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Illustration 1
© Stephanie Berger

En « gardiennes » du vocabulaire de la chorégraphe américaine, Diane Madden et Carolyn Lucas déplient le canevas de deux programmes exceptionnels, qui montrent l’oeuvre de Trisha Brown dans toute son ampleur.

ENTRETIEN
En cette période charnière pour la Trisha Brown Dance Company, entretien avec les deux directrices artistiques associées que la chorégraphe a choisies pour assurer sa relève.

Trisha Brown a longtemps évolué par cycles, correspondant à des questionnements précis. Les deux programmes recouvrent des époques différentes.
DIANE MADDEN: Ils mettent en lumière et en relation des oeuvres et des périodes. Entre Homemade (1966) et la plus récente, If you couldn’t see me (1994), les autres appartiennent aux cycles Valiant [héroïque] et Back to Zero [Retour à zéro].

Newark et Astral convertible font partie du cycle héroïque. Quelle était la recherche de Trisha Brown?
CAROLYN LUCAS: Elle voulait changer après le cycle Unstable Molecular Structures. De Newark, elle dit : « J’ai commencé à chercher du vocabulaire en déplaçant des meubles dans le studio. De là, une résolution à nous projeter, moi et les danseurs, dans des mouvements puissants et des géométries soigneusement dessinées par le corps, en forme de mobilier au départ. » Elle voulait aussi étudier le mouvement masculin et un type de danse à deux qui déjoue les stéréotypes des genres. Trisha nous donnait des images… délirantes – comme : « Jette Carolyn comme une porte battante. » Puis elle nous laissait essayer. Elle appréciait autant les propositions inattendues que les réponses à ce qu’elle avait en tête.
D. M. : J’aime la relation entre Homemade, qui est hors cycle, et For MG The Movie, la deuxième pièce de Back to Zero : Homemade utilise un film, tandis que For MG évolue comme un film. Le solo de Trisha dans For MG comporte des mouvements excentriques qui renvoient à ceux de Homemade. Dans ces deux pièces, Trisha utilise des gestes personnels décalés, apparemment abstraits, qui ont un sens précis pour elle. Elle dit : « Ce qui m’intéresse, c’est d’amorcer un geste reconnaissable et de le modifier immédiatement. » Enfin, For MG comporte un des plus beaux solos que Trisha ne se soit jamais écrit.


Et dans Back to Zero, que cherchait-elle?
C. L. : Une danse moins musclée, une énergie autre, un retour au calme qui permette l’émergence de mouvements aberrants, un tissage entre des images, à la fois évocatrices et énigmatiques, et des sons, atmosphériques ou distants.
D. M. : Pour elle, dans Foray forêt, la fanfare invisible accomplit une deuxième danse, dans l’espace sonore mais aussi dans la mémoire – tout le monde a un souvenir de fanfare. […]
C. L. : Dans Foray, je danse ce qu’on appelle la « phrase douce », comme une horloge. Tout en ne devant rien évoquer, je dois être totalement présente. Faire l’horloge demande de la régularité, or la chorégraphie s’écrit dans le silence. J’entends la forme et l’élan nécessaires pour danser cet enchaînement, sans à-coups, comme une chanson que je peux chanter et rechanter.
D. M. : Dans le second programme, chaque pièce est une collaboration avec Robert Rauschenberg, fruit d’un partenariat prolifique. Pour Astral convertible [Cycle Valiant], Trisha rêve d’une oeuvre « portative » qui puisse être dansée sur des places publiques. Décor, lumières… que tout soit gonflable. Bob, peu convaincu, – “et s’il y a du vent ?” – propose des tours qui rendent le spectacle autonome en fournissant le son et la lumière. Au grand plaisir de Trisha, car la danse produit ainsi ses propres espaces sonores et visuels.
C. L. : If you couldn’t see me part d’un désir de « dessins avec les jambes » et de « pas qui voyagent » qui restent ensuite moteurs dans son exploration du territoire du dos.


ENSEMBLE
Comment est-ce de danser pour et avec Trisha Brown?
C. L. : C’est une expérience intense, car c’est la personne la plus créatrice que je connaisse. On ressent à la fois la danseuse phénoménale et comment elle donne corps à la structure de sa chorégraphie. C’est ce qui la rend unique et nous pousse à nous dépasser.
D. M. : En dansant avec Trisha, on apprend la liberté et la façon d’utiliser le mouvement pour régler les difficultés et les défis de la structure. Mon désir de réaliser ce qu’elle demande ne faiblit pas depuis 33 ans. Danser avec elle enseigne à se fier au processus – même sans connaître le résultat final. C’est ce qui nous guide à présent.
Comment se passe votre collaboration à présent?
D. M. : C’est un partage fluide de responsabilités et nous pouvons passer d’un projet à un autre en sachant que l’autre prend le relais.
C. L. : Il y a un répertoire immense à faire vivre. Combiner nos savoirs nous procure une base plus solide.


L’AVENIR
D. M.: L’essentiel est de montrer l’oeuvre de Trisha dans toute son ampleur. C’est possible puisque, étant achevée, elle se révèle sous tous ses aspects.
D. M.: À nous de trouver comment la proposer autrement à un public plus vaste. En la diffusant davantage, en la montrant dans des lieux non conventionnels, en créant des passerelles avec le monde des arts plastiques, en la partageant par l’éducation et les archives.
C. L. : Les reconstructions sont importantes, de même que la création d’archives en ligne. Quand je vois les Early Works dans des musées, j’aime voir la connexion intime qui s’établit avec les spectateurs. J’adorerais que le public puisse voir des chorégraphies scéniques lâchées dans l’espace et le temps, et dans divers environnements.
D. M. : Dans nos activités pédagogiques, nous avons toute latitude d’expérimenter les changements d’espace, lors de ce que nous appelons des « informances » – entre lecture-démonstration et programme de répertoire. Ces propositions offrent un autre éclairage, tout en tenant la compagnie en haleine. Pour Carolyn et moi, il existe tant de projets à développer à partir d’une oeuvre aussi riche. Déployer l’oeuvre de Trisha, comme on déplie un origami?
C. L. : Trisha parle toujours d’origamis lorsqu’elle écrit une danse. Le mot revient sans cesse dans mes notes.
D. M. : Oui, notre avenir repose dans l’exploration et l’exposition des relations entre les Early Works et les pièces scéniques. C’est ainsi que nous continuerons à créer.

Propos recueillis par Denise Luccioni (extraits)

Diane Madden – danseuse de la Trisha Brown Dance Company, de 1980 à ce jour, et directrice des répétitions à partir de 1984. Carolyn Lucas – danseuse de la Trisha Brown Dance Company, 1984-1994, puis assistante à la chorégraphie depuis 1993.
TRISHA BROWN DANCE COMPANY
1er programme du 22 au 26 octobre
2e programme du 28 octobre au 1er novembre

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