Billet de blog 12 février 2015

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LE MOUVEMENT À SON COMBLE

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Illustration 1

Une performance enregistrée de John Cage, en 1977, sert aujourd’hui de partition chorégraphique à Angelin Preljocaj. Fluidité, arabesques, gestes anguleux, portés audacieux: la danse se suffit à elle-même, toute en subtiles imbrications.
2 décembre 1977. Au Teatro Lirico de Milan, John Cage fait une lecture du texte d’Henry David Thoreau La Désobéissance civile, mais bien sûr, il transforme cette intervention en poésie de phonèmes et de sons. Les réactions d’un public peu préparé à cette distorsion du langage ne se font pas attendre, et bientôt les invectives enflent et grondent tandis que John Cage continue imperturbablement à parler pendant plus de deux heures. La performance nommée Empty Words, intégralement enregistrée – fureur des auditeurs comprise – déborde son statut d’archive sonore, devenant une oeuvre à part entière qui sert aujourd’hui de partition à ces Empty moves d’Angelin Preljocaj.
S’inspirant de cette matière sonore paradoxale, puisqu’elle s’inscrit dans une abstraction en y adjoignant le plus concret de sa représentation, Angelin Preljocaj dit jouer dans Empty moves sur la construction et la déconstruction de schémas chorégraphiques, en cherchant le moyen de nourrir sa propre écriture. Pour cela, la notion de distanciation, de désagrégation du mouvement et d’une nouvelle articulation du phrasé chorégraphique prime sur le sens et l’essence des mouvements. Il ne reste donc aux danseurs que la danse qui, comme le préconisait Merce Cunningham, « doit se suffire à elle-même ». Et c’est le cas. Preljocaj déploie une sorte de syllabus fantastique de son écriture, le tout dans une abstraction totale, mêlant à la fluidité et aux arabesques des gestes anguleux, des portés audacieux, dans des imbrications subtiles. Les deux couples, vêtus de simples teeshirts et de shorts aux couleurs acidulées, sont d’une précision absolue quant à la gestuelle, inscrivant dans l’espace les corps et leurs traces, des gestes fragmentaires qui entrent en résonance avec cette tempête de mots trouée par le silence. Ils prennent leur vitesse et leur fulgurance en s’aditionnant les uns aux autres jusqu’à devenir mouvement fluide, correspondances secrètes, irruptions. Il n’y a plus rien que le mouvement projeté dans le vide cosmique qui emplit la scène de sa présence. Les danseurs peuvent alors se mouvoir lentement dans l’impondérable, avec leurs déséquilibres surprenants, leurs asymétries raffinées, et une indéniable fragrance de calme sensualité.
Bien sûr, on devine peu à peu la fatigue s’immiscer dans les corps, dans les gestes, qui s’alourdissent ou se ralentissent avant de repartir avec un nouvel élan, rejoignant par leur infinie résistance à la fois le texte de Thoreau et l’inébranlable courage de Cage lors de cette soirée milanaise. Car il faut une endurance physique et intellectuelle peu commune pour soutenir ces trois parties d’Empty moves, et pour enchaîner, sans coup férir, des phrases chorégraphiques d’un seul tenant sans repères rythmiques ou musicaux. C’est l’une des meilleures pièces d’Angelin Preljocaj, et sans doute l’une de ses plus ardues et de ses plus fascinantes, qui prouve, pour ceux qui en douteraient encore, qu’il est un grand chorégraphe, un de ceux, en tout cas, qui savent créer une grande pièce de danse pure. Et il y en a peu.
 
Agnès Izrine
Empty moves (Parts I, II & III) création du 17 au 28 février

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