. Ils ont aujourd’hui développé une sorte de rapport aussi intuitif que maîtrisé avec les spectateurs d’une autre langue. Ils connaissent les réactions décalées de ceux qui lisent le surtitrage et savent s’y adapter. Ils savent que l’énergie de la salle peut être très différente d’un pays à l’autre. On peut rire beaucoup dans certains pays devant une oeuvre qui, ailleurs, sera écoutée avec une extrême gravité. Cela ne préjuge pas de la qualité du spectacle, encore moins de celle du public. C’est une chose plus large et plus mystérieuse aussi qui relève souvent de la culture et de l’histoire d’un pays.
Re-création
E. D.-M. : Après Rhinocéros, nous avons recréé Six personnages en quête d’auteur dont la première version a treize ans. Cela est lié au fait que nous tenons, au sein de notre aventure collective, à développer un répertoire et surtout à inscrire les oeuvres dans la durée pour qu’elles rencontrent le plus grand nombre possible de spectateurs. C’est une chose que nous avons apprise aussi au contact des grandes compagnies de danse. Entre temps, nous en créons d’autres : Victor ou les Enfants au pouvoir ou, plus récemment, Le Faiseur de Balzac, mais à un rythme que nous choisissons et qui répond aussi à mon profond désir de partager le plateau du Théâtre de la Ville et ses moyens de productions avec d’autres équipes que la nôtre. Une reprise, qui plus est celle de Six personnages en quête d’auteur, produite en son temps par ma compagnie avec, déjà, le soutien du Théâtre de la Ville, est aussi une façon d’optimiser dans la durée les moyens mis en oeuvre. Artistiquement, cette durée doit être toujours vive et active, jamais figée, car nous retravaillons, nous réinventons toujours les spectacles dans tous les lieux où ils se jouent et ce, quel que soit le nombre de représentations qu’ils ont connu jusque-là. C’est, je crois, ce qui maintient le fil de notre exigence, et notre plaisir sans cesse renouvelé de jouer ces pièces. Retrouver Hugues Quester dans le rôle du père, Alain Libolt dans celui du directeur, et tous les autres, treize ans après, c’est aussi effectuer une sorte de retour aux origines, mettre à l’épreuve ceux que nous étions à l’époque, voir si on peut retrouver la « sauvagerie émotionnelle » que portait le spectacle. Certains acteurs avaient 25 ans à la création et en ont aujourd’hui 40, d’autres en avaient 58 et aujourd’hui 70, beaucoup n’avaient pas d’enfants et en ont plusieurs. Donc la vie a avancé et il nous fallait renouer avec l’énergie qui avait nourri le spectacle en 2001, tout en trouvant sa profonde nécessité aujourd’hui.
Propos recueillis par Christophe Lemaire
Six Personnages en quête d’auteur du 14 au 31 janvier au Théâtre de la Ville