
DU CHILI, UN AIR PRINTANIER
Après 16 ans de sinistre dictature, sous Pinochet, puis 20 ans de « transition démocratique », une effervescence artistique regagne le Chili. Le Théâtre de la Ville s’en fait l’écho toute la saison, avec la voix de velours d’Aldo “Macha” Asenjo (20 octobre), les délicates marionnettes du Teatro Milagros (en mai), la jeune compagnie La Resentida (en mai).
Pour regarder le présent en face et le délester de ses encombrants fantômes, le « théâtre mémoriel » de Guillermo Calderón inaugure ce réjouissant souffle printanier.
jusqu'au 19 octobre
Guillermo Calderón exhume un passé qui ne passe pas: celui des années noires de la dictature de Pinochet. Quand l’amnistie veut enfouir les crimes et responsabilités, le théâtre s’éveille et se fait éclaireur.
Ce fut un autre 11 septembre, de sinistre mémoire. En 1973, à Santiago du Chili, un coup d’État militaire renversait sous les bombes et dans le sang le président socialiste Salvador Allende, élu trois ans plus tôt sur un programme de nationalisations qui visait à affranchir le pays de la mainmise des capitaux étrangers. Sous la férule d’Augusto Pinochet, la dictature qui s’ensuivit engendra son lot massif d’arrestations d’opposants et de « dissidents », de disparitions, de tortures et d’exécutions. Ce furent seize années de cauchemar, jusqu’à la transition démocratique de 1990, cependant entravée par une loi d’amnistie qui protégea les militaires jusqu’au début des années 2000. Face aux non-dits et aux enfouissements de cette période tragique, « les artistes se sont alors tournés vers le passé, plus tôt que les pouvoirs publics, pour panser blessures et plaies de la mémoire collective », estime Mathilde Arrigoni, du Centre d’études et de recherches internationales, qui parle d’un « théâtre mémoriel ». Que faire d’un passé qui ne passe pas ? Au Chili, une jeune génération de cinéastes et de metteurs en scène s’en empare, afin de regarder le présent en face, de le délester de ses encombrants fantômes. Le festival Translatines, l’automne dernier à Bayonne, a permis de prendre la mesure de cette effervescence avec des spectacles de Cristián Plana, de Lorna Gonzalez (à partir de témoignages d’ex-enfants victimes de la dictature) et de Guillermo Calderón, dont le diptyque Villa et Discurso est présenté début octobre au Théâtre des Abbesses. Villa, c’est la Villa Grimaldi, l’un des symboles des années noires de la dictature : environ 5.000 personnes y furent détenues et, pour beaucoup, humiliées, torturées, puis « disparues ». Le spectacle de Guillermo Calderón a été initialement créé entre les murs d’une autre « villa » de torture, en plein centre de Santiago, 35 rue de Londres, aujourd’hui transformée en lieu de mémoire. La transposition ultérieure sur un plateau de théâtre n’a pas affecté la charge émotionnelle du propos, mais a renforcé la parabole qui traverse la pièce. Que faire aujourd’hui d’un tel symbole de la répression et de la dictature ?

Doit-on y construire un mémorial ou un lieu de vie qui effacerait l’horreur du passé ? Trois jeunes femmes confrontent leurs points de vue, sans langue de bois : le théâtre de leurs arguments devient ainsi un passionnant débat qui prend à partie le spectateur. Discurso, ensuite, c’est le discours qu’aurait pu tenir Michelle Bachelet à la fin de son mandat présidentiel (de 2006 à 2010), un discours qui aurait fait part aux doutes et aux échecs, aux réflexions personnelles et aux moments d’émotion. Là encore, le fil du verbe tisse une toile arachnéenne où se meuvent trois comédiennes épatantes (Francisca Lewin, Carla Romero et Macarena Zumedio), qui portent avec conviction ce théâtre sans esbroufe, dont l’intense vérité qu’il met en partage doit beaucoup à la plume acérée de Guillermo Calderón. Passé un temps par le prestigieux « laboratoire » du Royal Court à Londres, mais aussi par des études de « physical theatre » en Californie et de cinéma à New York, il est aujourd’hui, à 30 ans, l’un des dramaturges chiliens les plus reconnus de sa génération. Dans un pays où Bernard-Marie Koltès est un classique, écrit la comédienne Millaray Lobos García *, « la parole commence à émerger plus librement, après vingt ans de “transition démocratique”, mais aussi d’années d’un théâtre éminemment d’image, de métaphore visuelle. […] Au Chili, la question de la mémoire collective et individuelle, de l’identité susceptible de se forger à travers elle, reste un sujet majeur. »
Jean-Marc Adolphe
* in Nouvelles écritures théâtrales d’Amérique latine. 30 auteurs sur un plateau, Éditions Théâtrales/